It’s not enough to break up Big Tech. We need to imagine a better alternative, le 11 mai 2019, © The Guardian. Merci à Timiota pour la traduction. Ouvert aux commentaires.
Alors que Facebook plaide coupable d’accoutumance aux données sous forme aggravée, confesse ses péchés numériques et promet de se réinventer en tant qu’habitant respectueux de la vie privée du village planétaire, les fondements de l’hégémonie culturelle de Big Tech semblent s’effriter. Plus surprenant encore, c’est aux États-Unis, le territoire d’origine de la Silicon Valley, qu’ils semblent être les moins solides.
Même en ces temps de polarisation extrême, Trump, qui nous a habitués à ses éclats dirigés contre la censure par les médias sociaux, se joint avec enthousiasme à des politiciens de gauche comme Elizabeth Warren et Bernie Sanders pour présenter Big Tech comme la plus grande menace aux États-Unis. L’appel récent de Chris Hughes, co-fondateur de Facebook, à un démantèlement de la firme, signale ce qui pourrait se passer.
Ni les magnats de la Silicon Valley ni les marchés financiers ne semblent s’en soucier. La récente décision de Warren Buffet — l’un des investisseurs américains les plus prospères mais aussi les plus prudents — d’investir enfin dans Amazon est probablement une meilleure indication de ce qui attend les géants de la technologie à moyen terme : davantage d’offres publiques d’achat (IPO) somptueuses, davantage d’argent saoudien, davantage de promesses de mettre l’intelligence artificielle en œuvre pour résoudre les problèmes causés par … l’intelligence artificielle.
Plus d’un an après le scandale de Cambridge Analytica, le débat des Big Tech est toujours embourbé dans les mêmes catégories rebattues d’efficience du marché, d’évasion fiscale et de modèles économiques odieux qui avaient prévalu à son lancement. Mais si nous devons démanteler Facebook, ne devrions-nous pas au moins le démanteler pour des raisons autres que ses effets sur la concurrence ou sur le bien-être des consommateurs ?
Les deux camps idéologiques, malgré leur convergence présumée sur la question des grandes technologies, sont peu susceptibles d’utiliser ce débat pour réinventer leurs propres projets politiques. Ceux à droite qui espèrent marquer des points électoraux en s’en prenant aux Big Tech sont toujours muets sur ce à quoi ressemble leur vision favorite d’un avenir alternatif. De plus, dans la mesure où ces mouvements aspirent au retour d’une société conservatrice et corporatiste dirigée par des forces extérieures aux institutions élues, la Silicon Valley, avec sa vaste infrastructure numérique tournée vers une gouvernance douce permanente [allusion à la philosophie du « nudge »], est leur alliée naturelle.
Dans le contexte international, cette insistance sur le salut par les Big Tech prend une tournure plus attrayante car il y a tellement plus de salut — et, aussi, de développement national — à déployer par ces géants de la technologie eux-mêmes. Voilà qui incite certains dirigeants populistes à fantasmer sur la transformation de leur pays tout entier en fiefs dirigés efficacement par quelque seigneur des Big Tech. Ainsi, le gouvernement Bolsonaro au Brésil a fièrement annoncé qu’il « rêvait » de voir Google ou Amazon prendre en charge le service national de la poste, qui sera bientôt privatisé.
Le Brésil d’aujourd’hui, enclin aux crises, révèle une autre conséquence de l’abandon de l’espace autrefois occupé par la politique au complexe ‘industriel-sauveur’ de la Big Tech. L’effet à long terme de leur activité censément révolutionnaire est souvent de bétonner le statu quo, même s’ils le font au moyen de solutions « de rupture » extrêmes.
Cette tendance n’est nulle part plus évidente que dans la façon dont les technologies numériques sont utilisées pour résoudre les problèmes sociaux les plus brûlants. Ainsi, alors que le taux de criminalité a grimpé en flèche, le Brésil est devenu un foyer d’innovation dans ce que nous pourrions appeler la Survival Tech, avec une panoplie d’outils numériques mis à profit pour vérifier la sécurité de rues et de quartiers particuliers et coordonner la surveillance de quartier par ses habitants.
Ainsi, Waze, une application de navigation populaire appartenant à Alphabet, avertit déjà les utilisateurs de mégapoles comme São Paulo ou Rio de Janeiro qu’ils sont sur le point d’entrer dans une partie risquée de la ville (la provenance des données qui alimentent ces recommandations reste assez trouble). De même, les résidents préoccupés par le taux de criminalité dans leur propre quartier utilisent de plus en plus des outils comme Whatsapp pour partager des tuyaux sur toute activité suspecte dans l’entourage.
Au fur et à mesure que les choses empirent — et pas seulement au Brésil — cette Survival Tech, qui permet aux citoyens de se débrouiller face à l’adversité sans exiger de transformation sociale ambitieuse, est appelée à s’épanouir. La dernière décennie, avec sa célébration de l’austérité, a également été bonne pour les affaires. En fait, tout le boom technologique qui a suivi la crise financière de 2007-08 peut s’expliquer de fait à travers ce prisme, avec les sociétés de capital-risque et, plus tard, les fonds souverains, subventionnant temporairement la production de masse de Survival Tech pour les démunis et les déshérités.
« Survival Tech », cependant, c’est un peu tapageur comme marque pour accéder à un statut plus enviable, où l’on mérite ses propres conférences et ses propres manifestes élogieux. Au lieu de cela, nous préférons célébrer l’ »économie du partage » (avec des start-ups qui aident les pauvres à survivre en acceptant des emplois précaires ou en louant leurs biens), la « Smart City » (les villes abandonnant leur souveraineté technologique – en échange de services temporairement gratuits – aux géants du numérique), la « FinTech » (avec des prêts sur future feuille de paie de nouvelle génération basés sur les données des utilisateurs, qui sont commercialisés comme une révolution de l’« inclusion financière »).
À moins que les conditions économiques sous-jacentes ne s’améliorent – horizon peu probable — les gouvernements poursuivront leur alliance implicite avec l’industrie technologique : c’est le seul moyen de garantir que les masses, de plus en plus mécontentes des sacrifices fiscaux et comportementaux massifs qu’on exige d’elles — par exemple la perspective de taxes environnementales plus élevées alimente déjà les émeutes en Europe [allusion aux Gilets Jaunes] — obtiennent au moins une certaine sécurité et prospérité, aussi courte et illusoire soit-elle.
C’est ainsi que l’on aboutit au résultat paradoxal d’aujourd’hui, où 99% des perturbations technologiques sont là pour simplement s’assurer que rien de substantiel ne soit réellement perturbé. La pathologie persiste — nous nous y adaptons mieux, avec des capteurs, des cartes, l’IA, et — pourquoi pas ? — l’informatique quantique. Le véritable évangile du Big Tech d’aujourd’hui — sanctionné et célébré par les gouvernements — est l’innovation au bénéfice du statu quo.
De tels programmes peuvent être lancés et célébrés sous la bannière de la « transformation numérique » mais, en réalité, ils impliquent très peu de transformations sociales conscientes et encadrées. Ce qui est vendu sous cette étiquette, c’est plutôt l’idée tout à fait opposée, c’est-à-dire l’idée que les individus et les institutions doivent s’adapter au monde technologique qui les entoure – et non le transformer. Telle qu’elle est prêchée aujourd’hui, la « transformation numérique » revient à transformer les institutions et les individus pour qu’elles s’adaptent à des conditions sociales apparemment immuables, et non l’inverse.
Les politiques préférées des progressistes de 2019 — démanteler les Big Tech ou même redistribuer leurs données — pourraient résoudre certains problèmes très réels. Mais on peine à voir comment de telles mesures pourraient venir à bout du monde de la Survival Tech. Après tout, un tel équipement virtuel peut être parfaitement fourni par des centaines de start-ups — le monde alternatif que nous appelerons ici « Small and Humane Tech », tant vanté des critiques de la Silicon Valley — et pas seulement par des entreprises comme Microsoft ou Amazon.
En revanche, nous pouvons imaginer un monde futur alternatif de Rebel Tech, qui ne présuppose pas les conditions sociales comme étant gravées dans le marbre, comme devant être acceptées et auxquelles on doit par conséquent s’adapter, et ce bien sûr au moyen des dernières technologies. Au lieu de cela, ce monde alternatif déploie des technologies sur mesure pour modifier, façonner et — oui — se rebeller contre des conditions sociales bien ancrées. Les distinctions entre Survival Tech et Rebel Tech ne sont pas philosophiques ou éternelles ; une politique choisie intelligemment peut nous amener davantage de la seconde et moins de la première.
« Briser les géants de la Tech », « leur faire payer une juste part d’impôts », « mieux utiliser leurs données », tout cela est nécessaire mais, hélas, les conditions sont insuffisantes pour une transformation sociale efficace — pas seulement individuelle ou institutionnelle. Aujourd’hui, de tels slogans nominalement progressistes sont souvent élaborés à partir de points de vue d’un conservatisme déprimant. Ils impliquent la vision suivant laquelle nous retournerions peu ou prou au monde social-démocrate confortable et prospère des années 1960 ou 1970, du moment que l’industrie technologique accepterait sa responsabilité en tant que successeur en titre de l’industrie automobile — devenant, dans le meilleur des cas, le moteur écologique de la croissance économique.
Aussi attrayante que cette vision puisse paraître, elle ne fait que masquer l’absence de toute réflexion stratégique de la part des forces progressistes ou social-démocrates qui la formulent. La montée en puissance des Big Tech est une conséquence, et non la cause, de nos crises politiques et économiques sous-jacentes ; nous ne les résoudrons pas simplement en nous débarrassant des Big Tech ou en jugulant leurs opérations.
« Small and Humane Tech », [ce monde alternatif aimé de la Silicon Valley], pourrait être d’une certaine aide. Cependant, sans une vision globale — et un plan concret — pour abandonner Survival Tech en faveur de Rebel Tech, les forces progressistes n’auraient pas grand-chose à dire sur la technologie — et, par extension, sur la politique contemporaine. La « Small Tech » ne peut pas se permettre d’être aussi ‘petite d’esprit’.
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