Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Je voudrais revenir sur une question que j’ai déjà évoquée dans mon billet intitulé Le monde enchanté de Maurice Allais où je dissèque une citation de Maurice Allais et montre où est l’erreur de raisonnement. Ce billet appartenait à la phase « déconstruction ». Vous avez été nombreux à appeler à une phase de « reconstruction » et vous vous y êtes mis d’ailleurs sans m’attendre et vous avez bien fait. Le moment est venu de m’y mettre moi aussi parce que même si je ne pense pas qu’il y ait de scandale criant dans le mécanisme de création de la masse monétaire, une chose m’est apparue en tout cas clairement : le phénomène de la monnaie est très mal compris et encore plus mal expliqué.
Plusieurs d’entre vous se sont attaqués à la monnaie dans une perspective linguistique ou épistémologique, ce qui n’est pas un mauvais angle d’approche, même si on peut se perdre aussi très facilement dans ce labyrinthe. Je vais commencer par reprendre au philosophe des sciences Wolfgang Stegmüller la distinction qu’il a introduite entre « concept théorique » et « notion pré-systématique » (1). Un « concept théorique » a un sens fixé une fois pour toutes, une « notion pré-systématique » a un sens encore lâche : « tout le monde la comprend » mais en réalité, tout le monde la comprend différemment – suivez mon regard !
Eusèbe touche sa paie de 1000 €. Il en met 900 à la banque Tirelire et 100 dans sa poche. La banque Tirelire doit conserver des réserves fractionnaires de 10 % sur l’argent qu’Eusèbe a déposé sur son compte mais il reste 810 € [900 € – (900 € x 10%)] qu’elle peut prêter, et elle les prête effectivement à Casimir.
Boris Ascrizzi a proposé une très bonne illustration en termes de ballons et de petits billets qui prennent la parole au nom de ballons et disent : « Je reviens dans dix minutes ». Si j’appelle ballons et billets simultanément « monnaie », j’utilise le mot monnaie en tant que « notion pré-systématique » parce que le sens du mot n’est pas fixé : il s’applique à deux choses différentes.
Je vais moi introduire plusieurs termes dont j’entends bien qu’ils soient tous des « concepts théoriques », de telle manière qu’ils ne puissent servir que dans une seule fonction dans les raisonnements : argent, fortune et reconnaissance de dette .
Eusèbe touche sa paie qui est de l’argent. Il dépose 900 € de cet argent à la banque et laisse 100 € de cet argent au fond de sa poche. La banque Tirelire donne à Eusèbe en échange de son argent, une reconnaissance de dette de 900 €, conserve comme réserve 90 € de cet argent et donne à Casimir 810 € de cet argent. Casimir donne en échange à la banque Tirelire une reconnaissance de dette de 810 €.
Il y avait 1000 € en argent au moment où Eusèbe a reçu sa paie. Au bout de l’opération, 100 € de cet argent sont dans la poche d’Eusèbe, 90 € dans la poche de la banque et 810 € dans la poche de Casimir. Rien ne s’est perdu, rien ne s’est créé de cet argent : le total est toujours de 1000 €. L’argent respecte ce que j’appelle un « principe de conservation des quantités ».
La fortune est un nouveau concept : la fortune, c’est l’argent dont on est propriétaire : elle additionne l’argent qu’on a et l’argent qu’on vous doit. Cette addition est justifiée sur le plan juridique : l’argent qu’on vous doit vous appartient, vous en êtes légalement le propriétaire. La reconnaissance de dette témoigne de cette propriété et en confirme le montant. La fortune d’Eusèbe est de 1000 € (100 € dans sa poche, 900 € sur son compte à la banque) ; la fortune de la banque est de 900 € (90 € dans son coffre et 810 € dans la poche de Casimir) et la fortune de Casimir est de 810 € (dans sa poche). Le total des fortunes est de 1000 € + 900 € + 810 € = 2710 €. La somme des fortunes est 2,71 fois plus élevée que la somme d’argent.
Dans mon raisonnement, « argent », « reconnaissance de dette » et « fortune » sont des concepts théoriques : le sens de ces mots est sans ambiguïté. Les problèmes conceptuels n’apparaissent que si j’introduis maintenant la « notion pré-systématique » de monnaie et si j’appelle « argent » dans mon vocabulaire = monnaie, ma « reconnaissance de dette » = monnaie scripturale et ma « fortune » = encore une fois, monnaie. Dans ce cas-là, au bout de l’opération, le montant de ma « monnaie » a été multipliée par 2,71 pour une raison qui, si elle n’est pas nécessairement scandaleuse, n’en est pas moins totalement mystérieuse.
Ah oui, mon concept de fortune, c’est évidemment la « masse monétaire M1 », là aussi une expression malheureuse, si argent et reconnaissance de dette sont déjà tous deux de la « monnaie ».
Revenons alors à la fameuse citation de Maurice Allais :
« Fondamentalement, le mécanisme du crédit aboutit à une création de moyens de paiement ex nihilo, car le détenteur d’un dépôt auprès d’une banque le considère comme une encaisse disponible, alors que, dans le même temps, la banque a prêté la plus grande partie de ce dépôt qui, redéposée ou non dans une banque, est considérée comme une encaisse disponible par son récipiendaire. À chaque opération de crédit il y a ainsi duplication monétaire. Au total, le mécanisme du crédit aboutit à une création de monnaie ex nihilo par de simples jeux d’écriture ».
Allons, allons Maurice : « moyens de paiement », « encaisse disponible », « dépôt », « opération de crédit », « monnaie », « jeux d’écriture » : pas étonnant qu’une chatte n’y retrouve pas ses jeunes !
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(1) Wolfgang Stegmüller, 1976 The Structure and Dynamics of Theories, New York : Springer-Verlag
(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
68 réponses à “Monnaie, « monnaie scripturale » et… monnaie”
C’est très intéressant ce que vous écrivez. Merci !
L’exemple de Paul montre que la fortune d’Eusèbe est et reste de 1000 € et que celle de Casimir est de 810 €.
Si Casimir et Eusèbe sont des cigales et décident ensembles d’aller faire la fête au Cashbar, ils peuvent le même soir boire et manger pour 1810 € (Casimir payera en cash et Eusèbe sortira son chéquier). Bien sûr Casimir a toujours une dette envers la banque, mais il se mettra en faillite. Merci la banque tirelire, elle a permis à nos deux compères de dépenser ensembles 81% de plus que l’apport initial (si Eusèbe avait prêté 810 € à Casimir, il lui en resterait 190 et ensembles ils n’auraient pu dépenser que 1000 €).
Si la monnaie est ce qui permet de consommer, il y a bien eu création monétaire ex nihilo de la banque Tirelire. C’est un paris sur l’espoir que Casimir sera fourmi et non cigale, qu’il investira cet argent dans une activité profitable à terme (par exemple étudier la finance) et pourra donc rembourser au lieu d’aller se soûler.
Et ça n’est pas fini, le Cashbar a encaissé 1810 € de nos compères, et il déposera cette somme le lendemain à la Banque Tirelire….
@de passage
Pour ma part, j’en suis arrivé à la conclusion que la notion de « valeur » relevait du champ de la métaphysique; le choix d’une foi en quelque chose.
C’est aussi pour cela qu’elle est impossible à définir, justement parce que cette définition repose sur une foi.
Dans la foi qui est la mienne, le meilleur étalon de la valeur, c’est le temps.
C’est sans doute parce que, dans la foi qui est la mienne, c’est ce qu’il y a de plus précieux.
@Chris
« une autre “bonne” solution serait d’obliger la banque à demander à Eusèbe s’il accepte de prêter une fraction se ses dépôts, quelle est la fraction qu’il accepte de prêter et sur quelle durée. »
Ce faisant vous reduisez l’échange (de service) entre les personnes et au final l’un se retrouvera comme créancier de l’autre. La banque ne sera plus qu’un entremetteur.
@Ybalbel
« ce n’est pas un problème dans un système global, car on considère que tout le monde ne va pas retirer en même temps. C’est un risque sciemment couru pour accélérer le développement économique. Pas d’arnaque ou de scandale la dedans. »
Je suis d’accord mais le problème actuel n’est il pas dans le fait que tout le monde souhaite une liquidité immediate?
enfin ce que je vois surtout c’est que Eusèbe a mis à la banque le fruit de son travail et que Casimir a fait les yeux doux à la banque.
Cette dernière lui a refilé un papier (attestation de pret) échangeable contre des espèces sonnantes et trébuchantes.
Ce qu’on peut comprendre c’est que si Eusèbe et Casimir veulent retirer ensemble leurs avoirs, la banque exerce une pression sur la banque emetrice de billets pour leur donner ces espèces (900€ pour Eusebe et 810 pour Casimir).
J’interprète cela comme le fait que la banque a créé de l’argent une valeur à partir d’une promesse qui pourrait ne pas être tenue.
Et que la banque émetrice de billets devient l’otage de la banque accordant des prêts car elle doit emettre autant de billets que l’autre banque emet des prêts.
C’est à dire que si la quantité de prêts devient trop importante, la crédibilité du billet générée par la banque centrale est attaquée. Pour ma part, mon idée initiale de limiter les retraits ne me parait pas si stupide.
cela permet tout de même des échanges, donne du temps à la banque pour resoudre les problèmes et reduit la consommation de façon non inégalitaire (le plafond peut même être assez haut). Tout le monde dit que la trajectoire que nous avons à l’heure actuelle n’est pas soutenable. alors pourquoi faudrait il la soutenir?
@thelast,
Il me semble que la limitation de retrait existe déjà dans les faits. Essayer de retirer tout l’argent de votre compte en liquide pour voir… 🙂
Cher Paul,
J’ai aimé lire votre article jusqu’à ce que je me bute à un os. Il s’agit de la notion de fortune.
Vous dites: « La fortune, c’est l’argent dont on est propriétaire : elle additionne l’argent qu’on a et l’argent qu’on vous doit. (…). La fortune d’Eusèbe est de 1000 € (100 € dans sa poche, 900 € sur son compte à la banque) ; la fortune de la banque est de 900 € (90 € dans son coffre et 810 € dans la poche de Casimir) et la fortune de Casimir est de 810 € (dans sa poche). Le total des fortunes est de 1000 € + 900 € + 810 € = 2710 €. La somme des fortunes est 2,71 fois plus élevée que la somme d’argent.
Le problème que j’ai par rapport à votre raisonnement sur la fortune, c’est que si je considère votre définition du concept théorique « fortune », alors la fortune de la banque n’est pas de 900 € car elle (la banque) n’est pas propriétaire de ces 900 €. Elle en est la débitrice d’Eusèbe. En droit, le concept théorique du propriétaire et celui du débiteur sont radicalement différent. Il en va de même pour la fortune de Casimir qui n’est pas de 810 € car lui également est débiteur de la banque. D’ailleurs dans le langage courant, lorsqu’on emprunte de l’argent on dit: »ce n’est pas mon argent, c’est un emprunt que je dois rendre ». Ceci ne correspond absolument pas à la notion de propriété (usus, abusus et fructus).
A partir de cela, je ne comprend absolument pas votre multiplication de la fortune, c’est à dire si j’ai bien compris, de l’argent (celui qu’on a et celui qu’on nous doit) dont on est propriétaire.
Merci de m’apporter votre éclairage.
Oui, c’était trop expéditif, il faut que je revienne sur tout ça. C’est d’ailleurs ce que je suis en train de faire aujourd’hui-même.