Retranscription de Paul Jorion pense tout haut au transhumanisme. Merci à Catherine Cappuyns ! Ouvert aux commentaires.
Bonjour. Nous sommes le dimanche 12 novembre 2017. Il m’est arrivé dans le passé quand j’avais envie de faire une vidéo un autre jour que le vendredi où je fais « Le temps qu’il fait », de l’appeler « Paul Jorion pense tout haut à quelque chose » ou bien « pense tout haut à une date bien précise ». Et je m’étais dit en me réveillant ce matin que j’allais consacrer vendredi prochain « Le temps qu’il fait » aux trois jours que j’ai passés au colloque TransVision, le colloque des militants du transhumanisme à Bruxelles, les 9, 10, 11 novembre. Et puis je me suis dit : « Dans le monde qui s’effondre autour de nous, j’aurai sûrement des choses plus pressantes à dire d’ici une semaine pratiquement ». Alors je vais faire une de ces petites vidéos consacrées à une thème particulier, à ces trois jours.
Ces congrès TransVision des militants transhumanistes n’ont pas lieu tous les ans : je crois que le précédent c’était en 2014. On a affirmé solennellement hier soir qu’on allait essayer de faire ça tous les ans et effectivement il y aura déjà une réunion à Madrid en octobre 2018 ; donc il y aura en tout cas quelque chose l’année prochaine.
Comment est-ce que je me suis retrouvé là ? Eh bien, parce qu’avec le petit groupe attaché à la chaire Ethique et transhumanisme à l’Université catholique de Lille, on s’est dit qu’on allait aller ensemble à ce colloque et j’ai eu la surprise qu’au moment de mon inscription, les organisateurs m’aient demandé à moi en particulier d’être l’un des orateurs et de poser mon regard sur leur activité et d’en parler, ce que j’ai fait effectivement hier en milieu de matinée.
Qu’est-ce que c’est que ce congrès, qu’est-ce que j’en retiens, pourquoi ai-je envie de vous en parler ? La première chose, c’est que j’ai rencontré des gens très intéressants et que je tire davantage de cette réunion que ce que j’avais espéré au départ. Je n’avais pas une opinion négative. Je me disais : « Je vais apprendre ceci ou cela », mais j’ai eu des conversations plus intéressantes que celles que j’avais envisagées. Mais, il faut le dire aussi, avec des gens qui étaient un petit peu en général marginaux vis-à-vis du mouvement, comme moi, des curieux, des gens qui voulaient voir, qui sont, qui ont envie de voir ce qui se passe. Non pas que les conversations que j’ai eues avec les militants soient moins intéressantes. Mais j’ai peut-être appris des choses neuves davantage des gens que j’ai rencontrés comme ça dans les corridors et qui venaient, comme moi, voir ce qui se passe à cet endroit.
Quelles remarques peut-on faire ? D’abord on peut remarquer que ces gens sont peu nombreux finalement. Ils sont bien dispersés à la surface du monde mais quand on parle des petites unités locales des militants, c’est apparemment peu de monde. Il n’y a pas… ce n’est pas un mouvement de foule, ce qui est quand même relativement paradoxal puisqu’on est conscient – je crois que beaucoup de gens sont conscients – que ce mouvement transhumaniste, qu’il soit porté par des militants ou non, c’est quand même quelque chose de très dominant dans notre culture, on y va d’une certaine manière. Et si on y va un peu à reculons dans les pays occidentaux, on y va avec un énorme enthousiasme dans certains autres pays. On a été un peu surpris quand la déléguée des représentants de la Corée du Sud nous a dit que finalement elle n’arrivait pas à susciter beaucoup d’intérêt pour le transhumanisme en Corée du Sud et là, on a réfléchi un petit peu tous ensemble dans des conversations de corridor, de couloir ou durant les assemblées, à pourquoi, pourquoi ce propos un peu paradoxal de sa part et là, on s’est rendu compte que c’est parce que dans des pays comme la Corée du Sud, le transhumanisme, enfin non : « les progrès dont parle le transhumanisme », sont surtout une espèce de rouleau compresseur mais qui a lieu, je dirais dans le fil de la culture locale et non pas à rebrousse-poil : dans le sens du poil en Corée et à rebrousse-poil chez nous. Pourquoi à rebrousse-poil chez nous ? Parce que nous sommes encore imprégnés de manière « zombie » ou non par le christianisme qui est autour de nous, qui a un avantage certain dans la mesure où il attire à tous moments notre attention sur le fait qu’il devrait y avoir un cadre éthique à ce que nous faisons, mais aussi où il y a une espèce d’esprit quand même anti-prométhéen, anti-tenter-n’importe-quoi-puisque-la-technique-le-rend-possible, puisqu’il y a en arrière-plan – que nous y pensions ou que nous ayons cessé d’y penser mais le schéma est quand même présent – il y a une nature humaine et que cette nature humaine d’une certaine manière nous a été donnée et que tout ce que nous produisons en dehors qui a l’air d’être non naturel est quelque chose d’artificiel et que cet artificiel est quelque chose dont a priori, il vaut mieux plutôt se méfier plutôt que de l’adopter avec enthousiasme. Donc un mouvement, je dirais, de société, profond. On cite des chiffres, quand on soumet aux populations de nos pays, je dirais, les buts, les objectifs du transhumanisme. Un chiffre qui est cité, et qui sans doute est vraisemblable, c’est 72% des gens qui trouvent ça très bien, que c’est une bonne idée et en même temps des groupes de militants assez modestes, assez modestes et réunissant des gens je dirais aux idées quand même assez disparates.
J’ai attiré l’attention des militants dans mon exposé sur le fait que j’avais quand même entendu, dans les discours qui sont tenus, quelque chose qui est difficile à vivre – c’est-à-dire, sur le plan politique, là où on parle de gauche et de droite, de capitalisme et d’anticapitaliste – j’ai entendu des gens qui se trouvaient aux deux bouts de l’éventail. J’ai entendu en particulier, venant du groupe français Technoprog, des propos de type politique très proches ou identiques à des vues d’extrême-gauche et venant en particulier des représentants de l’ancien bloc soviétique ou sa zone d’influence : Russie, Bulgarie, Roumanie, Pologne, des propos pro-capitalistes extrêmement je dirais violents, même soutenant une sorte de capitalisme de la loi de la jungle avec, je dirais, un pays de Cocagne, où les pommes en or tombent, pendent des arbres et ne demandent qu’à être saisies. Des visions inconciliables. Visions inconciliables entre le capitalisme comme étant quelque chose dont il faut absolument se débarrasser si nous voulons survivre en tant qu’espèce, une vue qui n’est pas très éloignée de la mienne et qui semble être celle des militants français dans leur ensemble, et des visions libertariennes de l’ordre un peu du délirant du côté des représentants de l’ancienne, enfin, de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est. Difficile à mon sens d’avoir un mouvement, même si des théoriciens du transhumanisme parlent de transcender la gauche et la droite : un discours qu’on connaît très bien et qu’on a entendu ailleurs. Même si des propos comme ceux-là sont tenus de transcender la division, l’opposition gauche-droite, je ne pense pas qu’il soit possible à l’intérieur d’une mouvement de concilier des positions à ce point différentes même si on dit que la politique est entre parenthèses, je ne pense pas que ça puisse marcher. Et quand on y réfléchit, c’est quelque chose qu’on a déjà connu. C’est quelque chose qu’on a déjà connu et c’est ce qui explique que la pensée anarchiste n’a jamais conduit – sauf des expériences extrêmement éphémères, comme en Espagne dans les années trente – n’a jamais réussi à se réaliser comme utopie sur le terrain. Et pourquoi ? À mon sens c’est pour la même raison : parce qu’il y avait, il y a toujours eu un tiraillement entre des positions où on pourrait d’un côté mettre je dirais Kropotkine et Bakounine, mettant l’accent sur la solidarité comme étant le principe d’organisation des sociétés et par ailleurs un Max Stirner qui dans un livre de 1844 dont vous avez entendu parler « Le moi et son double » [P.J. j’ai traduit à la volée à partir du titre anglais qui m’est familier : The Ego and His Own. Le titre original est Der Einzige und sein Eigentum, la traduction standard en français est L’Unique et sa propriété], nous expliquait une sorte d’anarchisme absolument radical, mettant non pas l’intérêt général au centre mais l’intérêt absolument particulier. Et il y a là, je dirais, dans cette manière dans l’anarchisme de se rejoindre par les extrêmes par derrière, où l’extrême-gauche et l’extrême-droite se rejoignent, quelque chose qui est à la fois une cohérence si on veut sur le plan de la pensée mais une incohérence absolue lorsqu’il s’agit de mettre les choses en pratique à l’intérieur des sociétés. Quelle utopie, ? Quelle utopie mettre en place si à la fois on parle de l’intérêt général comme étant véritablement premier ou l’intérêt individuel. Il n’y a pas moyen, à mon sens, de concilier les deux.
Alors, autre remarque. Autre remarque : la distance qui existe entre ces militants individuels et les gens qui sur le terrain mettent en pratique ce qu’est le transhumanisme. Entre les Elon Musk, les Ray Kurzweil et les gens que j’ai pu rencontrer hier, la distance est absolue, même quand ils sont du genre connu : des James Hughes, des Anders Sandberg, des gens très connus du mouvement. La distance semble énorme entre eux et ceux qui sur le terrain réalisent les objectifs du transhumanisme. Le physicien dirait : « Ça ne percole pas ! » : il n’y a pas de réseau continu, il n’y a pas de liaison entre les militants de base et les gens qui réalisent le programme sur le terrain. Ça veut dire une chose : ça veut dire que ces gens qui le réalisent sur le terrain n’ont pas besoin des militants. Il ne s’agit pas de la Révolution française ou de la Révolution d’Octobre, réalisées par des militants qui prennent le pouvoir, qui prennent les choses en mains : qui descendent dans la rue et puis qui prennent les choses en mains. Le transhumanisme a lieu, il se réalise indépendamment de l’existence d’un groupe de militants qui défend ses idées ou non. Est-ce à dire que ces militants n’ont aucun rôle à jouer ? Non, non, non : il y a un point d’articulation possible entre eux et je dirais, la population, et les gens qui font ça sur le terrain. Il n’est pas dit que la jonction ne se fera jamais mais il est clair que le rouleau compresseur du programme transhumaniste : le méliorisme, le fait qu’on nous améliore par des moyens génétiques et autres, par des prothèses, le fait qu’on va vers des tentatives d’immortalité individuelle par une lutte contre le vieillissement et ainsi de suite. Ce rouleau compresseur n’a pas besoin à mon sens de militants sur le terrain pour se réaliser : il aura lieu de toute manière. Et c’est ce que ces opposants au mouvement transhumaniste qui s’appellent en France « Pièces et Main d’Å’uvre » disent à juste titre, à mon avis : le transhumanisme a déjà eu lieu. C’est une difficulté là aussi pour les militants. C’est que chaque fois qu’on parle de quelque chose comme étant le programme, d’une certaine manière, ça a déjà eu lieu. J’ai vu ça quand j’étais chercheur en intelligence artificielle : quelque chose qui existe déjà dans une machine, quelque chose qui est déjà dans un smartphone, ce n’est plus de l’intelligence artificielle aux yeux du public, c’est quelque chose qui est déjà là. L’idée transhumanisme, l’idée intelligence artificielle, c’est pour des choses qu’on n’a pas encore. Alors ça, c’est difficile effectivement pour un militant. Il faudrait qu’il attire l’attention sans arrêt sur le fait que ce dont il parle n’est pas une chimère, ce n’est pas de la science-fiction, ce n’est pas du rêve de « savant fou » : c’est véritablement quelque chose dont on voit qu’il se réalise de jour en jour… à notre grande satisfaction ou à notre grand désespoir, ça dépend très fort du système politique et d’organisation que nous avons autour de nous, qui va en faire quelque chose qui bénéficie à l’ensemble de la population ou uniquement à une petite élite qui détient le porte-monnaie, le portefeuille. C’est ça ! C’est ça l’enjeu de ces choses.
Alors voilà, je vous dis : discussions très intéressantes. Ma communication a été très appréciée, ça m’a fait très plaisir que, voilà, qu’on l’ait ovationnée très aimablement *. Ceci dit, quand par la suite quelqu’un parmi les militants m’a dit devant tout le monde (dans les interventions) : « Qu’est-ce que vous pensez en tant que militant, de ceci ou cela ? » Alors j’ai répondu : « Non, je ne suis pas un militant, ni même un membre du mouvement : je ne suis pas transhumaniste, je suis un observateur aimable, et j’observe avec intérêt. » Et j’ai donné effectivement dans mon intervention, j’ai donné ce qui me semblait quelques conseils à ces gens pour avancer. Parce que je ne considère pas moi que ce soient ldes ennemis de l’humanité. Comme je le dis, j’ai l’impression qu’ils font partie d’un mouvement qui peut-être n’a pas besoin d’eux mais ils font partie d’un mouvement qui est ce qui se passe [en ce moment]. Et là, comme anthropologue, voilà, en tant qu’anthropologue on ne peut jamais dire : c’est contre nature, ou c’est pas ça. Nous sommes toujours un peu des observateurs de ce qui se passe. Observateurs consternés ou enthousiastes, ça c’est une autre affaire. Mais je ne suis pas un militant transhumaniste, de la même manière qu’en général, je ne suis pas un militant de ceci ou de cela : les idées que je prône sont une combinaison peut-être trop particulière, trop idiosyncratique pour qu’il y ait un mouvement quelconque qui puisse véritablement les représenter. Alors, de la même manière que j’espère que ce que j’ai pu dire hier à ces transhumanistes peut leur rendre service, j’espère que ce que je viens de dire maintenant peut être aussi une base de discussion. Et c’est pour cela que je vais ouvrir aux commentaires ce que je viens de dire là. J’attends vos commentaires, merci. A bientôt !
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* Marc Roux, organisateur de TransVision, dans un mail qu’il m’adresse : « … quand tu en as eu fini, l’un des participants est venu vers moi en me disant que, en t’entendant, il avait fini par se sentir comme assis autour d’un feu de camp, à écouter une très longue histoire racontée sous les étoiles. Je pense qu’il n’est pas le seul à être resté longtemps songeur. »
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