Je commence par les thèses de Todd. Les comportements humains, dit-il, s’expliquent en première instance par les formes familiales, en deuxième instance par les religions, en troisième instance par l’éducation, et en quatrième instance, par l’économie ; il mentionne aussi quelquefois la nation dans ces déterminations (Todd 2017 : 12). Il insiste souvent sur le fait que l’opinion commune dans nos sociétés est que l’économique constitue la détermination première, alors qu’il la place lui, en dernier.
Entrons dans les détails du mécanisme. Une attitude, une conception du monde, un comportement, s’expliquent par la forme familiale qui prévaut. Les religions sont venues se déposer sur cette fondation, elles viennent s’associer à la détermination simple par la famille, les deux « co-évoluent », affirme Todd : « parler d’une coévolution de la famille et de la religion est sans doute la bonne formulation » (Todd 2017 : 21). Tout être humain est par ailleurs plus ou moins éduqué. Les circonstances économiques, de leur côté, évoluent.
Les déterminations les plus fondamentales sont aussi les plus anciennes : cinq mille ans pour les formes familiales, quelques milliers d’années pour nos grandes religions monothéistes. Quant à l’économie, elle change au rythme plus rapide de la cinquantaine d’années : « En arrondissant, disons que le conscient économique fonctionne à l’échelle de 50 ans, le subconscient éducatif de 500 ans, l’inconscient familial de 5 .000 ans » (ibid. 23).
Le modèle proposé par Todd semble donc clair et reposer sur des bases solides : plusieurs facteurs peuvent expliquer les comportements humains et ils sont hiérarchisés : d’abord les formes familiales, puis les religions, l’éducation ensuite et enfin, l’économie.
Il me faut maintenant faire un détour : raconter une anecdote qui servira d’illustration à ce qui peut être reproché au mécanisme que suppose Todd.
La scène se passe en 1969 ou 1970 au séminaire de Claude Lévi-Strauss au Collège de France. Son invité vient de soumettre à l’auditoire une hypothèse dont il est l’auteur : le sculpteur africain recourt seulement à deux proportions, moitié / moitié et nombre d’or. Ainsi une statue ou une statuette se compose soit de deux parties de même grandeur, chaque partie représentant 50% du total, soit le nombre d’or règle le rapport entre les deux parties. Le nombre d’or, c’est 1,618… Ainsi, si la taille de l’objet est 1,618…, l’une des parties mesure dans la même unité 1 et l’autre, 0,618, et la première représente 61,8…% de l’ensemble. C’est l’une des nombreuses particularités étranges du nombre d’or que son inverse : 1 / 1,618…, un divisé par lui, soit égal à lui-même moins un : 1,618… – 1 = 0,618…
L’hypothèse de l’invité de Lévi-Strauss pour la statuaire africaine était donc soit deux parties constituant chacune 50% de l’ensemble de la statue, soit l’une de 61,8…% et l’autre de 38,2…% (100% – 61,8…%).
L’éminent professeur au Collège de France lui posa alors la question suivante : « Je suppose qu’il est difficile d’imaginer qu’il n’y ait jamais d’erreur commise par le sculpteur. Quel pourcentage d’erreur imaginez-vous soit possible ? » Son interlocuteur, qui n’avait sans doute jamais envisagé la question sous cet angle, répondit « 10 pour cent ». Lévi-Strauss lui demanda alors : « Ne croyez-vous pas dans ce cas-là que votre hypothèse serait susceptible de rendre compte de tous les cas rencontrés ? » Son invité fut interloqué et, dans mon souvenir, ne sut quoi répondre.
Ce que mon maître laissait entendre, c’était que le spécialiste de la statuaire africaine avait à son insu formulé ce qu’on appelle une « hypothèse saturante » : une hypothèse confirmée dans tous les cas de figure et ne pouvant donc jamais être infirmée.
Les calculettes ne naîtraient que quelques années plus tard et il fallut donc que j’attende d’être de retour chez moi avant de pouvoir faire les calculs. Les voici. Dans le cas de la règle moitié / moitié, l’autorisation d’une erreur de 10% permet que l’une des « moitiés » ne fasse que 45% de l’ensemble et l’autre, 55%. Dans le cas du nombre d’or, l’une des parties peut, en tenant compte de la clause de 10% d’erreur, représenter entre 56% et 68% de l’ensemble, l’autre, de 34% à 42%.
Si l’on combine les deux règles : moitié / moitié et nombre d’or avec la tolérance de 10% d’erreur, la proportion de l’une des parties de la statue par rapport à l’ensemble couvre la zone qui va de 34% à 42%, puis de 45% à 55%, enfin de 56% à 68%. On constate qu’entre 34% et 68%, seules les proportions de 43% et 44% sont exclues et pourraient donc infirmer l’hypothèse. Mais si l’une des deux parties représente 43% ou 44% de l’ensemble, alors l’autre en constitue 57% ou 56%, chiffres faisant partie de la zone couverte par l’hypothèse. Celle-ci était donc bien « saturante » pour l’ensemble des proportions entre 34% et 68%. Lévi-Strauss avait deviné juste.
Revenons maintenant à Todd et… oui bien entendu, vous avez deviné où je voulais en venir en rapportant cette anecdote empruntée au séminaire de Lévi-Strauss. Pour Todd, un comportement humain peut s’expliquer par la forme familiale, sinon, par la religion, ou à défaut, par l’éducation, ou encore par l’économie, voire même par la nation.
Or il y a plus. Chacun connaît une expression que Todd rendit célèbre : « catholiques zombies », les personnes appartenant à un milieu autrefois catholique mais qui continuent de se comporter comme avant. Une détermination peut ainsi encore s’exercer même si le facteur a cessé d’exister : il est toujours là sous une forme « zombie », c’est-à-dire présent « en creux » (Todd 2017 : 20).
Mais ce n’est pas tout. Écoutons Todd : « Des formes inverses du phénomène zombie sont d’ailleurs observables […]. Le Dieu des États-Unis est devenu un copain sympa et les Juifs américains se sont mis à croire au Paradis » (ibid. 21). Un facteur peut non seulement continuer d’exercer son influence alors qu’il a disparu, mais il peut aussi exercer alors… l’effet contraire.
Mais s’il en est ainsi, quel comportement d’un être humain pourrait-on imaginer qui ne puisse s’expliquer par la forme familiale dans son milieu, ou par sa religion, ou par son éducation, ou encore par sa nation ? Et si la chose devait s’avérer impossible, par la religion morte dans son milieu, voire par l’inverse de ce qu’aurait suggéré cette religion morte ?
Le schéma explicatif de Todd, par le nombre de ses facteurs et par ses alternatives, équivaut à une hypothèse saturante : rien ne peut lui constituer un contre-exemple et, capable de tout expliquer, il aura cessé d’expliquer quoi que ce soit.
Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Paris : Le Seuil 2017
(à suivre…)
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