Retranscription de Le navire sombre de la fière Albion, le 16 novembre 2018. Merci à Éric Muller !
Bonjour, nous sommes le vendredi 16 novembre 2018, et mon exposé d’aujourd’hui aura un titre un peu pompeux mais tout à fait d’actualité et adéquat : « Le navire sombre de la fière Albion. »
Je parle assez souvent du Brexit, en particulier dans des textes sérieux, dans les chroniques que je consacre au sujet dans le journal Le Monde, chroniques reproduites en Belgique dans l’Écho et aussi dans le magazine du milieu des affaires belges qui s’appelle Trends-Tendances, j’ai l’occasion de parler du Brexit. Quand j’en parle sur le blog, à part reproduire ces textes, c’est davantage sur un mode ironique. Parce qu’à mon sens, la décision d’un gouvernement conservateur britannique de mettre au vote l’appartenance ou non à l’Union Européenne, pour des questions de querelles internes à l’intérieur de ce parti conservateur, était une des décisions les plus mal venues que l’on puisse imaginer. Non pas qu’on ne puisse pas remettre en question le fait d’être membre de ceci ou de cela, mais parce qu’on aurait pu deviner que les gens qui voteraient pour sortir de l’Union Européenne le feraient pour les plus mauvaises raisons qu’on puisse imaginer, pour des raisons épidermiques, pour des raisons de mécompréhension des problèmes qui se posent, pour des raisons de nationalisme primaire, pour des raisons qui pourraient être manipulées de l’extérieur.
On a parlé de la firme qui s’appelle Cambridge Analytica, une firme possédée (de manière complète au départ) par un fameux ultralibéral libertarien, M. Robert Mercer, un dirigeant de Edge Fund américain, et sa fille Rebekah, et où le personnage de Steve Bannon – qui a été conseiller à la Maison Blanche et qui en est parti – une sorte d’éminence grise des milieux d’extrême-droite fascisants, proto-fasciste, identitaire, suprématiste, etc. – ont essayé, en plus de manipuler les élections présidentielles américaines, de manipuler également le vote au référendum du Brexit. Est-ce qu’ils ont eu un succès considérable ou non ? Les analystes ont montré que des différences très faibles, même s’ils n’avaient obtenu que des résultats très faibles d’influencer le public, ont pu faire la différence, en particulier aux États-Unis dans des votes tangents, et dans le cas du Brexit aussi.
Plus récemment, le 1er novembre – il y a 15 jours – on a appris qu’un certain M. Arron Banks était inquiété en Grande-Bretagne. C’est un assureur très riche, il finance le UKIP – United Kingdom Independence Party – une organisation d’extrême-droite identitaire nationaliste, dont la figure emblématique est un certain M. Nigel Farage, qu’un certain nombre d’entre vous ont trouvé comique au départ mais qui est simplement un représentant d’un mouvement fasciste : il est intervenu de manière assez comique à plusieurs reprises au Parlement Européen parce qu’il est là pour ridiculiser l’institution – et ça a pu faire rire un certain nombre d’entre vous – mais vu ce qu’il représente, ce n’est absolument pas drôle. Ce n’est pas un personnage drôle.
Alors, il a été question même d’un second référendum, dont le motif pourrait être fait des manipulations faites par M. Arron Banks, et, en particulier, des sommes qui se montent à plusieurs millions de Livres, dont certains journalistes d’investigation sérieux disent qu’il n’y a pas d’autres sources possibles pour cet argent que la Russie. Il s’agirait là d’une collusion dans le vote du Brexit – du même genre que celles qui sont, sinon prouvées, du moins affirmées par la commission Mueller aux États-Unis – avec, à la clé, des inculpations de civils russes mais aussi de fonctionnaires du Ministère de l’intérieur. La firme Cambridge Analytica est intervenue dans le vote du Brexit, le monsieur Arron Banks est intervenu aussi dans des conditions absolument douteuses, mais toujours dans le même sens, c’est-à-dire prendre dans le sens du poil des gens dont les réflexes nationalistes feront que l’idée de rester à l’intérieur de l’Union Européenne est une idée mauvaise, et qu’il faut voter contre. Il y a aussi quelques personnages sérieux qui sont en faveur de cela. Je ne parle pas de M. Boris Johnson, ancien maire de Londres qui a été aussi ministre des Affaires Étrangères dans le gouvernement de Mme May, qui a démissionné. Mais il y a des gens comme M. Jacob Rees-Mogg, qui est un politicien, je dirais, classique, de droite, mais qui est quelqu’un de sérieux. Il y a quelques personnages encore, je dirais, qui représentent quelque chose dans ce mouvement.
Ce qu’il y a en ce moment, c’est une zizanie absolue au niveau du gouvernement britannique. Un accord a été passé avec M. Barnier représentant l’Union Européenne, un accord de 585 pages – donc pas grand monde ne l’a lu dans son entièreté – sur un accord qui serait un accord de Brexit. Mais cela a conduit immédiatement, hier, à la démission de plusieurs personnages importants, dont le ministre du Brexit, ce qui, bien entendu, fait mauvaise impression. D’autres ministres l’ont suivi. Il était question encore de l’éventuelle démission ce matin de M. Gove, qui pourrait être le nouveau ministre du Brexit, mais il a affirmé, par son entourage, qu’il n’allait pas quitter le navire. Mais donc, Mme May défend non seulement le projet de Brexit mais aussi son gouvernement, et elle est à la tête d’une tentative d’empêcher une rébellion de renverser entièrement son gouvernement, et de la mettre au rancard.
Alors, pourquoi est-ce que je vais parler de ça – de manière ironique, quelques fois sur le blog et encore récemment ? C’est parce qu’il s’agit, avec ce Brexit, de l’entropie à l’œuvre. Si on avait voulu mettre sur le papier une caricature de manière de désintégrer nos systèmes, eh bien on aurait pu mettre sur le papier, effectivement, le projet du Brexit. Et il n’est pas impossible, n’est-ce pas chers amis, que dans le cadre de la cyberguerre – la troisième guerre mondiale qui a lieu depuis un certain nombre d’années entre le monde occidental et le monde qui correspond à celui de l’ancienne Union Soviétique – il n’est pas impossible qu’il y ait eu, effectivement, des tentatives délibérées de la part de la Russie d’introduire la zizanie en soutenant ce Brexit. Je ne dis pas que la décision du Premier ministre britannique de l’époque était motivée par une influence russe directe – on n’est pas dans la situation des États-Unis – mais il est bien possible que les services secrets aient mis tout ce qu’ils ont pu en terme de ressources pour essayer de faire voter les britanniques en faveur du Brexit. Et dans ce cas-là, il y a des gens certainement en Russie qui doivent rigoler du matin au soir en ce moment et sabler le champagne de manière quasi permanente, ou la vodka puisqu’il s’agit plutôt de la Russie.
Zizanie absolument totale. Elle était prévisible, c’est pour ça que j’en ai parlé dès le vote en disant que ce Brexit était impossible, en réalité, à mettre en œuvre. Parce qu’il allait produire des catastrophes d’ordre économique : Trop d’imbrication, trop d’implication du Royaume-Uni dans l’Union Européenne. Et surtout, facteur que j’ai mentionné immédiatement – et j’ai peut-être un certain mérite à l’avoir mentionné immédiatement parce que ce n’est venu dans les discussions qu’un peu plus tard (6 mois…, un an plus tard) mais c’est revenu au centre des discussions – remettre en question l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union Européenne, c’était remettre en question le statut de l’Irlande, et en particulier l’absence de frontière dure, en ce moment, entre l’Irlande du Nord, qui faisait partie (sous le nom d’Ulster) du Royaume-Uni (et en fait toujours partie) et de l’Irlande, qui a obtenu, dans une guerre de libération, son indépendance – une partie, la partie inférieure, la partie la plus importante, la partie sud [de l’île] d’Irlande. On a fait disparaître la frontière de fait entre les deux : il n’y a plus de contrôle. C’est comme à l’intérieur, voilà, de la zone de Schengen, et cela a mis fin à une guerre d’indépendance, à une guerre civile dans la partie nord. Pourquoi guerre civile dans la partie nord ? Parce que les catholiques, qui étaient en majorité dans les provinces du Sud, ce qui avait permis de créer une république irlandaise – sous forte influence de l’église catholique, à l’époque. Dans la partie nord, il y avait une majorité – et c’est encore le cas, mais ça va basculer rapidement pour des raisons démographiques – il y avait majorité de protestants. D’où venaient ces protestants ? C’était essentiellement des colons venus d’Écosse, ce n’est pas des gens qui étaient en Irlande depuis des temps immémoriaux. C’étaient des gens qui, si je me souviens bien, au cours des 17°, 18°, 19° siècles, étaient venus s’installer là, avec leur religion d’origine qui était le protestantisme, et leur allégeance – bien manifestée dans leurs manifestations – à la
Maison d’Orange, une référence à l’époque où un roi, Guillaume, a été à la fois roi d’Angleterre et des Pays Bas, ? de là ? appartenant à la Maison d’Orange – la ville bien connue du midi de la France.
Alors, impossibilité en réalité de remettre en question ce qui avait été [signé] – C’était à la fin des années 90, quand il y avait eu le fameux accord qui avait permis de créer la situation actuelle – impossible de revenir en arrière. Cette guerre civile irlandaise a été une horreur – vous le savez sans doute -, et recréer délibérément des conditions qui remettraient en place une situation de ce type-là, c’est bien sûr du suicide, sans parler de toutes les difficultés économiques liées à la sortie de l’Union Européenne.
Vous le savez, si je dis ça, ce n’est pas par sympathie pour la City de Londres qui prend un mauvais coup dans cette affaire. C’est pas ça; mais il s’agit de la survie de la Grande-Bretagne, à l’intérieur d’un ensemble qui est l’ensemble européen. Il n’est possible – vous le savez, c’est mon opinion – il n’est possible, en ce moment, que de faire des sorties par le haut, en s’arrangeant tous ensemble. Pourquoi ? Parce que le cadre général – vous le savez bien – ce sont des problèmes environnementaux, ce sont des questions de ressource à la surface de la Terre, et ce n’est pas en répondant dans des nationalismes, des sous-nationalismes, des régionalismes… Voilà : des identitarismes qu’on peut retrouver les moyens d’arranger les choses. C’est, au contraire, en s’intégrant dans des unions plus grandes.
Est-ce que ça veut dire que l’Union Européenne est bien gérée ? Est-ce à dire que la Zone Euro est bien gérée ? Est-ce à dire que la que la Commission Européenne fasse des choses qui aillent dans la bonne direction ? Non ! Non ! Mais ce n’est pas lié au fait que ce sont des organisations supranationales. C’est lié au fait que nous, nous tous, nous votons pour avoir des représentants qui défendent des propositions ultralibérales. Ça c’est notre faute, c’est notre faute à nous que l’on n’arrive pas à convaincre nos voisins, nos parents, nos oncles et nos tantes, nos concierges et je ne sais quoi – de voter pour des gens qui permettraient de faire des institutions correctes.
Alors, la solution, c’est pas la solution de la dynamite, de faire sauter et d’essayer de trouver quelque chose d’autre à la place, c’est-à-dire se remettre en tout petits morceaux. En tout petits morceaux, ce n’est pas la solution. Ça ne conduirait qu’à des catastrophes, des guerres entre les petits morceaux, des choses du genre Kosovo et compagnie… C’est pas des choses à encourager.
Alors, que faire !? En Grande-Bretagne, il faut qu’il sorte de cela, il faut qu’il fasse un second référendum, que les gens cette fois-ci, que les citoyens britanniques aient cette fois compris de quoi il s’agissait et votent pour rester dans l’Union Européenne, et que par ailleurs ils élisent des représentants qui feront qu’on puisse faire de l’Union Européenne quelque chose qui défendrait nos intérêts à tous – l’intérêt général – et pas simplement de faire passer au niveau de l’Union Européenne comme au niveau de la Zone Euro, simplement de mettre un tampon sur les document écrits par les lobbys des plus grosses firmes. Il faut que la communication commence à s’établir, entre les citoyens et entre ce qu’ils veulent.
Vous vous souvenez de ce papier de MM. MM. Gilens and Page aux États-Unis, ils avaient fait une analyse (j’en parle dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière, qui a paru d’ailleurs hier en allemand), ils avaient regardé les problèmes qui intéressent les Américains, ils avaient fait une liste d’un millier, et avaient regardé de quoi on discute dans les parlements et ce que l’on vote, et s’apercevant (sauf dans les quelques cas où ce que demandent les américains coïncide avec les souhaits d’une grosse entreprise) jamais ces questions ne sont même discutées. Ce n’est même pas que le vote est négatif, mais ça n’arrive jamais au niveau des discussions. jamais ces questions ne sont même discutées.
Alors, il faut maintenant que ce qui nous préoccupe, que ce nous voudrions, que l’intérêt général retrouve un moyen de remonter vers le sommet. Et ce n’est pas nécessairement dans le cadre d’institutions existantes, ça peut être par de nouveaux moyens, voilà, comme cette Rébellion contre l’extinction qu’on lance en Grande-Bretagne – qui conduit à une manifestation samedi. En France, on aura les Gilets Jaunes, en Grande Bretagne, on verra quel succès récolte cette tentative de demander aux citoyens de prendre les choses en main en dehors des parlements nationaux, des parlements européens qui sont, on l’a compris, qui sont des endroits où l’on parque, où l’on gare en fin de parcours des gens que l’on ne sait plus utiliser ailleurs, comme autrefois on mettait les anciens officiers coloniaux – dont on ne savait plus quoi faire parce qu’il n’y avait plus de colonie – on en faisait du personnel des Nations Unies. Je ne vous parle pas de choses imaginaires : j’en ai personnellement souffert ! Voila !
Alors, qu’espérer ? Espérer qu’on fasse un nouveau vote, que ce nouveau vote te permette aux Britanniques d’exprimer le fait qu’ils ont compris qu’on les manipulait, qu’on essayait de faire appel à nos plus mauvais sentiments, à leurs plus mauvais instincts, et qu’ils votent pour rester dans l’Union Européenne et ensuite voilà qu’on se mobilise tous pour que cette Union Européenne serve à quelque chose d’autre qu’à être l’organisation de marchés qui arrange essentiellement les marchands, et, comme disait déjà M. Thorstein Veblen, en 1904, « les braves populations n’imaginent pas de manière spontanée que les marchands [non pas] nécessairement le souci de faire les choses au mieux de leurs intérêts ».
Nous avons eu depuis le temps depuis 1904 de constater que ce n’était pas le cas; Nous avons eu depuis le temps depuis 1904 de dire que cette histoire d’offre qui doit primer sur la demande, que la richesse se ruisselle vers le bas, nous avons eu le temps, quand même, de nous rendre compte que tout ça ce sont des salades qu’on nous vend, des couleuvres qu’on nous demande d’avaler, et que ce n’est pas comme cela que le monde fonctionne.
Alors, chers Britanniques, faites ce que vous pouvez pour qu’il y ait un second référendum. Votez pour rester dans l’Union Européenne, et ensuite, faisons de l’Union Européenne quelque chose d’utilisable pour l’intérêt général. Voilà : c’est dans cet ordre- là qu’il faut le faire. Alors, pour la première fois peut-être sur le blog, je dis quelque chose de sérieux à propos du Brexit, J’essaie de mettre quelques éléments en place, et il est probable que dans mes articles à venir, bien entendu, je parle de ces choses.
Il sera question de choses de cet ordre- là, certainement, à Bordeaux la semaine prochaine, et un peu plus tard à
Cannes, dans un débat qui sera intéressant, certainement, avec M. Nicolas Baverez avec qui j’ai déjà eu l’occasion de discuter. C’est quelqu’un qui n’a pas les mêmes opinions que moi, mais nous sommes des gens qui nous respectons l’un-l’autre. Nous connaissons les dossiers – c’est mon opinion à son sujet et il a l’amabilité de considérer que c’est mon cas aussi – et nous parlerons de ces choses-là à Cannes. On verra où on en sera à ce moment-là – ce sera [le 1° décembre] – et beaucoup plus tôt que ça, la semaine prochain, à Bordeaux, une discussion à ce sujet-là avec des gens intéressants aussi comme M. Bayrou, comme une grande journaliste allemande sur ces questions [Michaela Wiegel, du Frankfurter Allgemeine Zeitung], et ainsi de suite. Voilà.
Allez, à bientôt, passez un bon week-end.
@PJ (« Annie, je lis ceci : qu’en pensez-vous ? ») Annie n’est plus là, mais il reste ChatGPT. (…