Propos recueillis par Jeremy Lopes. Ouvert aux commentaires.
Pour survivre, il va falloir repenser notre économie
Paul Jorion est un anthropologue, sociologue et essayiste belge. Parmi ses sujets de prédilection : la finance et l’avenir de l’humanité. Un avenir qui, pour aboutir selon lui, doit revoir sérieusement ses priorités. Interview.
Nous souhaitions aujourd’hui aborder avec vous la notion de patrimoine, quel futur imaginez-vous pour la transmission de biens à l’heure où l’idée même de possession est remise en cause ?
Paul Jorion : En introduction, j’aimerais rappeler que la plus grande part de la transmission n’est pas matérielle. Elle est de l’ordre du savoir, ce qui signifie qu’elle s’est principalement effectuée dans une culture de l’oral, même si l’écriture a rendu cette transmission plus pérenne par la suite. Aujourd’hui, nous sommes tombés d’accord sur un langage commun pour pérenniser cette transmission : celui de la science. Au-delà des biens matériels, il est donc important de rappeler la place de l’immatériel dans ce questionnement.
Pour revenir à cette notion de « biens », quelles vont-être les nouveaux territoires de la propriété et de la transmission ?
P.J. : Dans la mesure où existe la propriété privée, les propriétaires ont toujours essayé d’annexer ce qui était en commun. Cela a par exemple été le cas pour le pétrole. On a admis que les gens pouvaient être détenteurs de ce qui se trouvait en dessous de la surface de la terre. Plus récemment, le Luxembourg a essayé de vendre des droits de propriété pour l’exploitation des ressources spatialesavec un texte permettant aux entreprises d’aller chercher des matières sur la Lune, sur des planètes ou bien sur les astéroïdes les plus proches et de les exploiter. Tout comme certaines entreprises tentent de breveter l’ADN humain. Il y a toujours eu des tentatives pour annexer ce qui appartient en réalité à tout un chacun. Donc on voit bien que nous cherchons de nouveaux territoires de privatisations, qui seront autant de nouveaux biens potentiels de transmission.
En parlant de nouvelles formes de patrimoine, que pensez-vous du débat qui consiste à dire que les données personnelles pourraient constituer le cœur de notre nouveau patrimoine ?
P.J. : En général, lorsque l’on parle de ces fameuses données personnelles qui tombent entre les mains d’entreprises privées (notamment les GAFAMI – Google Amazon Facebook Apple Microsoft IBM), nous l’associons à une perte. Mais si l’on regarde de plus près, les individus n’ont jamais fait d’usage commercial de leurs données, ou dans une moindre mesure avec des solutions récentes de monétisation de leurs données personnelles.
Au nom du droit de propriété, nous reconnaissons que nous émettons constamment des données qui génèrent de la valeur. Mais cette idée est née depuis que des entreprises gagnent de l’argent à partir de nos données. Dès lors, et seulement dès lors, nous commençons à revendiquer qu’une partie de cette valeur nous revienne. Il est donc possible que les évolutions nous conduisent à un partage de ladite valeur.
Finalement, tout ce qui est valorisé financièrement pourrait-être associé à du patrimoine et donc prêter à débat sur son pouvoir…
P.J. : Oui c’est d’ailleurs un problème. En 2009, j’ai écrit un livre : L’argent, mode d’emploi. Ce livre m’a conduit à des rencontres, notamment avec des économistes. Certains affirmaient que l’argent en soi n’est pas neutre, qu’il a un pouvoir. J’ai toujours été très sceptique vis-à-vis de cela et en analysant ces dires, j’ai mis en évidence que ce sont les rapports de force derrière l’argent qui définissent le pouvoir. Selon moi, l’argent en tant que tel est un outil neutre.
Pour rompre avec ce jeu d’influences je prône – et l’idée n’est pas de moi – une société sans argent, pour que la tentation de faire intervenir des rapports de force en arrière-plan de la monnaie soit éliminée. C’est ce qui m’a conduit à mener une campagne contre le revenu universel. Non pas parce qu’il serait une bonne ou une mauvaise chose, mais parce que la gratuité comme modèle est bien mieux protégée contre le mauvais usage ou la prédation extérieure. On l’a déjà utilisée dans l’éducation, puis dans la santé, et nous sommes capables d’étendre son domaine d’application à d’autres sphères.
Revenu universel, allongement de la durée de vie…, pourquoi ne croyez-vous pas à ces scénarios ?
P.J. : Principalement concernant l’échelle du temps à laquelle ces concepts se réfèrent. Certains parlent de 2100 comme date d’extinction du genre humain et des animaux autour de nous, car le plancton des océans pourrait cesser d’exercer sa capacité d’échanges gazeux. D’autres parlent de 2200, époque à laquelle le réchauffement climatique aurait raison de la thermorégulation des mammifères, provoquant leur disparition avec comme conséquence notre extinction. Aussi, quand on parle de l’humanité pour l’éternité… ces discussions ignorent les échéances auxquelles nous devons faire face. Même « immortels » sur le plan de la longévité, il nous faudrait toujours respirer un air qui ne soit pas toxique, boire une eau potable, manger des substances assimilables… Ces idées sont trop abstraites, trop idylliques et trop éloignées de l’urgence à laquelle nous devons faire face.
Pour survivre, il faudrait se débarrasser du capitalisme comme je le préconise dans mon livre (Se débarrasser du capitalisme est une question de survie, chez Fayard). La disparition de l’argent est nécessaire, ou nous disparaîtrons nous-mêmes. Le cadre capitaliste est particulièrement prédateur, toujours davantage colonisateur, il encourage à la consommation, à la destruction. Le tout avec des règles comptables qui ne tiennent pas compte de la destruction de l’environnement, alors qu’on ne devrait pas avoir à comptabiliser de la même façon un bien qui est durable et un bien qui est non renouvelable. Notre système, dans son ensemble, est un système de prédation qui oblige celui qui doit emprunter à créer une richesse supplémentaire, c’est-à-dire une destruction supplémentaire pour payer des intérêts sur des sommes qui ont été empruntées parce qu’elles faisaient défaut là où elles étaient indispensables pour la production, la distribution ou la consommation. Et les choses s’accélèrent chaque fois un peu plus sous la courbe exponentielle que connaît la concentration de la richesse. Il y a encore peu, 60 personnes possédaient autant de richesse que la moitié de la population. Ce chiffre serait descendu à 8 en quelques années…
On parle beaucoup de ces entreprises « for good » qui pourraient réconcilier business et bien commun. N’est-ce pas un patrimoine que pourraient nous laisser les entreprises ?
P.J. : Je ne dis pas que les deux sont inconciliables. Mais lorsque l’on voit des initiatives comme la taxe carbone ou, sur le plan individuel, des individus qui se mettent à privilégier le vélo, la permaculture – choix éminemment louables par ailleurs -… il faudrait cependant des centaines d’années pour qu’elles aient un impact réel sur l’anthropocène… que nous n’aurons pas. Donc nous avons un problème de chronologie. Dans notre cadre économique, cela est très positif mais sur le plan chronologique, encore une fois, les changements ne sont pas suffisants. Souvent, il s’agit d’actes isolés, très éloignés d’atteindre la taille critique nécessaire à opérer une véritable transition, et n’intègrent pas de facteurs d’échelle.
Nous voyons de plus en plus de personnes adopter le mouvement du « no child » (refuser de faire des enfants, dans un objectif de protection de l’environnement), est-ce finalement la seule solution possible ?
P.J. : Cela pourrait-être une piste. Mais encore une fois, étant donnée l’échelle du temps, l’impact n’aura pas le temps de s’opérer. Cela pose également la question de l’héritage. Nous pourrions envisager de le supprimer pour éviter cette course en avant permanente notamment dans l’immobilier où chaque génération gonfle artificiellement les prix pour la suivante.
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