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1. Le libra ne sera pas une monnaie souveraine comme l’euro ou le yen – ce que dit craindre Bruno Lemaire. Il lui manquerait pour cela d’avoir cours légal sur un certain territoire, de même que l’euro a cours légal sur le territoire des Etats qui l’ont adopté comme monnaie, c’est-à-dire qu’il existe une obligation légale pour les débiteurs de l’accepter en paiement. En revanche, nul ne sera obligé d’accepter d’être payé en libras, dans aucun pays. Il n’est cependant pas acquis que cela fasse une vraie différence, tant sont populaires les médias sociaux.
2. Le libra ne sera pas une cryptomonnaie (ou cryptoactif ou cryptojeton quel que soit le nom qu’on lui donne) au sens du bitcoin ou de l’éther. En effet, cette monnaie sera gouvernée de manière centralisée par un intermédiaire auquel les détenteurs de libras devront faire confiance, non pas de manière décentralisée et désintermédiatisée comme le bitcoin – ceci indépendamment de l’utilisation pour le libra de la technologie de chaîne de blocs, qui ne suffit pas à elle seule à faire une cryptomonnaie. Le libra sera une monnaie fiduciaire, comme euro dollar ou franc suisse, « fiduciaire » dérivant du mot latin pour confiance : il s’agira bien pour les détenteurs de libras de faire confiance aux acteurs (une centaine) établis pour sa gestion. Ce sont ces acteurs qui constitueront collectivement l’intermédiaire en question.
3. Pourquoi alors utiliser la technologie de la chaîne de blocs ? Une bonne vieille base de données aurait suffi. Il y a peut-être une part de sacrifice à une idée à la mode – l’aspect publicitaire. Il y a surtout il me semble la volonté d’inspirer confiance en soulignant que non non ce n’est pas Facebook qui contrôlera le libra – voyons qu’alliez-vous croire ? – puisqu’il s’agira d’une centaine d’entreprises et institutions diverses au total. Et on comprend que Facebook se pose la question de la confiance qu’il s’agit d’inspirer, vu sa relation disons « compliquée » à la morale commune comme au respect de ses utilisateurs;
4. Est-ce crédible ? C’est à regarder de beaucoup plus près. Dans le système bitcoin, pour prendre le contrôle du réseau il faudrait rassembler plus de 50% de sa puissance de calcul. Et dans le système libra ? La régle sera-t-elle similaire ? Dans ce cas, quelle sera la répartition des puissances de calcul entre les cent acteurs à la base du système, théoriquement égaux entre eux ? Facebook, ou encore tel petit sous-groupe de firmes géantes parmi les cent, ne disposerait-il pas d’une position « plus égale que les autres », du simple fait de la puissance énorme de ses serveurs ?
5. A part l’extension de son domaine d’intervention – souci classique de toute entreprise en développement – une motivation de ce projet pourrait être le recueil des données financières et de paiement, pour utilisation en propre ou revente aux acteurs intéressés. Facebook proteste ses grands dieux que telle n’est pas son intention naturellement, là encore le système du contrôle distribué sur cent acteurs est mis en avant… mais l’infrastructure technique sera celle de Facebook, notamment pour le logiciel de paiement « Calibra » prévu pour la gestion par tout un chacun de son portefeuille de libras. Et tout « code de bonne conduite » mis en avant par une entreprise pourrait être détourné d’autant plus facilement que l’on maîtrise le soubassement technique de l’ensemble.
6. L’adossement du libra sur « un panier de devises traditionnelles et d’obligations d’Etat » se veut rassurant, par son classicisme pour une monnaie fiduciaire. Oui, mais là aussi il y a potentiellement du bénéfice et du pouvoir à « gratter ». A partir du moment où il serait suffisamment établi, d’une part le taux de couverture de la masse monétaire aujourd’hui annoncé à « 1 pour 1 » pourrait être baissé en-dessous de 100%, permettant l’émission de libras sans contrepartie, bref de se créer une « poule aux œufs d’or » similaire à celles dont disposent les banques centrales des monnaies souveraines : une planche à billets.
7. D’autre part, l’arbitrage entre telle ou telle monnaie pour la constitution des réserves fournirait un levier de pression plus qu’intéressant sur tel ou tel pays ou bloc économique même les plus grands. Si on imagine le libra utilisé quotidiennement par 1 à 2 milliards de personnes, sa masse monétaire énorme générera une forte capacité de pression sur tout Etat. Voir cette remarque intéressante sur « Capital ».
« [Avec Libra] Facebook ne va pas concurrencer les États mais plutôt organiser la concurrence entre eux. Projetons-nous dans 10 ans quand le Libra sera utilisé par 1,5 milliard de personnes, soit plus que le yuan et plein d’autres monnaies. Il y aura une masse monétaire monstrueuse et le rapport de force sera totalement inversé.
En cas de conflit avec la BCE, Libra pourra réduire la part de l’euro dans son panier de devises au profit d’autres monnaies. Ça fera chuter le cours de l’euro, du CAC 40 et aura des conséquences sur la zone euro, comme lorsqu’un fonds de pension fait pression sur des États, mais en version XXL. On se retrouvera sur un marché où le dollar ne sera plus l’étalon – ce que l’on peut regretter ou pas -, remplacé par le Libra, de dépit de sa fonction de panier de devises. »
8. Ce méga-projet de Facebook peut rencontrer des obstacles, et d’abord le risque d’une régulation, voir la Banque de France qui agit, par l’intermédiaire de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (APCR), pour pousser à la discussion au G7 de la régulation des « stable coins »…
« Je souligne à ce propos que nous venons, avec Bruno Le Maire et au nom de la présidence française du G7, de décider la mise en place d’une task-force sur les projets de « stable coins » : le » libra », dont on a beaucoup parlé ces derniers jours, mais pas seulement lui. Au demeurant, ce terme de » stable » devra être précisé: stable contre quoi (si c’est un panier de devises, quel panier ?); et stable jusqu’à quel point (fixe, ou partiellement flexible ?). Dirigée par Benoit Coeuré avec des représentants des banques centrales, elle devra dans les prochains mois examiner les exigences anti-blanchiment, mais aussi celles de protection des consommateurs, de résilience opérationnelle, ainsi que les éventuelles questions de transmission de la politique monétaire. Nous voulons allier ouverture sur l’innovation et fermeté sur la régulation : c’est l’intérêt de tous. Et nous devons parallèlement améliorer encore l’efficacité des systèmes de paiement existants, en transfrontières : la Banque de France promeut activement une stratégie européenne en la matière. »
Les Etats « bougent encore ». Mais sauront-ils et voudront-ils accorder leurs visions et leurs pratiques pour établir une régulation suffisamment stricte ? Il est permis de ne pas être excessivement optimiste, à considérer l’influence des théories du type « dérégulation quoi qu’il arrive » ou encore la montée des tensions géopolitiques : quand on s’inquiète de passer ou de rester devant son voisin, on s’occupe moins des éventuels intérêts communs, à supposer encore qu’on en soit conscient.
9. Une autre limite éventuelle à ce projet, c’est la concurrence. Si d’autres parmi les grands médias et maîtres d’Internet montent des projets semblables, il est envisageable que la concurrence entre plusieurs monnaies privées attachées chacune à un réseau social limite le pouvoir de chacune d’entre elles, du moins pour ce qui est des aspects « planche à billets » et « levier de pression sur les Etats ».
Cependant, rien n’est moins sûr. D’une part il pourrait y avoir un avantage objectif à utiliser une seule monnaie – c’est l’un des projets de monnaie privée qui l’emporterait et marginaliserait tous les autres, comme Google l’a fait pour les moteurs de recherche. D’autre part, le monopole n’est pas la seule forme de contrôle capitalistique menaçante… il y a encore le cartel. Rien n’empêcherait les institutions contrôlant un petit nombre de monnaies privées adossées à des médias sociaux… de s’entendre entre elles !
10. Une potentialité intrigante, c’est que « Zuck soit l’idiot utile de Satoshi ». C’est-à-dire que le PDG de Facebook Zuckerberg découvre qu’au final son projet ne serve que de marchepied à une cryptomonnaie (cryptojeton) au sens propre, c’est-à-dire décentralisé et sans intermédiaire, que ce soit le bitcoin créé par Satoshi Nakamoto ou une autre. En effet, ce qui bloque actuellement l’extension du système cryptomonnaie n’est plus la limitation technique du nombre de transactions que le réseau peut prendre en charge par seconde : l’obstacle a été levé avec le réseau secondaire Lightning. En dehors d’une stabilisation de la valeur du bitcoin et des autres – qui pourrait arriver avec le temps – il manque surtout l’extension du nombre de personnes « initiées » au-delà des quelques millions qui y ont déjà « touché » voire possèdent des bitcoins ou d’autres cryptos. Or, le libra promet de faire passer le nombre d’initiés de millions… jusqu’à des milliards ! Rien n’empêchera que ces personnes ne s’intéressent ensuite à un système qui leur procure essentiellement les mêmes bénéfices, mais sans le contrôle par l’intermédiaire privé que serait Facebook même rejoint par 99 autres.
On pourrait dire que le libra, n’ayant que l’apparence d’une cryptomonnaie sans intermédiaire, sera au bitcoin ce qu’est le Canada Dry à l’alcool. Un scénario, c’est que consommer du Canada Dry ne soit que le premier pas vers la consommation d’alcools à proprement parler.
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