Retranscription de Gilets jaunes : protestataires et techniciens, le 25 avril 2019. Ouvert aux commentaires.
Bonjour, nous sommes le jeudi 25 avril 2019 et mon billet va s’appeler « Gilets jaunes : protestataires et techniciens ». Et, bizarrement, ce billet, c’est le billet par lequel je vais vous remercier, comme vous allez l’entendre, pour le soutien que vous m’avez apporté à cette idée, un peu folle a posteriori, que je me présente quelque part sur une liste pour me faire élire, si possible, grâce à vos votes, au Parlement européen.
Vous avez vu la tactique que j’ai utilisée. « Tactique », c’est un mot qui suggère qu’il y avait des intentions mauvaises, non, le but était que je sois élu au Parlement européen et je me suis rallié au mouvement qui me paraissait le plus proche de mes vues, à ce moment-là. C’était Place Publique qui s’était donné pour but d’essayer de rassembler une gauche à la place où il y avait autrefois un grand Parti socialiste en France.
Alors, je me suis présenté à l’intérieur du système. J’ai participé aux réunions locales à Vannes, où j’habite. Je me suis même joint à Claire Nouvian dans une réunion publique à Lille, parce que j’avais l’occasion d’être par là. J’ai présenté ma candidature dans le Morbihan et les gens du Morbihan ont eu l’amabilité de me nommer candidat. Ensuite, je ne suis pas apparu sur la liste finale. Et, vous allez comprendre tout de suite, maintenant, mon histoire de Gilets jaunes, protestataires et techniciens.
Mais avant, il faut que je fasse une petite introduction. Je suis en train de préparer une allocution à propos de l’œuvre de M. Andrew Feenberg °. M. Andrew Feenberg est un Américain si j’ai bon souvenir [correct, même s’il travaille à Vancouver au Canada]. Je l’ai connu il y a une trentaine d’année à La Jolla [San Diego] parce qu’il était un ami de mon épouse à l’époque. C’est purement anecdotique mais c’est simplement l’explication pourquoi je le connais depuis longtemps, et c’est quelqu’un qui réfléchit sur la technique dans une perspective que l’on peut dire marxiste ou en tout cas très proche de l’École de Francfort, et il réfléchit aux questions de la technique et des rapports entre les gens : la technologie telle qu’on la produit, les gens qui l’utilisent, etc. Et, il a une réflexion très intéressante – et c’est là que les protestataires et les techniciens apparaissent -, c’est que les technologies que nous avons, elles sont inventées par des techniciens qui sont des gens qui situent les choses dans une rationalité de moyens mis en œuvre, qui ne réfléchissent pas nécessairement beaucoup aux objectifs ou aux valeurs que l’on essaye de mettre en place et puis, il y a les gens à qui l’on va imposer ça, on va le leur proposer et ceux-là font toujours apparaître que la technologie n’est pas véritablement adaptée, qu’elle est dangereuse, qu’il y a des choses auxquelles nous n’avons pas pensé, que le nucléaire civil, c’est une idée géniale de techniciens mais que, dans la réalité, c’est beaucoup trop dangereux et ainsi de suite. Donc, des techniciens d’un côté qui ne réfléchissent pas trop aux tenants et aux aboutissants, uniquement aux moyens à mettre en œuvre et comment réaliser la tâche et, de l’autre côté, vont apparaître dans les populations des protestataires qui diront « Votre truc ne marche pas ! ». Et cela peut conduire à l’élimination totale du produit mais c’est très rare. En fait, on va se mettre d’accord sur les moyens d’améliorer le produit.
Alors, quand on regarde les choses de ce point de vue-là, je m’aperçois que c’est une grille d’analyse que l’on peut appliquer aussi à la finance, à l’économie. Il y a des techniciens plus ou moins coupés de la réalité qui vous inventent des trucs et puis, il y a les gens autour qui disent « C’est dégueulasse votre machin », etc. Et on proteste. Et par rapport à ça, si vous pensez au mouvement Place Publique, et si vous regardez la liste finalement qui a été proposée à votre vote comme étant la liste finale de Place Publique, vous vous souvenez sans doute que c’est une liste où on a ajouté quelques noms (il y a pas mal de gens qui ont disparu parce qu’il y a eu pas mal de tiraillements, je ne vous cache rien, je ne vous apprends rien que vous ne sachiez déjà), mais ça prend son départ dans ce qui est tout au début : une liste de « porteurs de causes ». Ensuite, cette liste de « porteurs de causes » s’étoffe jusqu’à ce que l’on retrouve, si j’ai bon souvenir, un lycéen qui n’est pas content d’une chose ou d’une autre.
Et qu’est-ce que c’est ces « porteurs de causes » ? Quand vous lisez la description de ces « porteurs de causes », eh bien, vous vous apercevez que c’est une liste non pas de techniciens mais de protestataires. Je ne veux pas dire que ce soient des gens qui ne font pas correctement leur métier. Ils le font probablement, mais ce ne sont pas des techniciens. Ce sont des gens qui sont surtout, je dirais, conscients des problèmes que cela pose.
Et donc, vous avez une liste de personnes qui se constitue, et ça (j’ai entendu ce reproche autour de moi, dans vos commentaires), tout cela ne fait pas un tout. Ce sont des gens qui protestent contre ceci, cela, etc., ici ou là. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas protester. Je viens de vous expliquer comment notre système marche. Mais je crois que de manière très typique, tout ça s’est conçu à partir de cette idée dont est porteuse Claire Nouvian, grande défenseuse des fonds sous-marins, que nous sommes en guerre contre les lobbies.
Là, vous le savez, j’ai déjà réagi à cette idée-là. Je vous ai dit : « Qu’est-ce que c’est que les lobbies ? Les lobbies sont apparus au moment où des entreprises sont devenues aussi grosses que les États et qu’elles se sont constituées l’équivalent d’un corps diplomatique. Entre les entreprises et la société civile comme on le dit, ou les États, il y a le corps diplomatique des grosses entreprises, que l’on appelle les lobbies. »
Vous allez comprendre le problème. Quand il y a un différend qui éclate entre deux États, il se passe deux choses. Le chef d’un des États appelle l’ambassadeur de l’autre pour des consultations et si ça tourne vraiment mal, il le renvoie chez lui mais ça c’est souvent un prélude à la guerre donc on évite ça. Il y a des discussions entre les chefs d’État et les ambassadeurs, diplomates, consuls, etc. du pays avec lequel on a un problème. Et pendant ce temps-là, dans la rue, que fait la foule ? Elle va mettre le feu à l’ambassade ou au consulat ou aux deux et ainsi de suite. C’est-à-dire que les protestataires ne discutent pas avec les techniciens, ils sont en guerre contre les lobbies. Quand ce n’est pas des ambassades et que ce sont des entreprises, c’est contre les lobbies, c’est de la protestation.
Le problème de notre société, et là j’arrive aux Gilets jaunes, c’est que le fossé se creuse entre les gens qui se considèrent d’un côté comme des techniciens, et les gens qui se considèrent comme des protestataires. Quand le dialogue n’existe plus, quand la polarisation est telle que l’on en arrive aux mains, il y a des révolutions. Cela veut dire que l’on n’est plus arrivé à s’entendre, on n’a plus compris de part et d’autre de quoi il s’agissait. En temps normaux, il y a un dialogue et ce dialogue est facilité par des gens que l’on appelle des lanceurs d’alerte. C’est quoi des lanceurs d’alerte ? Ce sont des gens qui sont à la fois protestataires et techniciens. Ce sont les gens de l’intérieur mais qui ne sont pas contents. En américain, on appelle ça « a disgruntled employee ». C’est une expression classique pour essayer de disqualifier quelqu’un qui conteste la manière dont cela fonctionne dans une entreprise. « Oui, c’est un employé mécontent ». Pourquoi ? « Parce qu’il est en instance de divorce, parce que sa fille ceci, parce que sa cousine… » et ainsi de suite. On essaye d’éliminer l’idée qu’il pourrait y avoir des techniciens qui soient eux-mêmes des protestataires. Pourquoi est-ce que ce sont des gens particulièrement dangereux ? Parce qu’ils comprennent les tenants et les aboutissants et ils savent pourquoi il faut protester, ils savent – quand on veut changer quelque chose – à quel endroit il faudrait le faire.
Vous m’avez reconnu. Je ne suis pas nécessairement connu comme « lanceur d’alerte » mais je suis quelqu’un qui, dans deux domaines, l’intelligence artificielle à une époque et, surtout, la finance, a été ou est toujours un protestataire technicien ou un technicien protestataire. C’est pour ça que ce n’est pas pisser dans un violon, ce n’est pas perdre son temps comme vous me le dites parfois quand on me demande, M. Attali, de faire partie de la Commission sur l’économie positive, ou quand le gouvernement belge me demande de faire partie d’une Commission de 8 experts sur l’avenir du secteur financier en Belgique, ce n’est pas une perte de temps. Ne me dites pas : « Oui, mais nous, on est les protestataires, on ne veut pas que vous alliez discuter avec ces gens-là ! etc. ». Non, non : j’ai la possibilité d’être à la fois acteur et interprète : je comprends le langage des deux. Je comprends le langage des protestataires, j’en suis un, mais je comprends aussi le langage des techniciens, j’en suis un. Quand je me trouve dans la commission pour l’avenir du secteur financier en Belgique, il est arrivé dans la discussion – et j’espère qu’aucune des personnes qui étaient là ne va contester cela – que je leur aie appris aussi des détails techniques sur la manière dont les choses fonctionnent dans les banques à des gens qui essentiellement étaient des banquiers centraux. Il y avait des choses qu’ils ne savaient pas et que je pouvais leur dire parce que, moi, de l’intérieur, je savais comment ça marche.
La difficulté de nos sociétés, vous l’avez compris, est qu’il y a deux clans quand les choses vont mal, qui sont vraiment montés les uns contre les autres. Il y a d’un côté ceux qui se considèrent comme les techniciens et qui, en général, n’ont pas la moindre compréhension des problèmes réels que l’application de ces technologies donne dans la réalité et, d’autre part, des protestataires que l’on essaye de disqualifier en disant « Vous ne comprenez pas le problème. C’est une question technique, vous ne comprenez pas ! ». Et vous voyez des gouvernements complètement coincés dans leur logique à eux qui, chaque fois qu’il y a une protestation, se réunissent entre eux et, peut-être même de bonne foi, allez savoir ! disent : « C’est que l’on n’a pas bien expliqué parce que c’est la solution technique au problème ». Non, Messieurs, Dames, ce n’est pas cela que l’on vous dit. On ne vous dit pas qu’on n’a pas bien compris. On vous dit qu’on ne veut pas de votre truc merdique ou que l’on veut qu’il soit amélioré de telle ou telle manière. À la limite, on peut vous dire que votre truc ne marche pas ou ne marche plus quand je dis que le capitalisme est cuit et qu’il est foutu, je vais vous mettre la référence * à un petit groupe de personnes qui sont d’accord avec moi, que le capitalisme est foutu et ces personnes ont une particularité, c’est qu’ils sont tous milliardaires. Voilà. Il y a des moments où la réalité s’impose même à ceux dont les intérêts sembleraient aller dans la direction opposée.
Vous avez compris, j’espère, ce que je voulais vous dire : que c’était à la fois mon remerciement, mes remerciements, à votre égard d’avoir soutenu cet effort et une petite analyse de ma part, pourquoi ça ne marche pas, pourquoi ça devrait marcher, qu’il faut peut-être faire les choses autrement et pourquoi nos sociétés ont tendance, en ce moment, à se polariser entre des gens qui croient, eux, que les problèmes qui se posent sont des problèmes purement techniques et des autres qui disent « Non, le problème est mal posé. On a oublié les fins. On a oublié les valeurs que l’on essaye de mettre en application, en œuvre, et votre truc ne marche pas ! ».
Voilà, j’espère, en ayant dit cela, avoir fait avancer un tout petit peu le schmilblick et je vous dis à très bientôt j’espère.
° Andrew Feenberg, Technosystem. The Social Life of Reason, Harvard University Press 2017
* Greg Jaffe, Capitalism in crisis: U.S. billionaires worry about the survival of the system that made them rich, The Washington Post, le 20 avril 2019
Laisser un commentaire