Ce texte a également été proposé à deux quotidiens français. Qui n’ont pas souhaité le publier. Ouvert aux commentaires.
Sommes-nous dans le très inhabituel ?
À quelques très rares exceptions près – ceux qui parviennent à prendre suffisamment de recul pour adopter le véritable rôle de témoins – les acteurs d’une époque sont de très piètres analystes de ce qui s’y passe vraiment.
Prenons les périodes de très grands troubles et lisons les journaux de l’époque. À moins d’une véritable catastrophe ponctuelle, faisant de très nombreux morts, la presse nous présente les périodes de révolutions comme des moments où tout se passe essentiellement comme cela a toujours été, c’est-à-dire, comme avant. Pour reprendre une expression commune, le sentiment qui prévaut est que les journalistes de toutes les époques ont en permanence « le nez dans le guidon », qu’ils ne parviennent pas à prendre de la hauteur, qu’ils n’arrivent jamais à dire : « cela, on ne l’a jamais vu ».
La tentation est de penser alors que c’est parce qu’ils recevraient des « ordres d’en haut ». Cela doit en effet arriver quelquefois, bien que très rarement sûrement, mais c’est plutôt sans doute que nous avons bien du mal à distinguer les ruptures, alors que la continuité s’impose toujours à nous comme une évidence.
Pourtant, dans la manière dont le gouvernement brésilien d’extrême-droite se déchire en ce moment, la guerre étant déclarée entre la présidence et la vice présidence, nous sommes dans le très inhabituel.
Pourtant quand le gouvernement britannique semble avoir jeté l’éponge dans sa gestion des retombées d’un Brexit devenu incontrôlable, l’opinion étant écartelée entre une demi-douzaine d’options contraires, au point que la presse nationale titre « Le gouvernement est désormais entièrement immobilisé » (Government grinding to a halt, le Financial Times du 30 avril), nous sommes dans le très inhabituel.
Pourtant dans la manière dont le pouvoir exécutif aux États-Unis a cessé de répondre aux injonctions qui lui sont faites par le législatif de faire rapport sur ses activités, nous sommes dans le très inhabituel.
De même, également, toujours aux États-Unis, quand le président répond aux enquêtes menées sur la stratégie qu’il utilise pour contourner les lois portant sur un éventuel conflit d’intérêts entre sa fonction de chef de l’État et la manière dont il mène ses affaires, en déposant plainte d’abord contre la firme gérant sa comptabilité, Mazars, ensuite contre la banque qui lui a accordé pour 360 millions de dollars de prêts, Deutsche Bank, dans une manœuvre dilatoire pour empêcher qu’ils ne révèlent à quel point les chiffres qu’il cite – lui le président – comme étant celui de ses avoirs sont gonflés, nous sommes dans le très inhabituel.
De même enfin, quand en France, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, affirme au soir du 1er mai dans un tweet : « Ici, à la Pitié-Salpêtrière, on a attaqué un hôpital. On a agressé son personnel soignant. Et on a blessé un policier mobilisé pour le protéger », alors que les journalistes du journal Le Monde font apparaître eux, après enquête, que « l’intrusion d’une foule hétérogène dans la cour de l’hôpital, tout comme la tentative d’une partie des manifestants de pénétrer dans le service de réanimation, semble avant tout le fruit de la cohue liée à l’intervention des forces de l’ordre », nous sommes, là aussi dans le très inhabituel.
Mais à qui revient le rôle de souligner tout cela, si ce ne sont les gouvernements eux-mêmes des pays en question, empêtrés dans leurs contradictions, et paralysés par le conflit d’intérêts qui les empêche d’attirer l’attention sur leur propre incurie ? Ce rôle revient par défaut aux témoins que nous sommes tous, représentant chacun au même titre de l’opinion publique dans son ensemble : « Oyez, oyez, braves gens ! », devons-nous clamer, « nous sommes dans le très inhabituel ! Il faut que cela se sache, faisons savoir à nos gouvernements pratiquant la politique de l’autruche que nous sommes au courant, et mobilisons-nous d’un commun effort pour que soit renversée la vapeur avant que cela ne devienne pire encore ! »
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