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Le travail, grand impensé de notre société
Martine Vandemeulebroucke
La robotisation et le développement de l’intelligence artificielle ne suscitent pas seulement des inquiétudes pour le marché de l’emploi. Le remplacement de l’homme par la machine interroge sur la place du travail dans nos représentations sociales, mentales, sur la spécificité du travail humain. Sommes-nous prêts à encaisser ce « tsunami » social ? Eléments de réponses avec le philosophe Pascal Chabot et Paul Jorion, anthropologue et expert en intelligence artificielle.
Selon une étude de l’institut wallon des statistiques de 2017, un emploi sur deux serait menacé en Belgique par la robotisation. Nous connaissons déjà un chômage structurel important. Peut-on imaginer une société où seule une minorité travaille ?
Pascal Chabot : Il est extrêmement difficile de répondre à cette question, qui relève de la prospective et doit, à ce titre, faire l’objet d’une critique épistémologique. L’on entend en effet souvent dire que « les études convergent pour dire que la robotisation va menacer de nombreux emplois et conduire à une réelle aggravation du chômage ». Mais l’on entend tout autant l’autre voix, disant que « les études convergent pour dire que cette disruption qu’est la robotisation va créer énormément de nouveaux emplois ».
La démarche la plus honnête, me semble-t-il, est d’abord de confesser une certaine ignorance, laquelle est bien excusable puisqu’il s’agit du futur. C’est plutôt le savoir qui doit être interrogé, et sans doute faut-il au cas par cas étudier les motivations des études, leurs biais, la provenance de leurs financements. Ce qui est certain, c’est qu’un changement profond est en cours. Ce qui est également certain, c’est que ce changement a déjà des impacts sur l’emploi. Dans les supermarchés comme dans les banques, c’est-à-dire aux caisses comme aux guichets, de nombreux emplois disparaissent. Cela est sensible.
La thèse d’une création d’emploi lié à la digitalisation et à la numérisation ne doit pas être trop vite balayée. Des disruptions de ce type, c’est certain, sont créatrices d’emploi tout autant que destructifs. La vraie question n’est pas de savoir de quels emplois il s’agira – cela est difficilement anticipable –, mais plutôt de se demander : comment faire pour que les emplois qui seront créés soient intéressants. Car le défi véritable est de conserver les emplois que l’on pourrait dire de niveau moyen, c’est-à-dire ceux qui ne sont ni hautement qualifiés, lesquels seront difficilement automatisables, ni ceux qui sont faiblement qualifiés, lesquels ne sont pas « intéressants » à automatiser. Si c’est la seule logique du profit qui domine et décide, alors il faut nourrir le souci que l’automatisation ne soit surtout violente pour la classe moyenne, et donc clivante pour la société. La classe moyenne étant toujours une sorte de rempart contre les extrémismes politiques, sa préservation est une question centrale.
Emmanuel Macron a dit : « Si vous voulez du travail, il suffit de traverser la rue ». Des phrases comme celle-là deviennent criminelles.
Paul Jorion : Oui, on peut imaginer une société où une minorité travaille. Mais pas dans le cadre économique qui est le nôtre maintenant, celui où une personne est remplacée par un robot, un logiciel, une machine, remplacement qui produit de la richesse pour son seul propriétaire. Nous n’avons absolument pas intégré cette notion de la disparition du travail du point de vue économique. Nous aurons d’un côté des gens qui bénéficieront des gains du capital et de moins en moins de personnes dont les revenus seront liés au travail. Cette question a pourtant été posée dès la fin des années 60 aux Etats-Unis où une étude disait qu’il faudrait déconnecter le revenu du travail effectué. Emmanuel Macron a dit : « Si vous voulez du travail, il suffit de traverser la rue ». Des phrases comme celle-là deviennent criminelles. On ne peut pas imaginer que Macron ignore le problème, celui d’une main d’œuvre de plus en plus nombreuse qui se bat pour un nombre de plus en plus réduit d’emplois, un phénomène qui pousse bien entendu les salaires à la baisse. L’uberisation du travail est déjà là. C’est le travailleur qui est prêt à faire le travail pour le moins cher possible qui l’obtient.
Comment maintenir alors notre système social ? Faut-il taxer les robots ? Instaurer un revenu universel ?
Paul Jorion : J’ai été le premier à proposer l’idée d’une taxe robot. Je l’avais conçue comme un moyen de financer un revenu universel de base mais lorsque j’ai commencé à penser à la dimension pratique du revenu universel, plusieurs obstacles me sont apparus. D’abord le revenu universel ne règle absolument pas les disparités de revenus et les laisse même s’accroître. C’est aussi une incitation au consumérisme alors qu’on devrait plutôt se lancer dans une forme de décroissance. Un autre danger, c’est la mauvaise utilisation de l’argent par son bénéficiaire. Bien sûr, on retrouve là le vieil argument des patrons du 19e siècle : si on augmente les ouvriers, ils vont boire la paie supplémentaire. Ce n’est pas vrai dans tous les cas mais ce serait vrai dans certains. Il y a des gens qui avec ce revenu universel iront acheter des billets de loterie ou s’en serviront pour des actions illicites. Mais la contestation la plus sérieuse du revenu universel vient de mon expérience de banquier pendant 18 ans. Si on donne un revenu supplémentaire aux gens, la finance s’efforcera dans chaque banque de prendre cet argent.
Que faire alors ?
Paul Jorion : Taxer les robots pour financer une extension de la gratuité. Revenir en priorité à la gratuité totale de l’assurance maladie invalidité, de l’enseignement et puis l’étendre aux transports de proximité. Je suis aussi en faveur d’une gratuité de l’alimentation de type élémentaire. On critique toujours le système de food stamps aux Etats-Unis. Leur avantage, c’est qu’on ne peut pas les détourner pour autre chose. C’est un système qui est protégé contre les mauvais usages par l’utilisateur et contre une prédation par le système extérieur.
Aujourd’hui, beaucoup de travailleurs sont pris dans l’étau d’une activité qui envahit leur vie privée, qui est source d’un stress important. Pourrions-nous passer d’une société de burn-out, où le travail consume les forces de l’individu, à celle du vide, où le travail n’est plus ?
Paul Jorion : Les situations de burn-out sont le plus souvent artificielles. C’est une conséquence du fait que si l’on peut remplacer sept comptables par seulement cinq, parce que la machine fait le travail des deux autres, on n’en gardera que quatre ou trois, en accentuant la pression sur eux. Le travail humain coûte plus cher que celui de machine. Alors, on essaie de s’en débarrasser et de pousser les gens à la démission. Si on veut vraiment prendre en considération la question de l’emploi, il faut s’attaque à l’endroit où tout est défini et ce n’est pas dans le droit mais par la manière dont le sont les règles comptables. On nous dit qu’elles sont neutres. Ce n’est absolument pas le cas. Quand les règles comptables disent que le travail du salarié est un coût pour l’entreprise, ce n’est pas neutre. Pourquoi ne le dit-on pas quand il s’agit de verser des dividendes aux actionnaires ? C’est pourtant la même chose, c’est rémunérer ceux qui ont fait des avances à l’entreprise, en capital ou en travail. Les règles comptables ne sont pas rédigées dans un processus démocratique par les députés, les membres d’un gouvernement, elles le sont par des firmes privées. Qui définit la manière dont nos règles comptables sont définies ? Ce sont les grandes firmes d’audit. Qui décide vraiment de notre sort ? Ce sont elles.
Pascal Chabot : Le travail est un des grands impensés de nos sociétés. Il structure les existences, nourrit les personnes et les familles, procure satisfactions et désespoirs. Pourtant, il n’est pas si souvent théorisé. Son manque effraie et provoque parfois des détresses violentes ; mais sa surprésence engendre des pathologies en imposant aux individus des rythmes et des buts parfois toxiques.
Il est à cet égard intéressant de se souvenir que les technologies ont été massivement introduites dans la société au cours des années 60, en étant accompagnées d’un discours sur la civilisation du loisir et celle du temps libre. Alors déjà, des propos sur la possibilité d’un chômage de masse se faisaient entendre. Ces propos ne se trompaient pas pour ce qui concerne certains secteurs (par exemple la diminution de travailleurs dans l’agriculture) mais n’avaient pas anticipé d’autres augmentations (les métiers du transport et de la transformation de matière agricoles). Mais ce qui est certain, c’est que le discours sur la civilisation du loisir fut une sorte de Cheval de Troie qui, en ses flancs, et sous couvert d’une plus grande jouissance du monde, introduisit une série de technologies de capture de l’attention, assez différents de ce que l’on pouvait alors appeler « loisir ». Certes, le temps de travail a souvent diminué, mais le temps passé devant les écrans a, quant à lui, été démultiplié. S’agit-il vraiment de « loisir » ou, comme on a pu le dire, d’un travail déguisé rentable pour les algorithmes publicitaires ?
Dans une société de plus en plus robotisée, la tâche la plus importante sera probablement de se trouver des ilôts de non-connexion pour échapper aux technologies de capture de l’attention et de la volonté.
Le modèle d’une société plus « vide », dans laquelle les robots s’agiteraient tandis que les humains pourraient librement flâner ne me semble pas vraiment crédible. Si en effet le robot prend parfois la place de l’humain, il n’en doit pas moins être commandé. L’humain évoluera donc toujours plus vers le statut d’un « donneur d’ordre », ce qui est la contre-partie de l’introduction de « receveurs d’ordre » cybernétiques. Mais est-ce vraiment cela que nous voulons ? Sans doute pas, du moins personnellement pas. Dans une société de plus en plus robotisée, la tâche la plus importante sera probablement de se trouver des ilôts de non-connexion pour échapper aux technologies de capture de l’attention et de la volonté. Quelque chose comme le « Soi », qui n’est ni le Moi, bon petit soldat du système, ni le Sujet, clivé par les ultraforces de la robotisation et de la numérisation.
Paul Jorion : Quand j’étais gosse, on parlait de l’an 2000 et on évoquait la société des loisirs. On serait remplacé par des robots et c’était bien. La seule chose qu’on avait mise entre parenthèses, c’est que nous sommes dans un système capitaliste. Avoir des loisirs, d’accord mais si on n’a plus d’argent, comment les utiliser ? Dans toutes nos représentations, il y avait l’idée qu’on partagerait les bénéfices de la mécanisation. Or elle accroît les disparités et on entre alors dans le scénario d’un film comme Elysium où ne restent sur terre que des misérables et où quelques millionnaires vivent heureux et bien sûr immortels dans une station spatiale. L’auteur américain David Frase, nous dit que dans des situations comme celle-là, celle d’une minorité de riches et d’une majorité d’exclus, il y aura la tentation pour les riches de se débarrasser des autres. Il ajoute : « ne dites pas que cela n’arrivera pas, se débarrasser d’une manière industrielle d’une partie de la population, c’est déjà arrivé ».
Le travail est un facteur de cohésion sociale. Ne plus pouvoir se définir par son travail, par son activité ne va-t-il pas bouleverser complètement notre relation aux autres et à nous-même ?
Pascal Chabot : Le travail est facteur de cohésion sociale parce qu’il suppose la collaboration. La vérité sur le travail est que l’on travaille rarement seul, mais sous le regard de l’autre. C’est d’ailleurs pour cela que la reconnaissance est si importante dans l’univers professionnel, et que son manque est si violemment ressenti. Le jugement de reconnaissance provient souvent d’une personne avec qui l’on travaille et qui peut poser un jugement, souvent esthétique, sur notre manière de faire. Ce sont de telles validations de l’activité par autrui, faites en connaissance de cause, qui forment cette cohésion sociale. N’oublions toutefois pas que celle-ci peut aussi être corrompue, difficile ; et n’oublions pas non plus que la solitude n’est pas une maladie mais, pour certains, une manière de se déployer davantage vers l’intériorité. La cohésion sociale, importante bien sûr, ne peut devenir le credo d’une nouvelle normativité.
Votre question suppose qu’existerait un moment où les individus ne pourraient plus se définir par leur travail. Pour que cette évolution soit massive, il faudrait des changements extrêmement profonds, qui sont difficiles à anticiper, et auraient de très nombreux autres effets rebonds. Mais peut-être est-il en effet intéressant d’un peu moins valoriser cette catégorie de « travail » et de réhabiliter davantage les activités, lesquelles peuvent être interpersonnelles, culturelles, sociales ou environnementales. Ce dernier exemple montre des cas où ce n’est pas l’autre humain qui est source des jugements de reconnaissance. Pour le jardinier par exemple, le plaisir lié à son activité est surtout causé par la santé de ses roses… Le monde humain est important, mais il n’est pas la seule source de reconnaissance. Et pour prendre un autre exemple, le contact d’un outil, d’une machine ou d’un instrument peut également être source de bonheur, et constitutif d’identité. Déjà les enfants le savent, lorsqu’ils jouent avec leurs briques de lego.
Les robots peuvent désormais établir un diagnostic médical, écrire un court article journalistique, servir un café aux personnes âgées dans les maisons de repos. Nous pensions que certaines professions étaient irremplaçables parce qu’elles impliquaient une expertise, une empathie que ne pouvait avoir une machine. Mais alors qu’est-ce qui constitue la spécificité humaine ?
Pascal Chabot : Il est certain que, sur le plan philosophique, l’imitation de l’homme par le robot, entraîne de sérieuses modifications dans l’auto-compréhension de l’homme. La robotisation peut être vécue comme une quatrième blessure narcissique, après celles infligées par Copernic (la terre n’est pas le centre de l’univers), par Darwin (l’homme descend du singe) et par Freud (l’humain n’est pas seul à décider dans sa conscience). Que l’homme soit imitable, voilà qui peut lui donner l’impression d’une destitution. Mais il y a là un paradoxe, car cette imitation est précisément ce qui est recherchée : c’est pour faire marcher des robots comme des humains que certains ingénieurs déploient tant d’efforts. La robotisation, ne l’oublions pas, est œuvre humaine. Elle est une technologie créée et maîtrisée par des humains, et ce serait, du moins actuellement, entrer dans le plus grand des fantasmes que de croire en une technologique auto-produite, voire auto-poiétique.
La question à se poser est plutôt de se demander si les techniques créent du commun, habitable par tous, ou si elles fracturent l’univers en des groupes de plus en plus distants.
C’est surtout sur le plan social que la remplaçabilité est problématique. Or, là encore, il faut réfléchir : le robot qui, dans le home, interagit avec une personne âgée « remplace -t-il » véritablement la visite de se petite fille ? Sans doute que non… Les deux semblent pouvoir coexister, d’autant que la petite fille n’est souvent libre que le septième jour d’une semaine qui en compte 6 autres. Ce qui est intéressant dans ces matières, c’est que nos anticipations ou nos craintes ne sont pas toujours confirmées par l’expérience. L’on a en effet entendu de très nombreuses personnes âgées confier que jouer aux cartes avec un robot ne les dérangeait pas, au contraire. Le tout est de savoir mettre les frontières, de toujours garder l’humain au centre dans les analyses. Mais la mentalité technophobe qui voit dans la technique l’ennemi de l’humain, si elle fut compréhensible au vingtième siècle, n’est plus guère féconde pour habiter le présent. La question à se poser est plutôt de se demander si les techniques créent du commun, habitable par tous, ou si elles fracturent l’univers en des groupes de plus en plus distants.
Paul Jorion : Avec l’intelligence artificielle, ce sont des professions qui demandaient une très grande spécialisation, comme les médecins spécialistes, des avocats, qui vont être remplacées rapidement. Je viens d’un séminaire où l’on discutait des armes autonomes. Déjà maintenant, la question se pose de retirer l’homme du circuit. Dans ces machines qui vont se tirer les unes contre les autres, sur des civils ou sur d’autres militaires, toute intervention humaine sera un désavantage. On n’est déjà pas loin de confier entièrement la décision à la machine et de donner même peut-être la possibilité à la machine d’empêcher la surveillance, la supervision par l’être humain parce que nous ne sommes pas à la hauteur. Ce n’est pas de la fiction. Israël les utilise déjà.
Nous sommes déjà au stade où la machine peut corriger des programmes ou produire des programmes qui soient totalement opaques à l’être humain.
On va nous dire que c’est toujours l’être humain qui fait la programmation d’un robot. Nous sommes déjà au stade où la machine peut corriger des programmes ou produire des programmes qui soient totalement opaques à l’être humain. Certains utilisent l’image du chimpanzé dans une cage. Deux personnes discutent de savoir s’il faut le déplacer, lui amener ceci ou cela. Le chimpanzé ne comprend rien de ce qui se passe. Nous allons nous trouver dans la situation d’être le chimpanzé et d’avoir deux machines qui discutent entre elles de choses que nous ne pouvons pas contextualiser. Voyez ce robot qui a gagné au jeu de go. Il a joué et gagné contre des champions humains. Ces robots avaient appris en regardant des parties jouées par des êtres humains. Maintenant, il existe un robot qui a appris à jouer tout seul contre lui-même. Cela donne le vertige non ? Je reprends l’image du chimpanzé. Qu’on ne nous dise pas que cela n’aura jamais lieu. C’est déjà en train d’avoir lieu.
La spécificité humaine risque donc bien de disparaître ?
Paul Jorion : Mais oui. Nous avons une image de nous-mêmes à la fois trop grandiose et trop modeste. Trop grandiose quand nous disons qu’une machine n’arrivera jamais à faire aussi bien que nous et trop modeste en ne voyant pas que c’est nous qui avons inventé ces machines. Le fait d’avoir une machine qui fait moins d’erreurs dans le diagnostic du cancer qu’un médecin, c’est dommage pour le médecin mais on devrait aussi être fier d’être arrivé à cela. Les spécialistes en oncologie font, paraît-il, 5% d’erreurs, la machine 1% . La différence, c’est 4% de vies humaines gâchées. Alors 1 ou 5% d’erreurs ? On ne va pas hésiter une seconde.
Et pour le robot chez les personnes âgées… Je me souviens avoir lu que le dernier endroit au monde où l’on introduirait des robots, ce serait les maisons de repos. C’est là qu’on les a introduits d’abord. Nos intuitions ne sont pas toujours très bonnes.
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