Billet invité. Ouvert aux commentaires.
En Europe, la grosse vague de la Chine en vogue a reflué. La Chine n’en a cure et n’en est plus aux années 80 : elle détient désormais tant de devises grâce à ses inépuisables marchandises que l’apport du tourisme étranger est « peanuts » ! De la menue monnaie au fond d’une poche ! Les voyageurs que nous avons mis tant de cœur à lui fournir sont « le radeau qu’on abandonne, inutile et encombrant, sur la rive quand on a passé la rivière ».
La Chine reste accueillante, mais elle a d’autres chats à fouetter et suffisamment en son sein de centaines de millions de touristes potentiels*, plus riches, moins radins et plus faciles à contenter que nous, simples voyageurs d’agrément qui ne sommes qu’un appoint dont elle peut se passer : sait-elle seulement encore (l’a-t-elle jamais vraiment bien su ?) ce que nous venons chercher chez elle quand elle nous reçoit, s’il ne s’agit pas de conclure des contrats ? Nos voyages les plus récents (2014, 2015, 2017), malgré la bonne volonté et l’amicale gentillesse de tous, nous ont semblé révéler un élargissement de ce décalage culturel. Tous les guides chinois « à l’ancienne » sont à la retraite ou ont cherché à temps des niches plus rémunératrices. La nouvelle génération, presque exclusivement anglophone, a été correctement formée aux nouvelles priorités économiques : accueillir des investisseurs et des trademen. Très à l’aise dans le 2.0 et les cours de la Bourse, elle ignore à peu près tout de sa propre culture. Le phénomène n’est pas pour surprendre : s’ils sont trentenaires, ils ont grandi en même temps que le culte de l’argent-roi et ils ont été choyés en tant qu’enfants uniques par des parents que la désastreuse « table rase » de la Révolution Culturelle a coupés de leur Histoire antérieure à 1949 ! Ils jonglent en virtuoses avec les jeux vidéo et, sur le même mode, avec toutes les formes de spéculation qu’offre le boom immobilier, ils n’ont pas besoin pour cela de « s’alourdir » de taoïsme et de confucianisme et, pour eux, le maoïsme est une très vieille lune dont le souvenir s’efface. Conscients que nous les mettons en porte-à-faux par nos questions et que nous courons le risque de l’offense suprême de la perte de face (nous n’avons pas de cheval à offrir en compensation) nous ne savons plus guère sur quel terrain envisager des échanges. Au fond, ces jeunes gens de 25 à 40 ans, anhistoriques, avides de consommation et électronico-dépendants sont comme les nôtres et le problème vient de nous qui, trop vieux, traînons trop d’Histoire derrière nous ! D’ailleurs, à y mieux réfléchir en jetant un regard en arrière, ne serions-nous pas amenés à nous demander si nos « échanges » des premiers temps étaient tellement de meilleur aloi et si l’on ne nous fournissait pas, sur commande et pour notre plus grande satisfaction, que ce que nous étions venus chercher ? Que pouvaient bien penser tou(te)s ces Chinois(e)s, encore fraîchement meurtri(e)s par les drames de la Révolution Culturelle et toujours soumis(e)s aux rigueurs du rationnement, de nos maoïstes, révolutionnaires en peau de lapin, venus, à grands frais (de quoi faire vivre une famille paysanne chinoise de l’époque pendant plusieurs décennies) chercher la Bonne Parole… et la trouver sans trop d’états d’âme ?
La fréquentation de la Chine n’a jamais été de tout repos : l’histoire de la RPC était elle-même suffisamment « accidentée » pour nous faire craindre à tout moment que des soubresauts politiques et des éruptions imprévisibles ne viennent changer la donne. Cette incertitude quant à des lendemains qui seraient peut-être plus déchanteurs que chanteurs a joué un rôle évident dans l’obstination que nous avons mise dans les voyages. On pouvait douter, tout au long de l’ »aventure de l’ouverture », de l’aptitude de la timonerie à négocier tant de virages à 180° et l’incertitude n’est pas totalement levée au lendemain du 19ème Congrès sur la capacité du PCC à tenir sans soubresauts sociaux les objectifs de sa feuille de route, a fortiori dans un contexte mondial délétère. Nous avons eu de la chance d’être bougrement échaudés et mis en pièces par le Dragon à notre premier retour en 76 : le gommage en huit jours de tout ce que nous avions pris pour argent comptant (comme des bleus que nous étions) nous a finalement immunisés durablement contre la tentation de jugements définitifs à l’emporte-pièce. La Chine est d’abord passionnante parce qu’elle est inconfortable ! « La Chine m’inquiète » écrivait Pascal; elle est toujours (fort heureusement) « inquiétante » en ceci qu’elle apporte plus de questions que de réponses et qu’elle ne laisse jamais s’endormir d’un sommeil dogmatique !
Nous, de la vieille Europe, avons beaucoup de mal à coïncider mentalement avec le Temps chinois : d’un côté, nous n’arrivons absolument pas à nous faire une idée correcte, en termes de durée, de ce que représente une Histoire d’une seule portée de 4 millénaires ; de l’autre, nous sommes toujours prêts à chipoter, ergoter, critiquer et mettre au piquet la Chine du post-maoïsme pour tout ce qu’elle n’a pas réussi à faire en 4 décennies ! Or, si la Chine ne nous apprenait qu’une seule chose utile, c’est qu’il faut décrisper la notion de Temps, la dés-étriquer pour lui donner du jeu et faire confiance aux flux des mutations qu’à un moment M on juge bon d’épouser : aucun des commentaires des hexagrammes du Yi Jing ne promet du 100% favorable et tous y vont toujours de quelques mises en garde et signalements d’écueils. En conclusion, bon vent et bonne route à la Chine (souhait autant égoïste qu’altruiste car nos sorts sont liés!) ! A Paul Jorion, nos affectueux remerciements et nos plus chaleureux vœux de réussite dans les voies où il s’engagera pour, de toute façon, nous en apporter le meilleur fruit ! Et à tous les inconnus qui auront fait un bout de chemin avec nous sur ce Blog, notre reconnaissance et notre amical salut !
DD & DH
*voir Agence Xinhua.
Cet « Au revoir » n’avait d’autres buts que, d’abord, remercier M. Paul Jorion de sa confiance, ensuite répondre en partie à la question « D’où parlez-vous ? ». Au moment de clore ce temps du Blog, nous souhaitons rendre hommage aux sinologues dont les travaux nous ont nourris, enrichis et cultivés. Notre modeste ambition se cantonnait d’ailleurs à ceci : être un pont entre ces chercheurs érudits et un public plus large. Nous espérons avoir parfois réussi.
Hommage reconnaissant donc (l’ordre est alphabétique) à :
Claude Aubert, Etienne Balazs, Stéphanie Balme, Jean François Billeter, Patrick Carré, Michel Cartier, Jean Chesneaux, Jean Choain, Jacques Dars, Catherine Despeux, Jean Luc Domenach, René Dumont, René Etiemble, Patrice Fava, Pierre Gentelle, Jacques Gernet, François Godement, Marcel Granet, Robert van Gulik, Pierre Haski, Yves Hervouet, Michel Jan, Cyrille Javary, François Jullien, Max Kalterman, Yvan P. Kamenarovic, John Lagerwey, Claude Larre, Jean Leclercq du Sablon, Françoise Lemoine, Jean Lévi, André Levy, Henri Maspero, Eric Meyer, Joseph Needham, Jacques Pimpaneau, Isabelle Robinet, Kyril Ryjik, Elisabeth Rochat de la Vallée, Kristopher Schipper, Frederick Tristan, Léon Vandermeersch, Benoit Vermander, René Vienet…
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