Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Peut-on tenir un discours sur le discours ambiant « prude et victorien » (cf. « Le temps qu’il fait » du 22/12 vers la minute 7’25 ») qui s’abstraie de son contenu désigné auquel on souscrit forcément : « Oui il faut limiter les violences et harcèlements faits aux mineurs, femmes, minorités » ? Je m’y essaye, car il existe sans doute des déterminants autres que « l’état imparfait de la société » qui président à la teinture de ce discours.
Ou plus justement, ce discours ne nait-il pas d’une dissonnance, de deux « états de la société » qui crissent ensemble et ne coïncident plus suffisamment : l’état réel et le code que nous avons pour en parler ?
Quant au code, il se diffracte ces temps-ci : puisqu’on peut s’isoler en pleine rue (et en plein transport en commun) par écran et casque interposé, la cohérence d’un « cadre d’ensemble » qu’avait défini grosso modo l’urbanité des Trente Glorieuses est travaillée sur tous les interstices et cède à certains d’entre eux, les « incivilités » était le nom …. de code pour cela.
Tout cela me rappelle l’analyse que fait Richard Sennett dans son ouvrage assez ancien « les Tyrannies de l’intimité » (voir par exemple ici). A grands traits, je voyais son analyse ainsi : Partant d’une société médiévale d’une grande promiscuité (au village ou en ville) parce que les inconnus y sont rares, la société urbaine du XVIIIe et du XIXe siècle engendre au contraire une ville pleine d’inconnus, parce que l’exode rural y amène des foules. Du coup le « code », qui dans la France haussmannienne est bourgeois hors de l’atelier, y devient celui du silence, les codes vestimentaires propres aux corporations et « conditions » ne sont plus si repérables que dans l’Ancien Régime. La vie « intime » est alors postulée, et doit apporter ce que la vie spontanée n’apporte plus. C’est le plus flagrant, suivant Sennett, dans les spectacles où l’on fait l’obscurité lors de la représentation et où en parallèle on commence à vénérer l’acteur qui fait vibrer son « moi intérieur », lui qui n’était auparavant qu’un ménestrel à sa façon, à qui un public braillard pouvait bien demander qu’il bissât sa réplique ou son couplet. Un des points culminants de cette vénération qui fait littéralement taire les prolétaires devant les bourgeois est le discours de Lamartine en 1848 qui arrête la foule avant qu’elle n’entre de force à l’Hôtel de Ville de Paris au paroxysme de l’insurrection. Lamartine essaye (macroniennement ?) de glisser à gauche de la monarchie, beaux mots à l’appui. Mais des votes, point : il se fera rétamer dans les urnes très peu après.
Richard Sennett analyse ensuite dans la même veine les « névroses » du XIXème siècle pour les femmes en particulier (Mme Bovary…) par la difficulté de trouver un code d’apparence valide en ville. Quelques jupons de plus ou de moins risquent de vous faire passer de « comme il faut » à « demi-mondaine », etc. d’autant plus qu’un silence comme règle de base dans le croisement dans la rue ou même dans la terrasse de café à Paris veut dire qu’on n’a pas de contre-réaction audible. Du coup une espèce d’angoisse permanente saisit les femmes, « Ai-je le bon code ? », et ceci se traduit en bout de course par la pruderie victorienne, une course au discours qui conjure le risque de mal faire hors code convenu, et se paye en névroses. Il faudra 30 ans et une guerre pour que les « roaring twenties » changent la donne, la ville est alors un bref moment, disons jusque vers 1970, un modèle maitrisé, adopté dirait Bernard Stiegler. Un bref moment car il va d’abord se dissoudre à partir de 1960 dans la banlieue (permise par voiture et télévision), donc pas vraiment dans la ville mais davantage dans le « mall » (centre commercial).
L’actuelle pruderie que Paul mentionne fait suivant moi écho à celle de l’époque victorienne en ce que la nouvelle convivialité des réseaux sociaux et les nouveaux flux d’infos d’internet n’ont pas encore permis d’établir un code partagé (nous avions la laïcité de la 3ème république pour tenir ce rôle, mais dans un contexte plus étroit que son universalité proclamée). La montée d’un polyculturalisme encore mal assumé en France (l’épisode du conseil du numérique récemment explosé juste après sa nomination en est la dernière manifestation, voir l’analyse d’un Jean Baubérot par exemple) ajoute des possibilités qui n’ont pas encore pris leur place dans un imaginaire partagé. Les réactions d’apparence frileuses (quelles dénonciations ? quels risques d’abus dans celles-ci ?) ou quelque peu maladroites (comme l’écriture inclusive, qui rend la lecture objectivement pénible à la plupart des lecteurs.trices) se multiplient. Des sous-codes qui étaient tolérés dans les attitudes sexistes passent du coup au crible et n’y survivent pas. Bien apparent mais est-il assez profond ?
En effet, nous sommes suivant une analyse qui partirait de Sennett dans un cas de « patinage » plus ou moins complet entre réalité et discours. Non pas que les harceleurs soient le moins du monde excusables, mais la question est « Est-ce qu’il existe réellement une prise sur le réel état d’harmonie de la société d’un discours qui listerait un ensemble d’attitudes répréhensibles ? ». J’aimerais personnellement qu’une telle prise existe, ce serait à ce moment assez simple de faire montre d’un sursaut de vertu discursive. Mais l’exemple du passé victorien analysé par Sennett, (pas limpide non plus je l’admets mais ne réduisons pas à Tartuffe tout cela), suggère plutôt qu’on ne parlera pas à la plupart des protagonistes dans des codes qu’ils comprennent. La « réunion des codes » a exigé en son temps que, bon an mal an, la « polis », la ville, soit adoptée par une classe moyenne qui se débarrassa en bonne partie des inhibitions et des peurs issue d’une bourgeoisie juste conquérante et encore un peu apeurée d’être assiégée dans une ville socialement duale. Cela n’évolua pas si vite, laissant évidemment encore dans les trente glorieuses dont j’ai parlé ci-dessus bien des îlots intolérables (stigmatisation des handicaps, pédophilie autour du scoutisme, racisme colonial et post-colonial, homophobie, …).
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