Billet invité.
L’étrange défaite de la démocratie bureaucratique européenne : l’autorisation du chalutage électrique. De quoi cette dérogation est-elle le message ?
L’historienne Mona Ozouf aime souligner qu’avant de se lancer dans l’analyse d’une situation délicate, il faut « contextualiser avant de hiérarchiser ». Cette attitude implique une curiosité et une volonté de savoir qui selon Marc Bloch, autre historien exigeant, ne sont guère encouragées en notre pays : résister à « cette paresse de savoir, funeste complaisance envers soi-même » demande une volonté tenace.
Il y a toujours plusieurs manières d’aborder une situation compliquée. Le vote de l’autorisation du chalutage électrique dans les eaux européennes est d’autant plus absurde qu’il provient de la Commission qui est censée faire respecter une législation européenne qui en interdit l’usage. C’est l’occasion de s’interroger sur les petits arrangements entre amis qui sont aussi une caractéristique de toute corruption officielle ou tolérée. Un « wicked problem » ?
La sociologie anglo-saxonne utilise le terme de « wicked problem » pour désigner des situations apparemment inextricables résultant du fait que les différentes parties impliquées n’envisagent pas de prendre le recul indispensable pour analyser les données disponibles, changer d’angle de vue ou de contexte et éventuellement proposer de nouvelles hypothèses de travail. Il ne semble pas qu’il y ait de traduction satisfaisante de cette expression « sociologiquement riche ». Une traduction pourrait en être le contraire de l’expression populaire : « C’est pas sorcier ». Donc ce serait « un problème sorcier » car il se refuse aux explications linéaires. De fait, il est très insuffisant de se contenter d’expressions simplistes et directes récoltées au café du commerce comme la faute aux lobbies ou à l’irresponsabilité barbare des uns et des autres. Autant de « sentiments » sans doute respectables mais de peu d’effets techniques : manger de la salade, c’est aussi absorber un organisme vivant sensible ! Il ne fait aucun doute que ces arguments simples ne se suffisent ni comme explications, encore moins comme tentatives de corrections de dysfonctionnements dont les causes sont plus profondes.
Pour faire très court, un problème est « compliqué » quand on n’a pas su en simplifier l’approche pour « en faire le tour » ; c’est vrai dans tous les domaines scientifiques et même les grands mathématiciens commencent pas là. Résoudre une situation épineuse devient possible quand on a su choisir des paramètres « importants » et ipso facto les hiérarchiser. On accepte ainsi la possibilité d’avoir oublié des paramètres minorés sur le bord du chemin et de devoir un jour revenir sur ses pas pour approfondir le travail : les scientifiques savent reconnaître les limites de leurs modèles. Oser remettre en question un modèle traditionnel dérange forcément ceux qui ont « toujours fait comme ça », sans jamais envisager d’évolution. Mais il y a des lois historiques connues ou non dites qui deviennent intolérables dans un environnement que l’on veut dorénavant « écologique et durable ».
Car nous vivons une époque « formidable » qui se voit obligée de remettre en question différents acquis, et ce de manière aussi brutale et dérangeante que mai 68. Les remises en ordre sont probablement moins « volontaires » mais l’analyse politique et sociétale de Marc Bloch dans l’Etrange défaite reste d’actualité page après page.
En une dizaine d’années, le chalutage hollandais vient de réussir un magnifique casse aux subventions qui a pris les apparences d’une procédure bureaucratique administrativement bien menée. Depuis 2006, cette activité a fait financer par la Recherche européenne un investissement dans le chalutage électrique afin d’en étudier les forces et les faiblesses. Contrairement à ce qui a été dit, il existe des rapports de recherche intéressants qui constatent tout le bien de la technologie proposée et qui de fil en aiguille, suggèrent qu’elle va sauver le monde sans en rechercher d’éventuels paramètres limitants. Cela semble bien une technologie optimisée pour travailler dans les espaces de pêche hollandais et sans doute dans d’autres écosystèmes de manière plus ponctuelle. Elle pourrait « y faire un malheur » sans y être concurrencée par des méthodes traditionnelles.
C’est sans doute « de bonne guerre » mais les citoyens qui financent, s’attendent à ce qu’une commission responsable, curieuse et critique, en apprécie les bienfaits et les risques avec un peu de recul. La pêche électrique est utilisée à une échelle limitée depuis longtemps : quel pourrait en être l’impact à une échelle industrielle ? Il a été dit que cette technique a été interdite en Amérique et en Asie, pourquoi ? Puisque cette technique est mise en œuvre depuis plusieurs années, il est sans doute possible d’en observer les effets là où elle a été le plus utilisée ? Bref sans méconnaître l’impact d’autres techniques de chalutage, il peut sembler risqué de « laisser faire » ou même de donner un avantage comparatif économique à cette technique sans autre encadrement.
Il n’est pas possible de citer ici les effets destructeurs attribués à cette pêche dans une discussion sans fin, sans même évoquer les manipulations de tensions de pêche, mais les scientifiques savent qu’elle permet de faire sortir des sédiments un maximum d’animaux.
Comment en est-on arrivé là ? J’ai tenté de comprendre comment cette décision avait été prise mais les procédures de la Commission pêche sont discrètes. Sauf erreur de ma part, les discussions ont eu lieu discrètement en phase préparatoire et il ne semble pas y avoir de documents disponibles. Pourtant M. le président Cadec de retour en son Conseil Général des Côtes d’Armor, sait que les coquillers de la baie de St Brieuc n’ont droit qu’à des sorties de pêche très limitées dans l’espace et dans le temps (45 mn tous les 2 ou 3 jours environ selon la saison ?). Il sait donc les effets pervers et destructeurs de certaines techniques de pêches. Comment se fait-il qu’il n’ait pas exigé d’approfondir et d’encadrer la dérogation envisagée ?
La première réponse est que le découpage des questions posées aux « scientifiques de service » est suffisamment étroit pour ce que ceux-ci ne fassent pas « d’excès de zèle » et ne répondent pas à des questions dérangeantes que le politique n’a pas forcément envie d’aborder : le technicien doit savoir rester humble dans son approche des pathologies écologiques et ne pas élargir les risques potentiels. Une technique diplomatique éprouvée consiste donc à ne pas prévenir des questions délicates qui pourraient fâcher si personne ne les a soulevées. Si personne dans la Commission ne savait cette technique déjà condamnée ailleurs dans le monde, la question n’a pas été soulevée !
Il est un autre effet pervers des « statistiques » que les scientifiques éludent souvent. La représentation d’un travail ponctuel et isolé, dans le temps et dans l’espace, dans un environnement « limité » n’a aucun valeur statistique prédictive parce qu’il ne peut pas prendre en compte les réactions écologiques multiformes qui naissent de la répétition de ces actes dans un écosystème perturbé, qui peut évoluer de manière imprévisible voire chaotique. Il faudrait le laisser reposer afin que les composants vivants « récupèrent » : les poissons, les sédiments, les productions primaires et planctoniques ont tous « partie liée ». C’est un véritable abus de prétention scientifique que d’ignorer ces risques.
Deux amis très affranchis de la vie et des techniques bruxelloises au cours des décennies passées, ont constaté que la Commission va rarement contre les recommandations de « La Recherche officielle» – sans chercher à approfondir. Et que souvent, le vote résulte d’un échange de bons procédés entre pays amis : cela signifie simplement qu’un vote en commission Pêche est une monnaie d’échange contre un alignement dans une autre commission : la pêche étant « valeur négligeable » pour nombre de pays peu concernés. Dans un cas comme dans l’autre, la défaite n’a rien d’étrange !
Comment en sortir ? Soyons réaliste, l’ignorance de l’urgence écologique semble un privilège de la classe politique en place. Les faiblesses d’une commission se répercutent sur les pratiques démocratiques de l’ensemble. Il est sans effet de faire remarquer que ce sont les abus des pêches industrielles qui ont contribué à déstabiliser des populations côtières tant d’Afrique de l’Ouest que d’Afrique de l’Est et participent ainsi aux vagues de migrations en cours.
En pêche et dans toutes les activités aquatiques, « Tout se tient ». Il est donc heureux que 249 députés, soumis et insoumis réunis, aient su dénoncer « Cette pratique qui fait honte à l’Europe et nous décrédibilise sur la scène internationale » (in Le Monde,10/1/18). Un exemple du laissez aller qui entretient l’impasse des 30 piteuses.
A titre personnel, j’ai eu la chance de participer au cours des années 80 à une époque où l’aquaculture nouvelle française menait la voie dans le monde et je vis très mal l’Etrange défaite subie depuis par cette activité sur le territoire. Je peux me consoler en constatant qu’elle a permis de très beaux succès sociétaux et économiques chez des pays amis comme l’Equateur et dans toute l’Amérique latine, et plus récemment en Asie.
En redevenant sérieux quant à la gestion des espaces maritimes, il est possible de redonner vie aux estrans, à la biodiversité et à toutes les activités conchylicoles de manière écologique et économique. Il faudra pourtant un sursaut comparable des soumis et insoumis « en même temps » pour faire décoller un projet écologique « pas sorcier » ! Des mortalités de coquillages sont apparues dès les années 1860, lors la création du cadre administratif de l’ostréiculture ; il faudra donc une prise de conscience similaire et une remise en cause, avant même le premier « coup de fouet » pour redresser 150 ans de laisser-aller et de fuite en avant.
» Voyou » …?…plutôt..!