La libra, une fausse bonne affaire pour l’usager ?
En 1844 la Cour suprême des États-Unis affirma qu’une entreprise « a la capacité d’être traitée comme un citoyen [de l’État où elle a été fondée], au même titre qu’une personne naturelle ».
À dater de ce jour, les entreprises avaient acquis une qualité qui faisait défaut aux « personnes naturelles » : une immortalité potentielle. L’intention était louable : était ainsi mis fin à un scandale préjudiciable aux entreprises en tant que telles ainsi qu’à l’économie en général : qu’elles soient automatiquement dissoutes à la mort de leur propriétaire, plongeant leurs employés dans la précarité et lésant leurs clients.
Seuls les États disposaient jusque-là d’une telle immortalité potentielle, survivant au décès de leurs ressortissants. Ils meurent cependant lorsque leur territoire est envahi et annexé par une puissance étrangère. Ce qui attire l’attention sur le rapport de force réglant les relations des États entre eux. Les négociations entre États ont lieu de dirigeant à dirigeant, avec pour administrateurs du dialogue, le corps diplomatique. Quand les négociations échouent (d’où l’importance d’« être diplomate »), la guerre prend le relais. Clausewitz rappela dans une citation devenue fameuse que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Dans la guerre, le rapport de force se réduit à sa forme brute : la force militaire.
Certaines entreprises disposent désormais d’une puissance économique plus considérable que des États de petite ou de moyenne taille. Elles traitent avec eux d’égal à égal, voire de supérieur à inférieur, par le biais de ce qui leur sert à elles de corps diplomatique : les lobbys.
Il reste cependant aux États quelques prérogatives dont les entreprises sont privées : défendre le territoire, exercer la justice, battre monnaie.
Mais ces prérogatives étatiques survivront-elles à la montée en puissance des entreprises ? Il faut se poser la question puisqu’on observe par exemple l’acceptation progressive des procédures arbitrales permettant aux entreprises de faire jouer leur puissance économique en contournant cours et tribunaux. Dans les pays dont le régime est instable, les grosses entreprises recrutent leur propre milice et négocient avec celles de la concurrence ; on se souvient de l’« affaire Lafarge » où le cimentier avait conclu en Syrie un accord privé avec l’organisation terroriste État islamique.
Prérogative étatique encore inviolée jusqu’ici, le droit de battre monnaie.
Depuis le 17 juin nul n’ignore que Facebook, à la tête de Calibra, un consortium de très grosses entreprises où l’on trouve aussi Visa et Mastercard, s’apprête à battre monnaie. Si la libra voit le jour, il s’agira du premier cas d’une authentique monnaie privée, sans comparaison possible avec les simples « jetons commercialisables » que sont le bitcoin ou l’ether, abusivement qualifiés de crypto-monnaies. La libra serait en effet adossée à valeur égale à un panier de monnaies nationales garanties chacune par la richesse économique d’une véritable nation.
Un bras de fer serait engagé entre Calibra et l’archipel des banques centrales qui chercheraient certainement à maintenir au nom de la nation leur privilège d’émettrice de monnaie. Défendre leur pré carré face au privé est vital pour elles : si Calibra devait adosser en quantité égale toute libra émise à des instruments de dette émis par de grandes nations, ce serait immanquablement elle (pensons aux 2,4 milliards d’usagers de Facebook) qui deviendrait le premier financier, le premier prêteur au monde des États, et ferait la pluie et le beau temps sur le marché obligataire international, déterminant selon son bon-vouloir le niveau de coupon que les États consentiraient, autrement dit les taux d’intérêt dont ils devraient s’acquitter. Or qui verse de fait le coupon aux investisseurs sur le marché obligataire, si ce n’est le contribuable des nations emprunteuses ? Le citoyen ordinaire, aux anges d’échanger de manière indolore et quasi gratuitement des libras dans la vie quotidienne, sera-t-il alors ravi d’apprendre qu’il subventionne par ses impôts en hausse les plus grosses entreprises du monde, les membres bienveillants de Calibra, gérant une merveilleuse monnaie privée en vue d’assurer à ses investisseurs comme il se doit, le rendement maximal ?
Le problème essentiel est évoqué au début du chapitre XIII : « Les chercheurs et les commentateurs de l’intelligence artificielle sont…