Exilés à Athènes, par Panagiotis Grigoriou

Billet invité. Également sur son propre site greekcrisis.fr.

Les apparences dominent, et quelquefois même elles peuvent être sucrées. Car d’habitude, elles s’avèrent plutôt amères. Ainsi, comme lors de la pseudo-grève générale, jeudi dernier, initiée par les derniers syndicats simulacres (sans doute les derniers des syndicats tout court). Seul le petit monde qui manifestait devant le pseudo-Parlement (jeudi et vendredi derniers), faute de pouvoir agir autrement, fut si beau et si triste, ceci seulement, car il incarne singulièrement et enfin le réel. Bientôt Noël !

Retraités manifestants devant le “Parlement”. Athènes, le 15 décembre 2017 (presse grecque)

La grève supposée générale n’aura concerné que le secteur public (hôpitaux compris) et encore, les médias, et alors partiellement les transports en commun. Les “syndicats”, lesquels prétendent encore à la blague unitaire (étant évidemment et historiquement divisés), ils n’ont cette semaine que partiellement fait converger leurs “troupes” vers la Place de la (défunte) Constitution. Les apparences dominent… en se ridiculisant.

Lorsque toute une société est attaquée, disloquée de la sorte, et son pays avec, quand la prédation devient d’ailleurs la seule règle appliquée, d’en haut comme d’en bas, cette pratique de division sociale (et sociétale) de la part des “syndicats”, ne relève d’autre chose que de la programmation très exacte des tenants du pouvoir en matière d’ingénierie sociale et de contrôle de la société (en canalisant au besoin “ses” formes de “contestation”).

Les dirigeants des dites centrales syndicales (désormais autant haïs que les politiques par une large population grecque, il faut autant le préciser), participant comme on sait (à l’ultime ?) festin des maîtres néolibéraux ; cela, à l’instar de l’ensemble du méta-monde des politiques et des partis. Et en Grèce, ce phénomène est enfin très précisément palpable car SYRIZA nous a ouvert les yeux, comme il a définitivement fermé nos dernières lucarnes d’espoir quant à agir par le biais des institutions politiques prétendument disponibles, gauche(s) et droite(s) comprises et notamment confondues.

Manifestation place de la “Constitution”. Athènes, le 14 décembre 2017 (presse grecque)
“Centrales syndicales: Où allons-nous ?” (Presse grecque) du 14 décembre 2017
Retraitées et manifestantes. Visages du réel, Place de la “Constitution” le 15 décembre (presse grecque)
Retraités et manifestants. Visages du réel, Place de la “Constitution” le 15 décembre (presse grecque)

Ces dirigeants, car il faut également le répéter, en tirent accessoirement certaines conséquentes miettes existentielles, rien que pour eux comme pour leurs familles, et ils poursuivront ainsi dans leur parasitisme jusqu’au moment où l’énorme parasitisme, celui d’en haut, finira par imposer tous les automatismes totalitaires nécessaires pour en finir définitivement avec les sociétés, les pays, les démocraties, les nations et les cultures.

Il y a fort à parier qu’au sein du méta-monde contemporain en gestation forcée, les pantins syndicaux et politiques actuels (au demeurant souvent incultes, iniques, cyniques et alors grossiers à l’image des… “nôtres” ici), ne seront même plus indispensables en tant que façades… Le Smartphone (et ses épigones sous forme d’implants) seuls suffiront aux masses paupérisées (dans la mesure où elles ne seront pas exterminées physiquement car intellectuellement, elles le sont largement déjà), l’argent liquide n’existera plus, et seule la fluidité des données (qui ne sont surtout pas… données), “assureront” alors les derniers “liens” entre “existences”.

L’affiche de ce décembre par laquelle la prétendue Confédération des Travailleurs en Grèce (GSEE) appelait à manifester, comportait cette phrase-clef, implicitement adressée aux dirigeants politiques (SYRIZA) : “Vous l’avez achevé – Pauvreté, Imposition, Chômage”, s’agissant évidemment autant du pays, des droits, des conventions collectives, des existences… entre autres. C’est vrai… sauf que les syndicats participent depuis d’ailleurs bien longtemps de cet achèvement, tout en prétendant le contraire. Et c’est alors émouvant et anthropologiquement marquant que de constater combien les visages plus humains que jamais des manifestants de base, surtout de base, incarnent nos stagnantes et alors sanglantes réalités sociales, entre désillusion, douleur et colère… si possible dans la dignité.

“Vous l’avez achevé”. Affiche GSEE, Athènes, décembre 2017
Manifestants PAME (syndicat communiste). Athènes, le 15 décembre (presse grecque)
Manifestants PAME (syndicat communiste). Athènes, le 15 décembre (presse grecque)

Notons enfin, que ces manifestations de la semaine dernière ont mobilisé près de 20 mille personnes à Athènes (l’agglomération est peuplée de plus de quatre million d’habitants). Visages (encore) humains des réalités vieillies manifestantes (comme manifestant), lorsque les gens ne savent pas réagir autrement que par les méthodes issues du siècle passée, manière aussi dont les derniers simulacres sont savamment et pernicieusement cultivés par les syndicats (et les partis), afin de ne (plus) jamais inventer autre chose.

Comme l’écrit ailleurs le Canadien Patrice-Hans Perrier, “Il semblerait que la faillite des idéologies de la gauche des lumières coïncide avec la déréliction d’un néolibéralisme qui table de plus en plus sur la division sociale pour imposer sa loi. C’est dans ce contexte que l’on peut affirmer que les avatars du marxisme culturel ont fini par être récupérés par les marchés financiers.”

Ce sont alors les apparences qui dominent, et quelquefois même, elles seront… même sucrées, surtout derrière les vitrines athéniennes. Nous leur accordons brièvement notre regard, et nous n’achetons pas. La frénésie (quasi-mondialisée) des achats pour Noël ne touche en Grèce qu’une partie seulement de la population, cela enfin se comprend.

Décorations de Noël, avenues vides. Athènes, décembre 2017
Décorations… de Noël. Athènes, décembre 2017

Et pour rendre les apparences mieux vraisemblables aux yeux des citoyens décervelés (ils existent aussi en Grèce en dépit de l’apocalypse Troïkanne), à part les décorations des avenues de la capitale au demeurant vides de circulation, il y a ce nouveau… monument devant le bâtiment historique de l’Université. On peut y lire en grec et en anglais : “Connaissance, Lumière, Hospitalité, Participation, Rêve”. Belle sémantique certes, mais en vrai impossible, car… achevée par la déréliction d’un néolibéralisme qui récupère alors le tout culturel au profit des marchés financiers. Les marketistes de la municipalité d’Athènes et leurs sponsors apparentés en savent quelque chose.

Sauf que lorsqu’on regarde le… monument de plus près, on y distingue également cette autre phrase, rajoutée au feutre, donc à la main bien humaine : “Merde à tous”. Non loin de là, une affiche invite les Athéniens ayant encore de quoi nourrir de peu leur esprit, à voir cette pièce de théâtre… intitulée : “Exilés à Athènes”, incitation accompagnée de l’image de la chouette décapitée.

Je note que cette pièce de théâtre est articulée autour du récit littéraire “Crise”, d’Arkadios Lefkos (1905-1983) . L’auteur, issu de la génération des années 1930 (de son vrai nom Konstantinos Kostoulakis) était né à Réthymnon, en Crète, il a étudié le droit pour travailler d’abord en tant qu’avocat avant de devenir fonctionnaire. “Crise”, son roman publié à Thessalonique en 1934 est alors sa plus grande œuvre.

Ce texte est alors un récit cru, noir et sarcastique, publié en pleine période de crise économique, sa parution a d’ailleurs aussitôt surpris les cercles littéraires pour son style, tout à fait personnel de l’auteur. Il fait référence à l’histoire d’un petit employé au salaire de misère, et le personnage relate à la première personne, non sans se moquer avec tant d’autodérision, toute la tragédie de sa situation économique dramatique, et en même temps, il dénonce avec virulence ceux qui vivent dans l’aisance, rien que parce qu’ils ont eu le culot de voler l’argent public. Comme en son temps, la crise aurait presque les mêmes causes, sauf qu’elle ne touche pas tout le monde de la même manière, profiteurs compris.

“Connaissance, Lumière, Hospitalité, Participation, Rêve”. Athènes, décembre 2017
“Merde à tous”. Athènes, décembre 2017
“Exilés à Athènes”. Athènes, décembre 2017

Notons enfin que l’absence d’éléments lyriques, l’immédiateté du récit, son audace quant à raconter certaines situations extrêmes, son réalisme absolu, font de ce roman un texte remarquablement vrai et autant porteur de vérités amères, avec enfin beaucoup d’humour et de sarcasme. Le roman est épuisé en librairie depuis plusieurs années après trois éditions réussies, et il est considéré comme une référence pour de nombreux critiques et érudits de la littérature grecque du siècle dernier.

Les jeunes comédiens, le vieux Arkadios Lefkos, en somme nos poètes et essayistes, tels Odysséas Elýtis (Prix Nobel de littérature en 1979) et Yórgos Seféris (Prix Nobel de littérature en 1963), alors tous… “Exilés à Athènes” parfois en leurs temps et certainement en notre temps, incarnent sans doute nos derniers remparts face aux apparences qui dominent (syndicats et partis politiques compris), remparts contre ce néolibéralisme qui table de plus en plus sur la division sociale pour imposer sa loi. Car pour l’instant, nous n’avons pas d’autres (remparts).

Piètres politiciens et citoyens alors en lambeaux. Le poète Elýtis écrivait que “la Grèce ne sait qu’engendrer d’excellents marins comme d’excellents poètes et c’est tout” (“Chronique d’une décennie”, 1934-1944). L’histoire très récente confirme hélas cette intuition du poète. Ou sinon considérons alors cette seule et unique “simplicité grecque : sur une table, deux poissons et un plat d’herbes bouillies, le tout entouré… de chats”, d’après le poète Seféris (“Journal”, 8 août 1940).

Cap vers Corfou depuis l’Italie. Décembre 2017
Port d’Ancone. Italie, décembre 2017
Mer Ionienne, Nord de la Grèce. Décembre 2017

On se souviendra ainsi (et alors déjà avec nostalgie) des marins grecs et italiens, comme de notre traversé à bord du “Cruise Europa”, et on remerciera dieu Poséidon comme a/simmétrie et l’Université de Pescara pour l’invitation au début de ce mois. Mais depuis… c’est bientôt Noël !

Les événements galopent, mais pour nous ici le temps s’arrête, faute d’espoir et de projection dans le futur, en réalité cette projection dans un futur si possible lumineux, elle fait défaut à quasi toute l’humanité sauf que dans de nombreux pays et sociétés… c’est une évidence cachée sous le tapis du consumérisme alors encore massif et réellement existant.

De nombreux Grecs ont décroché ne pouvant plus suivre le flot toxique des médias (et encore moins manifester devant l’amas toxique des “parlementaires”). Ils essayent de survivre, ou même lorsqu’ils ont encore un semblant de salaire fixe, ils organisent désormais leur vie autour de cette réalité. Tel mon ami M., fonctionnaire Éducation nationale ; il ne connait pas nos problèmes de survie économique, mais il est autant et parfaitement conscient du gouffre dans lequel nous nous trouvons.

Animaux adespotes (sans maître). Italie, décembre 2017

Dégouté de ce qu’il constate autour de lui (autant dans son service), il essaye de faire de son mieux, dégoûté aussi des pseudo-politiques (nous étions ensemble et jadis de toutes les luttes… trahies), il se rend désormais fréquemment dans un monastère orthodoxe non loin d’Athènes, où c’est par une certaine spiritualité (certes orientée mais néanmoins efficace) qu’il trouve enfin ce minimum d’équilibre psychique que la dite « société » détruite, détruit à son tour.

Et de mon côté… je dirais que mes lecteurs finissent ainsi par me connaître. Entre mes humbles analyses et observations à travers ce blog (depuis le 24 octobre 2011… 2245 jours et 650 articles), puis, mon autre activité laquelle en réalité lui est liée (“Greece Terra Incognita”), c’est aussi essentiel… en attendant les participants pour 2018. Pour la nouvelle saison, l’option “Cyclades” disparaît, et pour cause.

À travers toute une mer… d’apparences qui dominent, il m’est impossible que d’y monter autre chose que de la marchandisation des espaces et des lieux, en tout cas, entre juillet et octobre, donc les Cyclades c’est ‘non’. Les esprits curieux me suivront j’espère plutôt en cette Grèce continentale, le plus souvent au Nord du pays et parfois dans le Péloponnèse, là où sur la petite table de l’unique taverne du village, il y aura un mézé et un plat d’herbes bouillies, le tout entouré… de chats et de mots.

En attendant, une nouvelle campagne de soutien à ‘Greek Crisis’ sera bientôt lancée en cette fin d’année et pour le début 2018 ; les amis savent, les lecteurs comprennent.

Les apparences dominent, et quelquefois même, elles peuvent être sucrées ou amères. Athènes sous un vent du sud, temps bientôt dit celui des Fêtes, faute de pouvoir agir autrement, c’est en famille et en amis que nous irons incarner alors singulièrement notre réel de proximité.

Bientôt Noël, non sans Yórgos Seféris, celui que notre jeune Hermès… dit Trismégiste, semble déjà vouloir découvrir. “Exilés à Athènes” !

Livre de Yórgos Seféris et Hermès de Greek Crisis. Athènes, décembre 2017

* Photo de couverture : Apparences sucrées. Athènes, décembre 2017

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  1. Bonjour Pascal, je viens de chercher v/com incluant : apprenez-a-penser-par-vous-même. On devrait tous ouvrir les textes inclus, très inspirant et…

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