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Tombé par hasard sur le Film « The Circle » annoncé comme de science-fiction, je dirais qu’il s’agit plutôt d’une allégorie de notre réalité, si on veut bien entendre par ce terme de « réalité » un consensus social de perceptions analysées.
Le film de James Ponsoldt, visible sur Canal Sat, sorti en 2017 et massacré par la critique insatisfaite du produit quand les ingrédients y sont de qualité, a le mérite de montrer quelques apories d’actualité : la subjectivité, la démocratie, l’I.A., en nouant ces 3 là de façon interpellante.
The Circle évoque autant le nouveau siège d’Apple (The Ring) à Cupertino, que le « on dit » des ambitions créatives et des conditions de travail chez Google et autres GAFA.
Évoquons d’abord la trame, l’implicite, le montré du scénario, version en français, avec des guillemets pour les « citations ».
Une obscure employée lambda Mae Holland obtient par son réseau amical (une amie déjà en poste) un emploi de rêve (bon salaire, bonnes conditions d’environnement du poste) dans une firme de high tech.
À la 13ème minute on apprend par un one man show du big boss, le big projet en cours, inonder la planète de minis cameras façon œil de verre, fournissant en temps réel via satellite « vision, qualité de l’air, météo, biométrie, trafic, reconnaissance faciale »… « tout pour mieux vous servir » ajoute le big boss. Il continue « tout le monde doit répondre de ses actes » « plus rien ne nous échappera, le vrai changement vient du regard »… « nous pourrons tout voir, parce que savoir c’est bien, mais tout savoir c’est mieux ». Ainsi s’achève par une standing ovation des employés la performance du big boss présentant son programme intitulé « See Change ».
À la 23ème minute l’employée découvre le niveau de surveillance de ses performances professionnelles par ses N+1 et la forte suggestion qui lui est faite de mieux « faire partie de la communauté », de fréquenter « le campus ». En effet sur un autre mode que le paternalisme des Maitres des Forges du XIXème voire sa mouture socialiste d’un Godin et son familistère, et autres Michelin, chez The Circle, on ne compte pas pour rendre plus accessible le bonheur de ses employés… avec la pente de type sectaire en gestation ! Il y a même un algorithme qui évalue tout ça en temps réel ! Plus tard le big boss dira que les employés sont « une famille » donc solidarité… Le must, l’employeur offre un bracelet capteur et d’analyse médicale qui informe de l’état des fondamentaux du corps de ses employés 24/24, 365/365, et… Vive la prévention et le big data…
À la 26ème minute, lors d’un autre show devant les employés, une député élue propose d’adopter la camera œil de verre pour ne plus rien cacher de ce que font les élus de leur mandat. Toute conversation téléphonique, email, réunion de travail, tout en ligne consultable en temps réel ou archivé. « Démocratie ouverte et responsable » devient le mot d’ordre de la firme.
37ème minute, Child Track, un projet est évoqué : implanter une puce qui permet de localiser chaque enfant, enfin une vraie alternative aux kidnappings.
50ème minute, « c’est ce qu’on cache qui nous nuit, les mensonges »… « si on élimine les secrets, si on partage les connaissances, on pourra réaliser notre potentiel ».
52ème minute. À nouveau en amphi avec les employés, le big boss fait avouer à l’employée Mae Holland que sa « conduite est meilleure quand elle se sait observée que quand elle ne l’est pas ». Donc « les secrets sont des mensonges » et « on se comporte mal quand on n’a pas de comptes à rendre ». Au final l’employée accepte de porter en permanence la camera œil de verre telle une cobaye avec quelques millions de « followers » et d’abord ses collègues.
À 1h05, une réunion de dirigeants propose l’inscription automatique des membres abonnés à The Circle sur les listes électorales, « objectif 100% d’inscrits 100% de votants », « l’idéal de l’idéal », puis ça verse sur la démocratie directe « imaginez qu’on ait les moyens technologiques de connaître en temps réel la volonté du peuple »… enfin « une vraie démocratie comme il n’en a jamais existé »…
À 1h11, nouveau show, 22 nations confient à The Circle l’organisation de nouvelles élections obligatoires, mais le hic ce sont les récalcitrants qui ne comprennent pas le changement en cours donc…
À 1h12, présentation d’un nouveau programme Soulsearch qui permet au niveau mondial avec toutes les cameras, les logiciels et la participation des inscrits de retrouver rapidement tout récalcitrant à la nouvelle démocratie en marche selon la volonté du peuple.
À 1h32, la tendance s’accélère, « une vraie transparence, et la communication permanente » de tous avec tous et envers tous… dirigeants compris…
À 1h34, « la vie privée a existé pendant un temps, maintenant c’est fini ».
Voilà pour l’essentiel la trame du récit, avec quelques historiettes secondaires mais précieuses, par exemple, la caméra est débranchée dans les toilettes, et dans la chambre parentale… ce qui témoigne de l’irréductible de la vie privée dans la sexualité au sens de Freud, ces jouissances des trous du corps, nez, oreilles, yeux, bouche compris.
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Ce rêve cauchemardesque articulant démocratie, subjectivité, et I.A. pèche par quelques impasses qu’il s’agit de relever, en dénouant la tentative de nouage idéal proposé.
Il s’agit d’un film des États Unis d’Amérique, un pays où le contractuel des relations humaines semble avoir pris le pas depuis longtemps sur le rapport de force plus enraciné dans la tradition française. La notion de fabrique du consentement, y est née, voir le documentaire d’Arte sur Edwards Bernays, cette fabrique possède d’autres ficelles que la servitude chère à La Boétie. C’est un pays où la notion de bien et de mal traverse les discours politiques d’une façon bien plus tranchée qu’en Europe. C’est le pays où s’est épanouie la révolution numérique et ses majors épinglés de l’acronyme GAFA. C’est enfin un pays où la notion de démocratie reste un souci, par une autre histoire que la France ou l’U.K.
Quelle subjectivité est engagée dans cette fiction ? Celle du sujet du droit, celle du sujet de la conscience, celles qui sont donc dominantes dans notre culture occidentale, et tellement d’évidence, qu’il faut une distance historique ou géographique pour réaliser qu’elles n’ont rien de « naturel ». Cette subjectivité de la conscience est pourtant en difficulté par le simple fait construit et martelé par Paul Jorion que pensées comme actes sont fabriqués et agis, avant que le sujet n’en ait conscience. Échec et mat, donc au « tout savoir » annoncé dans le film. L’idéal d’un sujet transparent aux autres, comme à lui-même trouve son aporie dans ce simple constat, avec lequel il faut bien vivre tous les jours. Il n’y a pas de sujet transparent mais au contraire une opacité que toutes les sciences dites humaines ou molles, s’emploient à déchiffrer. Le juriste rend même son tablier au psychiatre quand la raison des actes échappe à sa clairvoyance professionnelle, et la vérité juridique n’est qu’une des vérités possibles de lecture de l’acte. Il en est de tous les actes normaux dont les sujets normaux rendent compte (voir plus haut dans le film cette perle : « on se comporte mal quand on n’a pas de comptes à rendre »), bien ou mal, la façon dont chacun fabrique un compte rendu de ce qui justifie ses actes ou pensées n’est jamais très loin de celle de l’hypnotisé, qui au réveil va justifier son acte par le message oublié que l’hypnotiseur lui aura dicté, et qui vaudra pourtant pour lui comme explication personnelle et rationnelle ! Or cette grande messe participative à laquelle The Circle invite, (sur le mode de la scène du Parrain : c’est une offre que vous ne pouvez pas refuser »), au final chute avec le prix à payer « la vie privée a existé pendant un temps, maintenant c’est fini ».
Le récalcitrant à cette merveilleuse démocratie transparente et directe sera bien évidemment banni, mais le sujet n’est qu’effleuré avec une arrestation et une mort « accidentelle ». Les démocraties et républiques de nos jours semblent prendre la pente d’exclure de se mêler de la sphère de la sexualité de ses sujets, quitte à embarrasser l’appareil répressif et judiciaire sur les limites… C’est aussi un point d’achoppement majeur sur le souhait de transparence totale. Cette transparence totale est le revenant d’un autre nom : la figure d’un Dieu qui voit tout et entend tout, et non sans serviteurs.
Certes, si la technologie (mais pourquoi privée ?) peut simplifier et réduire les coûts de la mise en pratique d’une démocratie la plus directe possible, elle est pourtant impuissante à contraindre tous les déviants, inadaptés, récalcitrants, à participer gentiment de façon soumise. Chaque génération fabrique à l’insu de son plein gré des rebelles en tous genres à la place que le monde en l’état leur intime ou leur offre selon le point de vue. Exclus ou marginaux, mal intégrés ou pas intégrés, une frange certes minoritaire de la population résiste à l’autre, majoritaire, qui sait et veut faire le bien à l’image du sien. Après tout, celui qui dénonce anonymement signe traditionnellement « un ami qui vous veut du bien ». Ainsi dès qu’est utilisé le pronom personnel « nous » dans ce film ou dans la vraie vie, se pose la question d’identifier le nombre de « moi » concernés, quels sont ses attributs, sont-ils d’accord etc. ? Il est banal de constater avec quelle rapidité tout nouvel embauché utilisera le « nous » pour évoquer sa nouvelle entreprise, sa façon de l’accaparer, de s’y identifier, et de s’y engloutir à l’occasion… remarque exportable pour l’entrée dans un mouvement ou association ou parti. Et c’est inéliminable !
En langue anglaise mais aux États Unis d’Amérique, le « us » qui résonne avec le « U.S. » concourt peut-être à cette tendance à vouloir que le « reste » de la terre se moule dans la bonne façon de faire comme de penser, mais zut, ça résiste…
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