Retranscription de Sauver le genre humain, mais comment ?, le 11 novembre 2018. Merci à Eric Muller !
Bonjour, nous sommes le dimanche 11 novembre, et pas n’importe quel 11 novembre : le 11 novembre 2018, c’est-à-dire un siècle après une énorme boucherie, un carnage extraordinaire :des millions de personnes qui sont mortes, des jeunes soldats, mais pas seulement des jeunes soldats. À certains endroits dans cette « guerre civile européenne » comme on l’a appelée, il y avait des gens qui sont venus qui n’avait pas envie de venir. Ceux qu’on a fait venir d’Afrique, ceux qui sont venus d’Australie, de Nouvelle-Zélande, du Canada, des États-Unis… pour se joindre au grand massacre. Chez nous, ce sont surtout des populations, effectivement, de soldats qui sont mortes, mais en quantité absolument considérable de dizaines, de centaines de milliers, des millions de jeunes homme. Et dans d’autres pays, ce sont surtout les populations civiles qui ont écopé, comme en Turquie, où il y a eu là des millions de morts, de morts civiles.
Une occasion de penser, donc – mais c’est pas ça qui nous manque : les occasions de penser, malheureusement, ne nous manquent pas, et moi, j’ai eu personnellement, l’occasion de beaucoup réfléchir c’es trois jours de la semaine dernière (mardi, mercredi, jeudi) où j’ai parlé de mon dernier livre Défense et illustration du genre humain. J’ai parlé de cela à différents auditoires. Vous êtes venus, vous les lecteurs du blog. Vous pouviez venir aussi bien à Lille mardi, que vous pouviez venir aussi à Paris, jeudi, pour vous joindre à un petit groupe de psychanalystes, et dans une pièce où on pouvait mettre vingt-cinq personnes, vous étiez j’ai bien cinquante, mais ça s’est très bien passé.
L’enseignement que je tire d’avoir parlé de ce livre trois jours de suite, c’est la chose suivante, et elle aurait déjà pu m’apparaître à partir des compte-rendus – j’allais dire des critiques mais ce n’est pas des critiques, je vais vous expliquer pourquoi – des compte-rendus qui ont été fait de ce livre.
Ce livre n’a pas produit de critiques, c’est ça qui est tout à fait extraordinaire. Personne n’a pris la peine de dire : « Ce livre n’est pas bien » d’une manière ou d’une autre, ce qui veut dire que ceux qui l’ont lu peuvent considérer qu’il n’y a rien à en tirer, ou bien qu’il faudrait en dire beaucoup de bien – ce qui a été le cas de deux personnes. Deux personnes m’en ont dit un tel énorme bien que j’étais un peu gêné à lire leur texte, Mais elles ont été très isolées.
Sur quoi cela attire-t-il mon attention ? De la même manière que mes contact avec vous ces trois jours de la semaine écoulée, c’est que c’est un livre qui est très exigeant. Il est très exigeant parce qu’il demande une conversion. Il demande à celui qui va souscrire aux thèses de ce livre , il demande de changer sa perspective de vue sur les choses de cinq ou six manières différentes – je n’ai pas compté – et non seulement de changer de perspective sur cinq ou six choses très importantes dans notre vie, mais de les combiner de la manière que je suggère. Et à ce moment-là, c’est autre chose qui apparaît. C’est tout à fait autre chose : une autre représentation, non seulement du monde mais aussi de ce qu’est notre espèce – le genre humain – à l’intérieur de ce monde, et le rapport que nous avons avec les choses qui sont extérieures (ou même celles que nous produisons et que nous avons une tendance extrêmement nuisible à appeler artificielles), et qui nous sommes à l’intérieur même de ce cadre, avec la vision un peu décentrée que nous ont produit différentes révolutions de la manière de voir les choses, Darwin à une époque, Freud à une autre et ainsi de suite. Et là, pourquoi est-ce que je prône cette autre manière de voir les choses ? Mais, bien entendu, parce qu’elle me paraît être l’alternative. Elle me paraît même être la seule alternative qui donne une petite chance de survie à notre espèce à la surface de la terre.
Parce que, qu’est-ce qu’on a en ce moment ? Je vous le dis rapidement – je vous rappelle des choses que vous savez déjà : on a, d’une part, un ultra-libéralisme conservateur qui dit aux gens qu’il n’y a pas de problème, qu’il suffit d’un peu de détermination, un peu de bonne volonté et un peu de force de caractère, de traverser la rue pour trouver un bon emploi… Voilà : « Si on est pauvre et qu’on n’est pas content, on n’a qu’à travailler un peu plus, et puis on cessera d’être pauvre, et tout s’arrangera », une représentation qui va à l’encontre de toute description réaliste du monde tel qu’il est – pour autant qu’une représentation de ce type-là ait jamais existé, en tout cas, elle n’existe plus maintenant. J’ai déjà attiré l’attention sur le fait que les gens qui disent comme ça « Traversez la rue, vous allez trouver l’emploi qui vous convient, vous allez devenir riche ou vous allez devenir milliardaire » s’ils y croient, eh bien, c’est grave en soi parce que ça veut dire que ce sont des gens qui n’ont pas accès à une information fiable sur le monde tel qu’il est. S’ils mentent, s’ils disent cela en sachant que ce n’est pas vrai, à ce moment-là, j’ai déjà employé le mot de « criminel » et je n’hésiterai pas à le réutiliser.
Et en face de cela, il y a une opposition qui apparaît. C’est une opposition qui manque de moyens. Qui manque de moyens de représentation, qui tombe facilement dans des thèses complotistes, qui relie ces thèses complotistes par des pointillés faute de mieux. Et ça, je le dis souvent, c’est parce qu’on refuse, on refuse à une opposition à cet ultralibéralisme, on refuse les moyens d’avoir accès à l’information et à des théories dignes de ce nom, et on produit, on soutient en particulier quelque chose qu’on essaye de vendre au public sous le nom de « science économique » et qui est un simple discours idéologique qui sert essentiellement aux financiers pour dire au reste du monde – aux politiques pour commencer et au reste du monde par la suite : « Laissez-nous faire; on a compris comment ça marchait et c’est très très compliqué. Il ne faut pas que vous vous en occupiez, et de toute manière, il n’y a pas moyen que cela fonctionne autrement. » Et ça aussi c’est criminel. Ce n’est pas simplement que la « science » économique soit quelque chose auquel on croit ou on ne croit pas, comme l’astrologie. Non, c’est criminel parce que c’est l’armature, c’est l’outil intellectuel qui est utilisé par des gens pour nous imposer un certain type de solutions auxquelles ils ne croient pas eux-mêmes, et auxquelles les prix Nobel d’économie ne croient pas non plus quand ils nous proposent des solutions – admirables en terme de logique de profit – qui nous permettent de ne faire augmenter la température à la surface du monde que de quatre degrés et demi… De qui se moque-t-on en donnant des prix Nobel d’économie a des « zouaves » de ce type là ? (je reprends un vocabulaire un peu tintinesque).
Alors, d’un côté, on a ça, et par ailleurs, on a des gens de bonne volonté qui essayent de vivre dans les interstices de ce système en disant : « Ce n’est pas pour nous, on ne s’en occupe pas » mais qui n’utilisent que des solutions absolument individuelles. Je vais vous lire un petit passage d’un truc qu’on m’a envoyé tout à l’heure – je remercie la personne qui m’a signalé ça – c’est quelqu’un qui écrit : « Qui aurait été assez insensé pour croire que le recyclage aurait pu arrêter Hitler, que le compostage aurait pu mettre fin à l’esclavage ou nous faire passer aux journées de huit heures, que couper du bois et aller chercher de l’eau au puits aurait pu sortir le peuple russe des prisons du tsar, etc. » C’est un certain Monsieur Derrick Jensen, c’est un militant écologiste américain, mais c’est un militant écologiste de choc, je dirais politique, comme vous avez pu le voir dans le passage que je viens de citer. Il nous explique : « La culture de la consommation et la mentalité capitaliste nous ont appris à prendre nos actes de consommation personnelle (ou d’illumination) pour une résistance politique organisée », et là, il attire l’attention sur quelque chose que vous savez : ce sont ces gens qui vous disent : « Eh bien, voilà : moi je prends des solutions individuelles de ce type-là, et si tout le monde faisait pareil, eh bien nous irions tous ensemble dans la bonne direction », en mettant entre parenthèses qu’il faudrait au moins que des centaines de millions de personnes aient la possibilité de le faire de la même manière, si pas des milliards, en mettant entre parenthèses le fait qu’il faudrait, pour être appliqué, que ce soit un « impératif catégorique » comme disait Kant – quelque chose que l’on ne peut appliquer que parce que cela s’applique à tout le monde -, en mettant entre parenthèses qu’il faudrait des centaines de millions, des milliards de personnes qui soient en position de le faire, en fait, on ignore la possibilité d’une solution.
Il y a trop d’endroits au monde – pour prendre un seul exemple – où les terres sont polluées et où faire un jardin [potager] dans son jardin serait extrêmement dangereux. Je vous l’ai raconté à l’époque, c’était il y a quelques années : un ami à moi qui me parlait de ce type de solutions et qui m’avait expliqué que, là où il se trouvait, il n’avait pas la possibilité, malheureusement lui, d’appliquer ces bons principes parce que la terre dans la ville de Liège où il habite est tellement polluée – elle a été polluée pendant des centaines [d’années], des siècles, et il faudrait encore au moins des dizaines d’années pour la dépolluer – que ce genre de chose n’est pas possible.
Et ce que je vois maintenant est un peu dommage. C’est que, ces personnes qui sont un peu, je dirais, coincées dans des solutions de type purement individuel, [elles] évoluent pour la plupart vers une représentation du monde qui est, elle aussi, de type individualiste, c’est-à-dire le mode de pensée survivaliste : « Bon, eh bien, on n’y arrivera peut-être pas, effectivement : on n’est peut-être pas assez nombreux à vouloir aller à vélo ou à planter des courgettes sur notre balcon etc. C’est grave, mais on va quand même s’arranger », et on va s’arranger en petits groupes qui vont respecter ce genre de principes, et qui vont se défendre, et qui vont organiser des oasis etc. Et là encore, ça portera peut-être dans le meilleur des cas sur des petits groupes, d’isolats qui vont pouvoir vivre de telle et telle manière… Mais si il n’y a plus assez d’oxygène dans l’atmosphère, s’il y a trop de gaz qui sont toxiques pour nous, si on ne trouve plus d’eau potable et en quantité suffisante dans le monde, si ce que nous appelons « les aliments assimilables » ne sont plus en quantité suffisante (voir le film La route), il n’y aura pas de groupe survivaliste qui s’en sortira.
Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ? Et bien, ce que j’espère moi, c’est qu’on va adopter mes propositions de changer la manière de regarder le genre humain, comment il se situe dans le monde, ce qu’il est, qu’est-ce que sont les individus, les sujets, à l’intérieur de cela, et qu’on va pouvoir, là, retrouver des solutions aux questions que nous nous posons. Et là, ce ne sont pas nécessairement des réponses inattendues, dont on n’a jamais entendu parler. On va retomber, à mon avis, sur pas mal de choses que l’on connaissait déjà, à une époque, sous le nom de « socialisme utopique » probablement, ou « socialisme petit-bourgeois » si je pense à Sismondi. Qu’est-ce que c’est que ces termes de « socialisme utopique », de « socialisme petit-bourgeois » ou de « socialisme chrétien », etc. ? Ce sont les termes, péjoratifs bien entendu, utilisés par Marx et Engels dans le Manifeste communiste. Il faut peut-être se débarrasser une fois pour toutes de ces qualificatifs infamants, et se dire que c’est là, peut-être, qu’il y a les sources d’inspiration les plus importantes pour nous.
Ça ne veut pas dire qu’on puisse faire un monde comme ce que ces gens ont essayé de décrire, les choses ont changé considérablement : nous sommes plus nombreux, la technologie nous permet de faire un certain nombre de choses… Il y a, dans ce socialisme « utopique » … « petit-bourgeois », etc., un peu d’illusions sur la nature humaine qui serait peut-être meilleure qu’elle ne l’est en réalité, mais il y a là un terreau fertile, et j’espère qu’avec mes cinq ou six petits changements de paradigme, avec le regard différent que je propose sur la manière dont nous sommes et dont nous pourrions être – et qui provoque la conversion de quelques personnes, ce qui est très encourageant – qu’on pourra provoquer la percolation, c’est-à-dire le fait que des petites conversions de ce type aient lieu de voisin à voisin, de parent à parent, et que nous pourrions peut-être aller rapidement dans la bonne direction.
Il ne faut pas se faire trop d’illusions : il y a des gens qui sont, je dirais, les quatre fers dans des solutions de type « se débarrasser de telle ou telle minorité » pour faire avancer les choses. Ce sont des gens qui feront difficilement machine-arrière, mais on ne peut pas se permettre le luxe de dire qu’on va mettre un certain nombre de personnes de côté pour la solution du genre humain, de sa survie à la surface de la terre, dans un monde où on retrouverait de la diversité, où l’on reproduirait ce paradis terrestre qu’on aurait pu faire – et qu’on a peut être connu, d’ailleurs, comme le disent certains, à une époque où on était des chasseurs-cueilleurs. C’était peut-être ça, on n’aurait peut-être jamais dû en sortir, on n’aurait peut-être dû jamais planter du blé et essayer de s’adapter à ça et ainsi de suite… Mais il est un peu tard, il est un peu tard pour envisager ce type de solutions : il faudra trouver des solutions avec sept milliards de personnes ! Et pour ne pas prendre des raccourcis comme de nous dire : « Oui mais, il y a des solutions qui sont possibles avec etc. etc » et quand j’ai fait le calcul l’autre jour, pour quelqu’un, en disant : « Comment est-ce qu’on pourrait faire ? De combien faudrait-il baisser le nombre d’humain à la surface de la Terre pour que votre solution optimiste soit envisageable ? » Il faudrait réduire – c’est approximatif – il faudrait quand même réduire d’un facteur de l’ordre de mille fois à dix mille fois. Donc ça, c’est quand même énorme, c’est quand même très difficile à faire !
Allez, on va essayer autant qu’on peut. On va essayer de sauver le monde, le genre humain a la surface de notre planète qui est si belle, même quand on fête des anniversaire tragiques de la manière peu subtile donc nous essayons de résoudre nos problèmes (j’ai trouvé une petite périphrase pour remplacer le mot que je m’apprêtais à vous dire).
Allez, passez un bon dimanche.
@Pascal (suite) Mon intérêt pour la renormalisation est venu de la lecture d’un début d’article d’Alain Connes*, où le « moi »…