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Paul Jorion et Bruno Colmant évoquent les défis sociaux et climatiques ainsi que la montée des populismes. Et ils parlent d’une certaine urgence.
©Kristof Vadino
Bruno Colmant, professeur de finance et membre de l’Académie royale de Belgique et Paul Jorion, anthropologue et professeur associé des facultés de l’Université catholique de Lille, se sont rencontrés pour la première fois en 2009 lors d’une émission de radio de la RTBF. Depuis lors, ils aiment débattre et échanger leurs idées.
Comment expliquer le malaise actuel ? On a vu cette année des gilets jaunes dans les rues, puis des gilets verts qui se battent pour le climat. Et les élections en Europe ont montré un éclatement des voix, avec un repli des partis dominants et une montée des partis extrémistes.
Bruno Colmant : Les Etats sont aujourd’hui écartelés entre, d’une part, des populations mécontentes qui se rendent compte que des avantages sociaux disparaissent et, d’autre part, des marchés qui échappent à ces mêmes Etats. On a voulu conserver des Etats-providence dans un système anglo-saxon mais c’était une ambiguïté. On ne s’est pas rendu compte que le maintien de ces Etats providentiels supposait une certaine protection contre les marchés. Aujourd’hui, on a le pire des deux mondes: des Etats providentiels sous-financés et une sphère marchande qui échappe aux Etats. Signe révélateur, les gilets jaunes ont freiné la circulation dans les ronds-points. C’était une manière de ralentir le transport des biens et des personnes. Et également de dire qu’ils ne sont pas d’accord avec cette accélération de la sphère marchande. Ils désirent que cette sphère adopte un tempo plus lent.
Les gilets jaunes veulent ralentir le tempo, dites-vous. Mais Donald Trump ralentit aussi à sa façon la mondialisation avec ses mesures protectionnistes.
Bruno Colmant : Oui, effectivement, mais Trump agit au profit des seuls Etats-Unis. Le populisme américain promeut le capitalisme. Il ne faut pas oublier que les Américains ont élu un milliardaire comme président. C’est très différent en Europe. Le populisme européen s’oppose au capitalisme.
Puisque le capital va éclipser entièrement le travail, il faut aboutir à une situation où tout le monde vivra des gains du capital.
Paul Jorion : La politique de Trump, c’est une politique de repli sur tous les plans : relations étrangères, le militaire, l’économique et le commercial. Et c’est une politique survivaliste : « Dans un monde qui s’écroule, nous serons les derniers à tenir!« .
Il faut savoir que la révolution numérique implique aujourd’hui de plus en plus l’élimination du travail classique : 87% des emplois disparus aux États-Unis au cours des dernières vingt années l’ont été pour cette raison. 13% seulement sont dus à la délocalisation. Or une politique » à la Trump » ne peut s’occuper que de ceux-là. Quand une entreprise a le choix entre un recrutement d’un personnel supplémentaire et l’achat de machines, c’est la deuxième solution qui est privilégiée car c’est la moins chère. Auparavant, il y avait des gains provenant de deux sources: les gains du capital (le travail des machines) et les salaires que les travailleurs gagnaient en louant leur force de travail. Pour ces derniers, les choses vont continuer de se dégrader étant donné la révolution numérique. Il faut dissocier du coup l’acquisition de revenus et le fait d’effectuer un travail, parce que cette option va cesser d’exister. Cela pourrait paraître paradoxal aux yeux des mouvements de gauche traditionnels, mais puisque le capital va éclipser entièrement le travail, il faut aboutir à une situation où tout le monde vivra des gains du capital.
Bruno Colmant : Si je comprends bien ce que dit Paul ici, ce serait une société où tout le monde serait actionnaire puisqu’on vivrait tous du capital. Mais ce serait un actionnariat d’Etat.
Ce n’est pas une sorte de capitalisme communiste ?
Paul Jorion : Cela n’a jamais fonctionné comme cela en Union soviétique. Dans le cadre d’une propriété commune des moyens de production, je vois cela comme une généralisation de ma proposition d’une taxe Sismondi. Quand une machine remplace un homme, la richesse supplémentaire créée constitue un bien commun qui doit être partagé. Comme le disait au tout début du XIXe siècle le philosophe et économiste suisse Sismondi, la mécanisation est en tant que telle un progrès pour l’humanité, et pas seulement un revenu supplémentaire, confisqué pourrait-on dire, pour celui qui a pu acheter la machine.
Comment s’assurer qu’un tel type de solution puisse fonctionner sachant que le capital est très mobile ?
Paul Jorion : Il faut faire de la reconstitution d’un ordre monétaire mondial une priorité absolue. Celui que proposait Keynes à Bretton Woods en 1944 était excellent et reste d’actualité, il prévoyait d’ailleurs d’empêcher la circulation des capitaux spéculatifs. Le mécanisme de l’euro – enfin complété – constituerait une plateforme et un tremplin pour un tel ordre mondial indispensable.
Il y a davantage de place aujourd’hui, dans le désarroi global, pour des solutions innovantes. Nous avons pris la mauvaise habitude d’exiger que tous les pays mettent en œuvre la même solution en même temps. Dans la logique du XIXe siècle, si on trouvait une bonne solution, on était certain qu’elle aurait valeur d’exemple pour les autres qui auraient envie de la mettre en application. Mais il faut faire léger: aller dans le sens des comportements spontanés et ne pas se laisser tenter par des approches purement bureaucratiques.
Comment concilier les préoccupations de fin du monde et de fin du mois ?
Paul Jorion : Ce sont deux problèmes essentiels qui se posent en même temps. Je renvoie au politologue un peu alarmiste et sensationnaliste Peter Frase. Qui dit que si on ne traite pas le problème de fin du mois dans un contexte de fin du monde éventuelle, on tombera dans des solutions exterministes, c’est-à-dire l’élimination d’une partie de la population décidée par une autre partie de la population pour résoudre les problèmes. C’est déjà arrivé dans l’histoire et cela pourrait se reproduire. Ce qui pourrait encore encourager la tentation exterministe du point de vue des élites dirigeantes, c’est que si les transitions nécessaires n’ont pas lieu, la rue voudra décider du déroulement des événements à la place des représentants au Parlement, inefficaces.
Bruno Colmant: Le phénomène des Gilets jaunes doit à cet égard nous interpeller. Avec les moyens digitaux, les capacités de mobilisation deviennent permanentes.
Il serait nécessaire de retrouver des Etats stratèges, plus directifs, qui jouent un rôle plus important dans l’économie
Mais les revendications des gilets jaunes sont très disparates, voire contradictoires.
Bruno Colmant : Oui mais les programmes des partis politiques sont également pétris de contradictions. Certains partis annoncent des mesures dont certaines ne sont tout simplement pas finançables. Je reste un fervent défenseur de la démocratie représentative, mais dans les faits on risque d’évoluer vers une démocratie de plus en plus participative.
Paul Jorion : Les jeunes nous donnent une leçon de désobéissance civile en n’allant pas à l’école afin de manifester pour le climat, ils prennent en main – parce qu’ils savent qu’ils seront un jour seuls en charge – la dimension « fin du monde ». Les gilets jaunes attirent l’attention sur la « fin du mois ». S’il y a fin du monde, il y aura aussi de facto, résolution de la question économique. Il est de l’intérêt de gouvernements immobilistes d’opposer les deux types de contestataires, mais comme le problème est un, il n’est pas impossible qu’il y ait convergence des revendications.
Bruno Colmant : Il serait nécessaire de retrouver des Etats stratèges, plus directifs, qui jouent un rôle plus important dans l’économie. Face à la transition numérique, l’Etat doit aussi s’inscrire dans une logique protectrice. On ne peut pas vivre avec une population qui est dans une anxiété permanente face aux changements. Certains pensaient que les Etats n’avaient plus rien à faire. En Belgique, plus aucun grand travail d’infrastructure n’a été réalisé en quarante ans. D’aucuns diront que c’est une coïncidence, pour ma part, je ne le pense pas.
Les jeunes nous donnent une leçon de désobéissance civile en n’allant pas à l’école afin de manifester pour le climat, ils prennent en main – parce qu’ils savent qu’ils seront un jour seuls en charge – la dimension « fin du monde ».
Certains économistes disent qu’il faut mieux expliquer les enjeux à la population, leur dire ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas.
Paul Jorion : C’est là une perspective classique de « rationalité économique » : les économistes se sont convaincus (c’est la « révolution marginaliste » de la fin du XIXe siècle) qu’une solution « technique » est nécessairement liée à une réduction des coûts, plutôt que mise sur pied en vue de réaliser l’objectif d’une vie paisible et harmonieuse des citoyens. On dit à la population : il y a une solution technique, nous la connaissons et nous allons vous la communiquer. Mais ces solutions techniques sont souvent décalées des réalités vécues par les gens qui, du coup, les appellent « théoriques » au lieu de « pratiques », et les rejettent. On a oublié qu’une société ne pouvait vivre qu’avec un ressentiment réduit au minimum au sein de la population : la logique du profit était censée rendre riche tout le monde, mais, en elle, est inscrite la concentration inéluctable de la richesse. C’est notre rôle en tant qu’intellectuels de rappeler cela et de proposer des solutions vraiment innovantes et crédibles.
Pour la BCE, on peut parler du syndrome Onoda. C’est le soldat japonais à qui on n’avait pas dit que la guerre était terminée.
Au niveau économique, les banques centrales paraissent un peu seules pour soutenir l’activité. C’est le cas de la BCE dans la zone euro.
Bruno Colmant: Je pense que la BCE va encore abaisser ses taux à -0,50 ou -0,60 point (contre -0,40 point actuellement). Je reste toujours pantois face à son seul objectif qui est celui de la stabilité des prix. Car les prix sont stables. La BCE devrait ajouter à son mandat, comme la Federal Reserve américaine, un objectif de plein-emploi. Actuellement, pour la BCE, on peut parler du syndrome Onoda.
Iro Onoda est un soldat japonais à qui on n’avait pas dit que la guerre était terminée. On l’a retrouvé sur une île des Philippines en 1974. Il ne voulait pas déposer les armes sauf si son supérieur hiérarchique lui en donnait l’ordre. Finalement, on a retrouvé son commandant qui vivait encore et qui était libraire à Tokyo. Et ce dernier lui a donné l’ordre de déposer les armes. La poursuite de la seule stabilité des prix par la BCE, c’est le combat d’Onoda qui continuait une guerre qui était terminée depuis longtemps.
Paul Jorion : Je suis nettement moins catégorique que Bruno. Quand les USA inscrivent à la fois le plein-emploi et la stabilité des prix dans les missions de la banque centrale, ce sont deux choses qui peuvent tirer dans des directions opposées. J’ai d’ailleurs le sentiment que demander aujourd’hui à une banque centrale d’assurer le plein-emploi, c’est lui demander de résoudre la quadrature du cercle, en raison d’une disparition programmée du salariat liée à la révolution numérique.
Paul Jorion, en tant que Belge vivant en France, comment avez-vous perçu le résultat des dernières élections en Belgique?
Paul Jorion : On constate que globalement les partis dominants sont en chute. C’est le cas en Angleterre, en France comme en Belgique. Nous sommes dans une période de transition et les gens ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ils ne se reconnaissent plus dans les options qui leur sont offertes. Avec la poussée en Flandre du Vlaams Belang, un parti nationaliste et extrémiste, qui propose aussi certaines mesures sociales de gauche, il est difficile de mettre en place des coalitions.
Ce qu’on observe en Belgique s’observe bien entendu en ce moment à l’échelle du monde. C’est la tentation du repli que j’ai mentionnée à propos de Trump. Devant les crises, les signes d’effondrement, la menace qui reste un peu abstraite d’extinction de l’espèce humaine, la réaction instinctive est « suvivaliste » : « Sauvons-nous, nous-mêmes, par priorité« . Et l’on restreint la définition du « nous » de manière « identitaire », qui est le mode instinctif. « Nous », ce sont ceux qui parlent la même langue que nous, ont la même religion, habitent sur ce versant-ci de la montagne, etc. Une démarche qui permettra peut-être à de petits groupes de survivre 50 ans de plus que d’autres, mais qui ne sauvera pas l’espèce : le nuage de Tchernobyl ne s’est pas arrêté aux frontières.
Ce qu’on observe en Belgique, s’observe bien entendu en ce moment à l’échelle du monde. C’est la tentation du repli que j’ai mentionnée à propos de Trump.
Le repli instinctif est inévitable, et il est compréhensible parce qu’il offre une solution partielle, même si elle n’est que provisoire. Pour la solution globale, seule une approche mondiale est possible. Malheureusement, la mondialisation n’a encore été mise au service que d’une seule préoccupation: la constitution d’un marché.
Cela a réussi, au point que Trump le découvre pour son malheur : le monde est devenu une colossale symbiose économique où les frontières comptent pour rien. Mais il faut maintenant que la mondialisation – qui est le cadre où peut s’exercer la raison, par opposition à l’instinct – modifie drastiquement ses priorités. Elle s’était mise au service entièrement du profit et, ce faisant, elle a produit un enrichissement global mais qui s’est accompagné d’une concentration de la richesse, d’un consumérisme effréné, gaspilleur et destructeur de ressources, et qui menace aujourd’hui la survie même de l’humanité.
De la survie provisoire des petits groupes, ceux-ci s’occuperont eux-mêmes. De la survie de l’espèce, ce sont les institutions globales qui doivent s’en occuper mais en s’identifiant de nouveau à l’intérêt général et non aux seuls intérêts particuliers.
Pour revenir à la Belgique, le confédéralisme est la voie vers laquelle nous engage l’instinct. Une Belgique unie, nation européenne militante, fer de lance d’une conception du « Nous » à l’échelle de l’espèce humaine tout entière (et du « vivant » en général à l’échelle de la planète), est la voie vers laquelle nous engage la raison.
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