Je publie en feuilleton la retranscription (merci à Éric Muller !) de ma très longue conférence le 29 novembre 2018. Ouvert aux commentaires.
Question de la salle : Bonsoir. Tout d’abord, je vais commencer par un petit éloge. En Belgique, il y a pas que la bière, Magritte et Brel. Je lis un peu Chantal Mouffe, Jean-Pierre Lebrun, et avec plaisir je vous lirai. Vous proposez des voies nouvelles, et plus même : au niveau politique, vous avez survécu pas plus mal sans gouvernement. J’espère que l’un de vous, intellectuels, ferez un jour un livre pour confier ce que vous pensez de cette expérience. Je suis béotien dans l’économie, mais je crois qu’Adam Smith, l’un de ses postulats avec le libéralisme, c’était la régulation. Aussi, en même temps que Tocqueville, on voit comment s’en éloigner. Après, quand on voit actuellement dans l’économie ce que j’appelle moi une religion avec le ruissellement, et on voit bien que le ruissellement, un M. Ghosn qui a fait de la rétention, c’est pas bien possible. Par contre, comment on peut revenir aussi – vous les universitaires vous le connaissez – à mieux diffuser, plutôt que la pensée de M. Jean Tirole, la pensée de Steve Keen, qui dans le grand public, en France, n’est pas connue.
PJ : Oui, merci, merci pour les Belges. Effectivement, les Belges ont eu la chance qu’au moment où il a été question d’austérité, la Belgique soit restée sans gouvernement très longtemps. Vous vous souvenez sans doute, c’était M. Blanchard, l’économiste du Fonds monétaire international, qui a fait remarquer relativement récemment – je ne sais pas si c’est lié au fait qu’il a disparu comme économiste en chef du Fonds monétaire international – qu’une erreur fondamentale avait été faite au moment où on avait dit qu’il fallait faire l’austérité. Il y avait quelque chose qu’on appelle le multiplicateur, il y avait un calcul qui n’avait pas été fait. Il n’avait pas été fait parce qu’on avait, dans le cadre du libéralisme, imaginé que cette valeur était une constante etc. – vous pouvez voir ça dans l’article de M. Blanchard. Il a fait son mea culpa en tant qu’économiste en chef du fonds monétaire international mais personne n’a dit « Ah oui, nous avons fait une erreur majeure en proposant l’austérité par une erreur de calcul ! ».
Donc, oui, la Belgique a échappé à ça en étant sans gouvernement, ce qui est effectivement une chance. Il faut dire aussi que la Belgique est un pays extrêmement conservateur, c’est-à-dire qu’on ne change les choses qu’en dernière extrémité, et que ça donne au système une inertie qui parfois est dommageable quand il y a des poussées, je dirais, de modernisme, mais qui aussi protège le système quand on est dans des périodes justement de crise, parce qu’il y a une énorme résistance. Les questions linguistiques n’ont aucun effet sur ça. Il y a effectivement quelque chose de national en Belgique, qu’on trouve aussi un peu aux Pays-Bas, qui est cette espèce de sens… Je cherche le nom du personnage chez Flaubert qui représentait cette sorte de confiance dans l’évidence, évidence, bien entendu, tout à fait construite.
Vous posez la question du libéralisme. Il y a un malentendu total à propos de Adam Smith et de sa main invisible. Les grands économistes prix Nobel se sont réunis – si j’ai bon souvenir c’était en 2006 – ils se sont réunis à Kirkcaldy, qui est le lieu de naissance de M. Adam Smith, et ils s’étaient cotisés pour mettre un grand buste d’Adam Smith sur la place. M. Alan Greenspan qui à l’époque était encore à la tête de la Federal Reserve – la banque centrale américaine – a fait un splendide discours qu’on retient certainement parce que c’est un discours qui nous expliquait que toute crise d’ordre financier était impossible. On était en 2006. Ce monsieur n’était pas un imbécile – il n’est toujours pas un imbécile; il y vit toujours – mais c’est un Libertarien, comme on dit, radical. C’est quelqu’un qui est convaincu que la main invisible d’Adam Smith règle absolument tout. Quand il a été accusé – c’était dans les derniers jours du mois de septembre ou peut-être dans les premiers du mois d’octobre, juste après l’effondrement – quand il a été interpellé devant le sénat américain, il a fait une référence assez obscure au fait que les banquiers n’avaient pas suivi leur intérêt et qu’il n’aurait pas pu prévoir ça. C’était une référence à la main invisible d’Adam Smith qui dit la chose suivante : « Il ne faut pas demander au boucher, au brasseur, au boulanger de veiller tous à l’intérêt général. Ils veilleront à l’intérêt général bien plus sûrement en s’occupant – de manière assez égoïste – de leurs propres affaires »
À quoi répondait Adam Smith quand il a dit ça ? C’était une réflexion encore – il était Écossais mais, bien entendu, il circulait dans le cadre de la Grande-Bretagne à l’époque – c’était encore une contribution au grand débat qui durait depuis la révolution, la Révolution anglaise [1642-1651], la révolte contre le roi Charles 1er, dirigée par Olivier Cromwell. Que se passe-t-il ? Un général remplace la royauté, on se débarrasse ensuite [de son fils qui lui a succédé] et on ré-instaure la royauté [en 1660]. Alors, dans toute la période qui suit, grand débat en Grande-Bretagne : où faut-il mettre le seuil ? Où faut-il arrêter le pouvoir de l’État sur les citoyens pour respecter au mieux la liberté des citoyens individuels ? Donc, débat qui dure depuis pratiquement un siècle au moment où Adam Smith pose la question, donc, dans son livre majeur La richesse des nations publié en 1776, il répond toujours à cette question : que le roi ne s’occupe pas trop de la vie individuelle des citoyens. Le système va fonctionner de manière spontanée, bien mieux que si on réglait une société uniquement par injonctions venant du haut. M. Adam Smith, il faut bien le dire, c’est quelqu’un qu’on appellerait « de gauche » aujourd’hui : il fait des remarques extrêmement déplaisantes sur les patrons et est très très positif sur les ouvriers. Quand la révolution française éclate en France, il est l’un des rares en Grande-Bretagne à prendre parti officiellement pour la révolution française. Il meurt très rapidement – si j’ai bon souvenir, il meurt en 1790 ou 1791 [1790] – mais c’est quelqu’un qui se situerait maintenant à l’extrême gauche s’il fallait le situer. Quand les grands banquiers de Wall Street vont dévoiler un buste à son honneur à Kirkcaldy, dans sa ville natale, il y a là un énorme malentendu.
La question à laquelle il répondait, c’était celle de la Révolution anglaise. Ce n’était pas une réflexion sur le libéralisme ou même sur l’ultra-libéralisme qui conduit maintenant à dire que, à la limite, il faudrait que l’État ne s’occupe plus que d’une seule chose, c’est la propriété privée, et pour le reste, il faut laisser les initiatives aux individus. Vous savez que il y a en particulier des libertariens qui sont, je dirais, la forme ultime de l’ultra-libéralisme, des gens comme M. Rothbard aux États-Unis qui prônait que même la défense nationale soit assurée simplement par l’initiative individuelle : « S’il y a des gens qui ont de l’argent et qui veulent qu’on protège le pays, eh bien pourquoi ne le mettraient-ils pas là à la disposition ? » C’est la position qu’on appelait au début du XIXe siècle « l’État veilleur de nuit » : l’État doit s’occuper uniquement de veiller, peut-être même pas à la sécurité nationale, mais à la défense de la propriété.
Petite remarque : il n’y a pas qu’aux États-Unis, il n’y a pas qu’en Grande Bretagne. Vous vous souvenez qu’en 1789 – une révolution qui est à la fois populaire et bourgeoise – c’est un moment où une pensée fort anticléricale apparaît aussi dans la population. Beaucoup de prêtres sont réfractaires, il y a un grand courant anti-religieux dans la population à ce moment-là. On élimine toute réflexion en termes de religieux quand on écrit la Déclaration universelle des droits de l’homme et des citoyens, sauf dans l’article 17 où on écrit « la propriété étant un droit inviolable et sacré… » ! C’est-à-dire que ce mot qu’on refuse d’utiliser définitivement, on le réintroduit pour défendre autre chose, qui est la propriété privée. C’est la grande naissance du libéralisme, et quand on me parle, comme quand moi je reprends des choses à Robespierre, par exemple sa proposition dans son Discours sur les subsistances, pour la gratuité pour l’indispensable, et qu’on me critique comme M. Baverez – avec qui j’aurai une grande discussion après-demain, une fois de plus – qui m’est tombé dessus quand j’ai cité Robespierre : j’ai dit « Mais monsieur, n’oubliez pas que Robespierre c’est le grand défenseur des petites et moyennes entreprises, comme on dirait maintenant, et qu’on ne peut pas l’attaquer comme ça ! » voilà. Il faut re-situer toutes les choses dans leur contexte : les problématiques sont différentes à différentes époques. J’espère que j’ai répondu à votre question.
(à suivre…)
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