Retranscription de mon intervention dans l’émission « L’Italie doit-elle sortir de l’euro ? ». Merci à Catherine Cappuyns ! Ouvert aux commentaires.
Bertrand Henne – On va commencer par vous, Paul Jorion : est-ce que pour vous l’Italie aurait intérêt à sortir de la zone euro ? Ce débat existe en Italie. Il existe d’ailleurs ailleurs en Europe mais enfin en Italie c’est vraiment une question importante. Quel regard portez-vous là-dessus ?
Paul Jorion – Mon regard, c’est qu’il faut prendre les choses autrement. Il faut penser, il faut se demander pourquoi l’euro a tant de problèmes et essayer de réparer l’euro parce que le problème en fait il est là. On tombe à tout moment dans des querelles, de savoir si c’est les immigrés qui ont fait ceci ou ça, ou si c’est plutôt les Allemands ou c’est plutôt les Italiens. Nous avons fait un système, une monnaie, et cette monnaie n’a jamais été achevée, on ne l’a jamais complétée et on a un système qui est plus ou moins bringuebalant depuis qu’il a commencé. On n’a jamais essayé de terminer cette affaire et les gens commencent à s’énerver. Ils commencent à s’énerver parce qu’on manque des mécanismes qui permettraient de rétablir des équilibres. Par exemple, le système TARGET2 qui est une espèce de copie du système Interdistrict aux Etats-Unis…
Bertrand Henne – (interrompt) Pour nous, c’est un peu compliqué à comprendre …
… mais aux États-Unis on rétablit les équilibres de temps en temps. Ici, on a un truc qui ne marche qu’à moitié.
[…]
On a un système monétaire qui est copié plus ou moins sur les États-Unis mais des tas de morceaux essentiels manquent, comme la possibilité de rééquilibrer, comme le fait qu’il pourrait y avoir une dette commune, et qui empêcherait qu’il y ait ce système de spread, un calcul qui montre que certains vont mal et que les autres vont bien, mais qui est une espèce de baromètre d’un système qui ne marche pas. Alors, de temps en temps on regarde le baromètre, on dit : « Oh là là, c’est mauvais ! ». Parfois on dit : « Oui, c’est au beau fixe ! », mais on n’essaie pas d’en faire le système d’une véritable monnaie.
BH – D’accord. Réparer l’euro, c’est aussi la thèse que défendait Paolo Savona, ce ministre de l’économie qui a été refusé par le président italien. Vous êtes un peu sur sa ligne, on pourrait le dire comme ça, Paul Jorion ?
PJ – C’est-à-dire, ce n’est pas un amateur, c’est un Monsieur qui est véritablement un financier, c’est quelqu’un qui connaît très très bien la technique. Alors, je le critique quand il dit : « C’est plutôt les Allemands, ceci ou cela ». Non, c’est un système qu’on n’a pas terminé. Il faut le terminer, c’est ça la solution et pas continuer à s’interroger : est-ce que les Italiens vont faire ceci et qu’on doit avoir très peur, que le Président Mattarella en Italie dise : « Attention, les petits épargnants, si on fait ce que les gens en fait demandent à l’intérieur du pays » … Non, ce système va s’écrouler si on ne fait rien pour le réparer ! C’est un immeuble dans lequel on ne s’occupe plus de l’ascenseur, on ne s’occupe plus de réparer les serrures aux portes et on s’inquiète du coup que les gens ne soient pas contents. Bien sûr que les gens ne seront pas contents !
BH – Paul Jorion, est-ce que vous êtes d’accord sur ce constat nuancé d’André Sapir de dire : « C’est vrai qu’il y a des déficiences – vous les soulignez en début d’émission – de la zone euro ; il faut peut-être le réparer. En même temps, l’économie italienne n’est pas adaptée à l’euro actuellement, il faut aussi qu’il y ait des réformes de l’économie italienne ». Vous tiendrez ce discours ? Ou pour vous, il y a vraiment une responsabilité plus lourde dans la crise italienne, dans l’austérité que vit l’Italie, de l’euro ?
PJ – André Sapir a raison de dire : « Il y a des déficiences du côté de l’Italie », comme il y en avait du côté du Portugal,
BH – en Grèce …
PJ – … comme il y en avait en Grèce, etc. Si on prend les pays un par un, ils sont tous déficients, si l’on veut, d’une manière ou d’une autre par rapport au standard qui a été mis là. Je ne crois pas qu’il faille mettre cela en évidence parce qu’on l’avait vu au moment de la Grèce, on avait vu le Portugal qui s’alignait derrière, on avait vu l’Espagne qui s’alignait derrière. Déjà aujourd’hui on voit l’Espagne s’aligner derrière l’Italie aussi. Non, il faut se rendre compte surtout qu’il y a un mécanisme absolument pervers dans l’euro qui est justement cette histoire de spread, c’est-à-dire …
BH – C’est l’écart de taux, hein ?
PJ – … c’est l’écart de taux. On prend généralement l’Allemagne comme référence parce que c’est le pays le plus riche dans la zone et qui a en général des taux plus bas que les autres mais dès qu’un risque apparaît pour un pays – il faut comprendre un peu le mécanisme -, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que les taux pour ce pays augmentent ? Parce qu’on introduit à l’intérieur du calcul de ce taux, on introduit une prime de risque de non-remboursement : que les gens pourraient faire défaut finalement sur leur dette, mais aussi, et cela a été essentiel dans le cas de la Grèce aussi, la possibilité que le pays sorte de la zone euro, qu’il y ait un risque de ce qu’on appelle de conversion, c’est-à-dire qu’il rembourse un jour avec des clopinettes, c’est-à-dire avec une drachme ou avec une lire complètement dévaluée. C’est pour cela que ces taux montent. Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’un pays en difficulté à l’intérieur de la zone euro devra pour emprunter, pour se financer, il devra payer davantage s’il est en difficulté. Et celui qui est déjà très très riche, il pourra prêter à ce taux plus élevé, il pourra encore s’enrichir davantage sur le problème des autres. C’est ça le mécanisme pervers qu’il y a au milieu de la zone euro.
BH – C’est le manque de solidarité complet.
PJ – Mais c’est ça ! C’est parce qu’on aurait dû, bien entendu, créer un système où il y aurait une solidarité…
BH – mutualisation
PJ – … une mutualisation des obligations. Une mutualisation ! Je demande ça depuis des dizaines d’années [P.J. en réalité, une seule dizaine !]. Est-ce qu’aux États-Unis, est-ce qu’on se plaint que chaque année, d’une certaine manière, la Californie qui est très riche subventionne d’une certaine manière l’Alabama qui est très pauvre ? Parce qu’on remet les pendules à l’heure une fois par an à l’intérieur du système. Si on avait à la une des journaux aux États-Unis : « Les Californiens appellent les Alabamiens des imbéciles et des paresseux ! », etc., le système se détruirait tout à fait automatiquement. Nous, on a laissé ça : que quand un pays est en train de s’appauvrir, le mécanisme de l’euro va faire qu’il s’appauvrit davantage. Il devra emprunter davantage, à des taux de plus en plus défavorables.
On ne peut pas continuer ce système sans un ministre des finances au niveau de la zone euro, sans une mutualisation de la dette ! Si on ne le fait pas, à échéance effectivement – et ce sera la semaine prochaine ou ce sera dans six mois – l’euro disparaîtra. On a déjà eu beaucoup de chance en 2012 parce que Monsieur Draghi [à la tête de la Banque centrale européenne] a pris le pouvoir, a dit : « Moi je ferai en sorte … ». Ce n’était pas du tout son rôle et Monsieur Weidmann [à la tête de la Bundesbank, la banque centrale allemande] lui a dit : « De quoi parlez-vous, vous n’êtes pas président de l’Europe ! » Mais il a fait la chose qui a sauvé. Parce qu’il n’y a pas les institutions, parce qu’il n’y a pas les postes, parce qu’il n’y a pas la direction qui seraient nécessaires !
BH – Paul Jorion, c’est peut-être parce que le débat en Italie n’est pas qu’économique sur l’euro. Il est aussi souverainiste ou de démocratie puisqu’on a entendu, je reprendrai cette phrase de Paolo Savona qui disait : « L’euro est devenu un fascisme sans dictature ». Et ça, c’est quelque chose qu’on retrouve dans les discours de la Ligue ou du mouvement Cinq étoiles, c’est que l’euro impose et qu’il n’y plus de souveraineté italienne.
PJ – Oui, mais il faut dire que le Président, Monsieur Mattarella, il a sur-réagi. Il n’aurait pas dû, s’il avait eu un tout petit peu de jugeote, il n’aurait pas dû réagir comme il l’a fait parce qu’il n’y avait pas de discours à proprement parler de sortir de l’Europe, ce n’était pas dans le programme…
BH – C’était réparer l’euro, c’est un peu ce que vous aviez dit d’ailleurs au début.
PJ – Ce Président de la République, il a fait un très mauvais calcul parce qu’il va se retrouver dans quelques mois, après les élections, avec une majorité encore plus élevée dans la population, de gens qui seront opposés à Bruxelles. Ils étaient à 49%, 17 pour La Ligue et 32 pour Cinque Stelle, et dans les sondages maintenant, ils sont à 28 plus 30, ils sont à 58% maintenant. Il a aggravé les choses.
BH – Il faut voir ce que la campagne va donner. Si on a une discussion là-dessus, peut-être qu’il va y avoir, les discussions et la délibération démocratique va conduire peut-être les électeurs à changer leur fusil d’épaule. Ça on ne sait pas non plus.
PJ – Ce n’est pas ça qui va se passer ! Non, non, c’est le contraire ! Regardez ce qui s’est passé ce matin : ce matin, les marchés étaient plus détendus. Je crois que sur le deux ans [P.J. les obligations italiennes à échéance 2 ans], on a perdu 40 points de base. On a perdu 40 points de base ! C’est-à-dire que les marchés se sentaient mieux. Et pourquoi ? Quelle a été la nouvelle qui a permis ça ? C’est que peut-être La Ligue et Cinque Stelle vont peut-être quand même refaire un gouvernement. Vous voyez où on en est ? Que c’est considéré par les marchés comme une bonne nouvelle ! Ils vont peut-être pouvoir faire un gouvernement. C’est tellement on croit peu à la relève. C’est tellement on croit peu à Monsieur Cottarelli pour le faire. C’est tellement on croit peu à une nouvelle majorité en Italie après les élections avec les gens qui auraient compris que pour défendre leurs économies … et c’est Monsieur – comment s’appelle-t-il encore, le commissaire ? –
BH – Oettinger, qui a dit : “Les marchés vont vous faire voter autrement »
PJ – … Oettinger, voilà : exactement, ce Monsieur qui jette de l’huile sur le feu en excitant encore les Italiens davantage. Il faut bien le dire, le président, Monsieur Mattarella, il jette de l’huile sur le feu aussi en nommant comme Premier ministre quelqu’un du FMI [Fonds monétaire international], quelqu’un qui est de ce sérail inadmissible.
BH – Cela a été pris comme une provocation.
PJ – … comme une provocation !
[P.J. le Président Mattarella m’a-t-il entendu ? J’en doute. Quoi qu’il en soit, 48 heures plus tard, le vendredi 1er juin, il adoptait la stratégie que je préconisais donc dans cette émission de radio du 30 mai].
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