Ouvert aux commentaires. 80% de ce qui est écrit là a bien été dit par moi durant l’entretien. Dans les 20% il y a par exemple le fait que Jean-Jacques Rousseau a écrit dans Les confessions : « Enfin je me rappelai le pis-aller d’une grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de pain, et qui répondit : ‘Qu’ils mangent de la brioche’ », et qu’étant mort en 1778 il ne parlait pas de Marie-Antoinette en 1789. Etc. Critiqué par vous sur tel ou tel point, je me ferai un plaisir de vous dire s’il s’agit des 80% ou des 20%.
En marge du grand débat national, « La Voix du Nord » publie une série d’entretiens avec des experts et des témoins de tous horizons afin de nous éclairer sur les crises que traverse le pays. Aujourd’hui, rencontre avec Paul Jorion, anthropologue et psychanalyste.
Propos Recueillis Par Yannick Boucher | 05/03/2019
Paul Jorion est professeur associé à l’Université catholique de Lille. Photo Philippe Pauchet – VDNPQR
– Vous avez été l’un des rares penseurs à avoir prévu l’effondrement de la planète financière aux États-Unis en 2008. Aviez-vous senti venir le mouvement des Gilets jaunes du 17 novembre ?
« Je l’attendais depuis au moins trois mois en écrivant sur l’Amérique de Trump. On pourrait remplacer le Nebraska par la Creuse ou par une autre région économiquement sinistrée. Une population qui se sent perdue, des régions anciennement industrielles et une ruralité sans modernité, exposée aux méfaits de l’agriculture très intensive, une classe ouvrière à qui on promet une reconversion dans l’industrie et un populisme qui veut ériger des murs en espérant se protéger. Avec Trump, j’avais la grille de lecture. J’ai cru comprendre ce qui allait se passer en voyant arriver cette histoire du passage de la limitation de vitesse de 90 à 80km/heure. Le temps était le seul luxe des gens qui roulent beaucoup, surtout dans les campagnes. »
« La limitation à 80km/h, une invention de bureaucrates ! »
« Un temps précieux pour aider à vivre. Et là, on ne volait pas de l’argent, mais du temps. Ce problème de vitesse en voiture était indifférent à ceux qui habitaient dans les grandes villes. C’était une décision technocratique, une invention de bureaucrates mais il n’y a pas moins de morts avec cette mesure. Et on a eu très vite deux France, deux vérités. »
– L’affrontement entre ces deux France était-il inévitable ?
« Je le pense, et il a lieu régulièrement. La différence, avec le mouvement des Gilets jaunes du 17 novembre, c’est son caractère de jacquerie. C’est une évidence d’historien : la foule du 17 novembre 2018 ressemble beaucoup à celle qui prit la Bastille le 14 juillet 1789. Dans les deux cas, nous avons des gens du peuple qui représentent l’entièreté d’un éventail politique, hors élites. En 1789, c’était hors membres du clergé et de l’aristocratie. Il faut revoir La Marseillaise , le film de Jean Renoir en 1938, juste après le Front populaire, avec les textes d’époque. Comme cela résonne aujourd’hui ! On comprend que les revendications vont dans tous les sens, que le mouvement est désordonné avec l’apparition en surface d’une polarisation des populations, générant du populisme. »
– Qu’est-ce qui vous surprend le plus dans ce mouvement spontané qui donne lieu à présent à de nombreux débats partout en France ?
« La surprise, c’est la haine qui vient d’en haut, davantage que la colère qui vient d’en bas. Comme avec Marie-Antoinette qui répondrait au manque de pain des Parisiens en leur conseillant de manger des brioches, nous sommes dans le grand fossé qui sépare les gens d’en bas – ou du milieu – et ceux d’en haut. Notre président de la République a fait des réponses à la brioche tous les trois jours. Quand il dit qu’on a qu’à traverser la rue pour trouver du boulot, nous sommes dans le sujet. Cela conforte les préjugés complotistes les plus graves, contre par exemple l’establishment, les sphères du pouvoir, les grandes banques, les multinationales. Dans les réactions du président, il y a quelque chose de l’ordre de la provocation, une volonté inconsciente d’affrontement qui traduit une arrogance de classe. C’est croire que le monde fonctionne avec la vision que l’on a de lui. Cela se ressent encore avec ce grand débat national. On y retrouve plusieurs vérités, plusieurs descriptions du monde. Les élites ont défini le monde autour d’elles et imposent leur vision, c’est plus simple pour elles et c’est aux autres de nier que les choses soient de la manière dont les élites les présentent. »
– Le mal est-il si profond en France ?
« Le sentiment de ne plus être correctement représenté au niveau de l’État est devenu majoritaire. Les visions semblent irréconciliables sur les priorités, ce qui s’est incarné dans l’opposition entre la fin du mois et la fin du monde. Deux grandes études universitaires américaines éclairent ce décalage. Les chercheurs ont demandé aux gens ce qui était nécessaire pour améliorer leur vie. Mais une infime part des 1 200 réponses a fait l’objet d’un traitement au niveau des parlementaires. Presque rien n’était remonté au niveau du pouvoir, renforçant l’idée chez les gens que les lois sont écrites par les représentants des lobbies. Il sera intéressant d’examiner le sort des questions soulevées par les prises de parole des Français dans le cadre du grand débat actuel… »
– Ce grand débat est-il une solution ?
« Peut-être, mais la crise restera vive et les vérités seront toujours aussi opposables. Un seul exemple. Le grand débat pose la question, officielle : Que faire pour protéger la biodiversité et le climat tout en maintenant des activités agricoles et une industrie compétitive ? Entre les lignes, pour ceux qui ont rédigé la question (les élites), c’est répondre qu’il ne faut surtout toucher à rien pour ne pas nuire à l’économie. Comment mettre sur le même plan la compétitivité des entreprises, une question de marges, de profits et l’extinction en cours des espèces ? C’est se moquer du monde que de les mettre sur le même plan. Mais on en est là. Du coup, des gosses qui font la grève de l’école pour défendre le climat, cela pose des problèmes aux gouvernements, comme en Belgique. C’est une forme inédite de désobéissance civile et cela peut aller loin parce que la notion de génération future va revenir au centre des débats. »
« Nous sommes dans une dynamique de chaos avec trop de chemins possibles »
« Dans les années soixante, on parlait du «vaisseau spatial Terre», tous embarqués dans le même vaisseau avec un destin commun. Ces luttes, les Gilets jaunes, les pro-climat, les syndicats vont se poursuivre car nous sommes dans une dynamique de chaos avec trop de chemins possibles. Il n’y a pas un chemin mais 50 000 chantiers. Pendant la Révolution française, Saint-Just avait prononcé son dernier discours pour supprimer les corps intermédiaires, entre le peuple et les élites. Il parlait de vice et de vertu pour distinguer les bons et les méchants. Cela déboucha sur la Terreur, comme unique solution pour gérer le pays en éliminant ceux qui refusent la vertu. Mais laquelle ? Celle pensée par les élites ? Ce grand débat est sain pour le pays, les prises de parole sont nombreuses, malgré tout. Il y aura toujours 15 % de la population qui exprimera une mise en mots d’une réaction viscérale, comme un écho à leurs problèmes, avec des personnalités rigides qui voteront pour les partis les plus rigides. Mais la majorité de la population se montre capable de réfléchir et de considérer les différents arguments. C’est bien sûr très encourageant. »
– Que faudrait-il faire pour améliorer la vie des gens ?
« Bien des choses, mais avant tout remettre à plat la question de l’emploi car tous les emplois vont disparaître. Il n’y a déjà plus d’obstacle à la généralisation de l’intelligence artificielle. Il faut dès que possible dissocier la question des revenus de l’ancien salariat des ouvriers-employés mais pas seulement. On commence à éliminer des boulots à bac + 10. Les médecins font 5 % d’erreurs, la machine qui fait déjà certains de leurs gestes n’en fait pas 1 %. Tout va très vite etil faut inventer des revenus qui ne proviennent pas du travail. Je propose aussi une taxe robot, une idée du XIXe siècle avec Sismondi sur la valeur ajoutée apportée par la machine mais perçue par son propriétaire. Ici, le travailleur ne paierait plus d’impôt, mais c’est la machine qui paiera. Si la mécanisation est un bienfait pour toute l’Humanité, il n’y a pas de raison qu’elle ne profite qu’aux rentiers. C’était déjà l’idée de Sismondi : le travailleur remplacé par une machine devrait obtenir une rente à vie sur la richesse que la machine créerait dorénavant à sa place. Au lieu d’un revenu universel de base qui servirait de prétexte pour liquider la Sécurité sociale, je propose d’utiliser la taxe robot comme le moyen de revenir à la gratuité absolue dans les domaines de la santé et de l’éducation, d’étendre la gratuité aux transports en commun et à l’alimentation ou au logement de base. Je suis avec d’autres engagé dans le nouveau mouvement Place publique pour tenter de forger une troisième sorte de gens raisonnables, clarifiant les problèmes sans arrogance de classe.
Il faut revenir dans un monde où les valeurs ne seront plus remplacées par la valeur. À mes yeux, c’est tout l’enjeu des solutions à apporter aux crises actuelles de la société française. »
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