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Une source d’inspiration pour demain
Ernest Solvay a laissé le souvenir d’un grand industriel, rapidement à la tête d’un empire toujours en place. S’il n’a pas été l’inventeur d’un procédé de fabrication de la soude caustique à partir d’ammoniaque et d’eau salée, découverte qu’il avait cru un moment être le premier à faire, il a su mobiliser son environnement familial pour devenir en quelques années le producteur de 90% d’un ingrédient essentiel à la fabrication du verre et des détergents.
On se souvient moins d’Ernest Solvay finançant la création de l’Université du Travail de Charleroi, la Centrale d’Éducation Ouvrière du Parti Ouvrier Belge, ainsi que la construction de la Maison du Peuple à Bruxelles. Et l’on a certainement oublié l’Ernest Solvay, penseur socialiste proche de Saint-Simon par son « productivisme » et apparenté à l’anarchisme de Proudhon par son « comptabilisme ».
Le mécénat de Solvay envers l’Université libre de Bruxelles quand il finança la création de l’Institut de Sociologie et de l’école de commerce, portant toujours son nom, visait à promouvoir sa pensée politique et économique qu’il n’hésitait pas à qualifier lui-même de « collectivisme ».
De quoi s’agissait-il ? Productivisme et comptabilisme combinés, génèrent en effet un collectivisme où l’État-providence essentiellement nationalisé assure à chacun l’aisance en lui procurant à la naissance une fortune personnelle, tout en réussissant la gageure d’encourager au mieux l’initiative privée qui sera pleinement récompensée dans la mesure où elle tirera le meilleur parti des ressources disponibles en biens et en travail, d’où le nom de « productivisme ». Au « à chacun selon ses besoins » de Marx, Solvay substituait un « à chacun selon sa productivité, utile au bien-être universel ».
Comment l’État disposera-t-il des ressources lui permettant d’attribuer à chacun une fortune à la naissance ? De deux manières : en prenant une participation massive, comme investisseur passif, dans toutes les entreprises commerciales prospères, et par le prélèvement d’un « impôt unique sur le patrimoine et le capital » sous la forme d’une taxation des successions, « un impôt payé à la mort », allant par étape jusqu’à atteindre les 100%. Quel est en effet pour Solvay l’ennemi fondamental du productivisme, l’usage optimal des ressources humaines et des biens ? « L’injustice fondamentale des sociétés modernes c’est, dit-il, l’inégalité du point de départ ».
Comment maximiser la productivité de chacun et de la nation dans son ensemble quand les aléas du marché du travail débouchent à l’occasion sur du chômage ? En attribuant de préférence les emplois aux plus âgés et en faisant du chômage des jeunes une opportunité pour eux d’améliorer encore leur instruction. La productivité optimale une fois atteinte, le surplus en temps serait libéré pour le repos et le loisir. Solvay était d’avis, non seulement que l’enseignement soit entièrement gratuit, mais que tout étudiant soit rémunéré.
Ce collectivisme de Solvay pénalise-t-il l’entrepreneur et interdit-il les fortunes personnelles ? Bien au contraire, il les encourage – et c’est ici qu’intervient son « comptabilisme » – en permettant à chacun d’hypothéquer les biens qu’il aura acquis grâce à un système de compte dématérialisé ayant remplacé la monnaie, créant ce que les financiers appellent un « effet de levier », démultipliant la richesse en vue de l’investissement. Dans son esprit, ouvriraient droit à la circulation comptabiliste non seulement les actes hypothécaires mais également les bons du Trésor et les titres des fonds de participation volontaire dont il fut à l’origine en Belgique.
Que peut-on reprocher à la proposition de Solvay ? Rien de fondamental me semble-t-il : elle fait partie du trésor d’inventivité des pensées socialiste et anarchiste dans lequel il reste à puiser et de manière urgente. Que peut-on reprocher à Solvay, l’homme ? De n’avoir pas su persuader les chercheurs qu’il recrutait – socialiste comme Hector Denis, proudhonien comme Guillaume De Greef, et les autres – du bien-fondé de son système. Il n’est peut-être pas trop tard pour le ressusciter : dans la profondeur de son jugement, c’est un capital intact que nous a légué Ernest Solvay.
* J’ai bénéficié de la lecture de l’article « Le Productivisme et le Comptabilisme d’Ernest Solvay (1838-1922) Utopie ou vision ? » par Eddy E. Felix, Université de technologie de Belfort Montbéliard, mars 2016
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