Billet invité
Combien l’Union européenne exige-t-elle du Royaume-Uni en guise de « solde de tout compte » pour le Brexit, pourquoi ce paiement, pourquoi le gouvernement britannique est-il si embarrassé et agité – et pourquoi l’échec des négociations débouchera très probablement sur un Brexit « dur » sans accord commercial.
La question de fond : Payer combien, et d’ailleurs pourquoi ?
Mettant à part tout l’aspect politique de la question – certes fondamental, et on y reviendra plus loin – qu’est-ce que la Grande-Bretagne devrait payer, dans le sens « ce qu’il serait juste qu’elle paie » lorsqu’elle quittera l’UE le 29 mars 2019 ? Il ne s’agit pas ici de ce qu’on essaiera de lui faire payer – davantage, évidemment – ni de ce qu’elle essaiera de payer – beaucoup moins, naturellement. Mais plutôt de ce qu’il en serait si la chose était décidée en toute justice (certes, on peut toujours rêver !)
Il s’agit ici non des contributions acquittées régulièrement jusqu’à la date de la sortie – que personne ne remet en question – mais du « solde de tout compte » que l’UE exige de la part de Londres.
Des chiffres entre 40 et 100 milliards d’euros ont circulé, ce qui est fort imprécis – et à partir de 0 milliard et 0 centime, du point de vue de certains partisans de longue date du Brexit !
D’une manière générale, on trouvera dans la presse et les communications et autres « petites phrases » des uns et des autres de part et d’autre de la Manche ce genre de chiffres assénés avec autorité – mais guère de détails un tant soit peu clairs sur ce que cette somme recouvre, et comment c’est calculé. Pour essayer d’y comprendre quelque chose, la source la plus complète semble bien être cette étude de 14 pages (PDF, en anglais) d’Alex Barker, le chef du Bureau Europe du Financial Times. Le texte est clair quant à la composition du total et quant aux raisons de considérer tel ou tel paiement comme justifié ou non.
Le montant
Suivant les hypothèses (voir page 10) Barker arrive à :
- Un paiement net de 57 à 73 milliards d’euros, dans une position pro-UE maximaliste qui inclurait aussi les passifs éventuels là où l’UE s’est portée garante pour l’avenir – essentiellement des conséquences éventuelles différées de la crise financière
- Une vue plus modérée se situerait entre 48 et 61 milliards, sans ces éventuels passifs
- Enfin une position favorable au RU aboutirait à un total entre 25 et 33 milliards, excluant les subventions promises à Pologne, Hongrie et République tchèque pour 2019 et 2020 et incluant la remise sur la contribution 2018, qui serait payée l’année suivante
Payer ou pas
Voir encore une intéressante revue (pages 11 et 12) des arguments légaux d’un côté et de l’autre sur la question de principe le RU aurait-il quoi que ce soit à payer après sa sortie – en somme, l’ « option 0 » rêvée par les pro-Brexit intransigeants :
- Il n’y a que peu de précédents légaux comparables, donc pas vraiment de jurisprudence applicable
- Des arguments et dans un sens et dans l’autre peuvent être trouvés dans le droit international et le droit de l’UE – voir les discussions sur ce qui se passerait si l’Ecosse sortait du RU, certaines déclarations de Londres sur le partage dans ce cas des dettes communes allant… nettement dans le sens des intérêts de l’UE ! Dans l’ensemble cependant, pas une grande clarté
- En cas d’effondrement des pourparlers et de Brexit « ultra-dur », c’est-à-dire non seulement absence de traité commercial pour l’avenir mais Londres qui refuserait de payer un centime après la date de sa sortie, l’affaire serait portée devant la Cour de justice de La Haye, qui se baserait sur l’article 70 de la Convention de Vienne sur les traités internationaux – comme par exemple le traité de l’UE est un traité international – donnant quelque espoir au RU de s’en sortir sans rien avoir à payer… mais pas de certitude, car l’article laisse une certaine place à l’interprétation
Position de force
L’aspect politique est évidemment prépondérant : en définitive c’est la position de force dans les négociations qui décidera du montant à payer, sauf évidemment en cas de rupture des négociations. La Commission est dans une position forte parce que le temps joue contre le RU, et parce qu’elle est en mesure d’expliquer à tous les Etats membres restants qu’ils ont tout intérêt à ce que les Britanniques paient – les pays d’Europe centrale en particulier, traditionnellement plus proches des positions de Londres, ont du souci à se faire pour les futurs fonds de cohésion.
Comme l’écrit Barker « il est difficile d’apercevoir des contraintes politiques émerger d’elles-mêmes pour contraindre les exigences de l’UE à 27 » … autrement dit les gouvernements des pays membres n’ont aucune raison de se gêner (1)
Et comme il le discute page 13, il y a en fait des risques sérieux d’effondrement des négociations sur ce point, parce que les politiciens britanniques ne sont guère prêts à payer à l’UE, et encore moins à l’expliquer à leurs électeurs. L’information suivante est assez révélatrice… pour ne pas dire en décalage complet avec les exigences de l’UE !
« Le Trésor du Royaume-Uni, dans son budget de Novembre 2016, a attribué à d’autres usages les fonds avec lesquels il aurait réglé les contributions à l’UE après 2019 »
Qu’est-ce qui permettrait de contourner éventuellement cet obstacle ? Selon l’auteur, essentiellement des astuces de présentation. Plus quelques entourloupes quand même – bien dissimulées dans la conclusion de sa dernière page – c’est qu’il est tout de même sujet de Sa Très Gracieuse Majesté, et a les intérêts de son pays à cœur !
Mais il faut tout de même parler de l’aspect politique
Et donc de la perception de tout cela par les Britanniques.
Theresa May, même si elle obtient un répit de deux ans supplémentaires, sera tout de même confrontée à une difficulté politique chez elle. La période de transition impliquera, en effet, que la Grande-Bretagne bénéficie de l’accès au marché intérieur, paie sa quote-part, se soumette à la jurisprudence de la CJUE (la Cour de justice de l’Union européenne), mais… ne prenne plus part aux décisions de l’Union. « En effet, juridiquement, les Britanniques ne seront plus dans l’UE au 30 mars 2019, relève un diplomate français. Ils n’auront donc plus de droits de vote. Et ils devront respecter les décisions prises à 27 sans eux… C’est un véritable protectorat. »
« Une difficulté politique« … En effet, et c’est peu de le dire !
Voici le genre de caricature politique qui se trouve dans le Telegraph, journal certes conservateur mais… justement, Madame May l’est aussi. Nous ne parlons pas d’un tabloïd, il représente plutôt des opinions construites qu’à l’emporte-pièce.
« Bien sûr, c’est Monsieur Davis qui paie »
« Je crois que Monsieur le ministre se trompe… »
(Davis est le négociateur du Brexit pour le Royaume-Uni)
C’est là le genre d’état d’esprit dans lequel se trouvent une grande partie des Britanniques, et certainement la plupart des partisans du Brexit.
Payer 60 milliards d’euros et rester soumis à la Cour de Justice de l’UE et devoir continuer la libre-circulation des Européens et ne plus avoir voix au chapitre ? A la City, le cœur financier de Londres, on l’espère sans doute très fort, et Madame May doit bien suivre, du moins faire ce qu’elle peut. Au final il est tout de même très difficile d’imaginer que ce genre d’accord soit acceptable pour la population britannique. Voir déjà la révolte d’une partie des conservateurs sur ce sujet avec cette Lettre ouverte à Theresa May des partisans les plus décidés du Brexit, y compris plus de 50 parlementaires conservateurs.
- Ils lui enjoignent de cesser toute négociation pour un accord de Brexit à moins que Bruxelles ne commence immédiatement les négociations sur la relation commerciale future – alors que la mission que les chefs d’Etat européens ont donnée à Michel Barnier consiste à d’abord fixer les détails de la séparation y compris financiers avant de négocier un accord commercial pour après la sortie
- Les Britanniques utiliseraient alors le temps restant avant mars 2019 pour se préparer à des relations avec l’UE régies par les seules règles de l’OMC l’Organisation Mondiale du Commerce. Inutile de préciser – même s’ils ne l’écrivent pas – que la somme versée par Londres à Bruxelles comme solde de tout compte pourrait s’écrire avec un seul chiffre… celui qui a été autrefois inventé par les Indiens
Cette lettre représente une forte pression sur Theresa May, qui n’est pas si confortable au Parlement (c’est une litote) et dont le siège à la limite pourrait s’avérer éjectable. Et la stratégie exigée reviendrait à lancer un ultimatum à Bruxelles.
Deux de leurs arguments ont un certain poids :
- S’il doit n’y avoir aucun accord, autant le savoir tout de suite car du moins l’incertitude sera levée et elle est toujours mauvaise pour les affaires
- La stratégie de l’ultimatum – éventuellement du bluff – peut avoir ses avantages, étant donné que beaucoup de pays européens préféreraient conserver des relations économiques ouvertes avec le Royaume-Uni. Rappelons que Berlin a un excédent de 54 milliards de dollars dans son commerce avec Londres (2) C’est aussi ce qu’espère Nigel Farage, qui a estimé que
« Angela Merkel (sous) pression de l’industrie allemande (est) le seul espoir »
Reste le sujet qui donne des sueurs froides à tous les responsables politiques britanniques : à côté d’éventuelles « opportunités »économiques du Brexit, il y a aussi le « petit » détail du racket de l’ « industrie » financière.
Le Brexit vu par l’ « industrie financière » de Londres
Comment, mais comment donc conserver l’accès au marché européen si lucratif ?
Au fait, quelles seraient les conséquences pour le Royaume-Uni si l’« industrie financière » de la City était réduite à la portion congrue ?
La contribution du centre financier de Londres – premier centre européen et centre financier mondial le plus réputé – aux finances publiques britanniques est très considérable. Qu’on en juge :
- D’après cet article du Daily Mail de 2017, le centre financier lui-même rapporterait 66 milliard de livres chaque année au Trésor britannique. Si l’on rapproche ce chiffre de ceux du budget (2016), nous parlons d’un peu plus de 9% du budget de l’Etat
- Selon cette autre estimation du Telegraph en 2015, la contribution de la City au budget aurait été de 11% en 2015 à comparer avec 13,9% en 2007
- La City publie elle-même chaque année un document nommé « Total Tax Contribution » (PDF, en anglais) qui comme son nom l’indique vise à bien faire comprendre au gouvernement à quel point il est dépendant de cette « industrie ». La dernière livraison (2016) situe la contribution directe aux impôts à « 11.5% of the UK Government’s total tax receipts », en hausse de 0,5% par rapport à 2015, pour un montant total de 71,4 milliards de livres. La majeure partie de ces revenus fiscaux provient des taxes sur l’emploi
En résumé, les seuls impôts directs sur la City représentent entre 9 et 11,5% des revenus du Royaume-Uni en tant qu’Etat, sans compter encore les impôts sur les activités induites. L’impact direct et indirect qu’aurait le départ d’une partie de la City risque d’être très important (3)
Ajoutons encore sa contribution à l’équilibre de la balance des paiements, sachant que la balance commerciale du Royaume-Uni était déjà dans le rouge de 221 milliards de dollars en 2016 avec un taux de couverture des importations par des exportations de seulement 65%, à comparer avec 90% pour la France qui pourtant ne va pas précisément très bien.
La question à cent balles – enfin, un peu plus – étant de savoir si l’activité financière sera gênée voire ruinée par le Brexit un peu, un peu plus, beaucoup, encore plus…
Le Gouvernement de Sa Majesté en a perdu son fameux sang-froid
Le gouvernement britannique est tiraillé, faut-il dire coincé et déchiré, entre d’une part :
– La décision du peuple souverain – une formulation française à l’origine, mais c’est bien ainsi que les choses se passent en Grande-Bretagne quoi qu’il en soit de la théorie sur le « parlement souverain » – qui leur a dit clairement que c’est sortie de l’UE et contrôle de ses frontières nationales tout seuls comme des grands, et si le gouvernement ne veut pas eh bien il le fait quand même un point c’est tout
Et d’autre part :
– Les énormes pressions de leur secteur financier – hypertrophié comme chacun sait – qui veut continuer à faire des affaires en Europe sur un pied d’égalité avec les banques d’UE, et pour ça il leur faut la liberté totale financière comme ils l’ont à ce jour, et puisque les autres pays de l’UE ne veulent pas la maintenir (4) sauf à maintenir en même temps la liberté d’immigration pour les Européens au Royaume-Uni et le pouvoir de la Cour de Justice européenne alors les financiers sont d’accord pour dire adieu au contrôle de ses frontières nationales et adieu au « comme des grands », sauf que… sauf que le populo risquerait d’en être vraiment faché
Et ça leur fait mal, au gouvernement britannique.
Surtout parce que la réalité politique est qu’il leur est pratiquement impossible de faire ce que leurs meilleurs instincts leur commanderaient de faire, c’est-à-dire donner tout ce qu’elle veut à Madame la City, et Monsieur le Peuple eh bien il irait se faire voir. Comme dans l’ancien temps, les gens de bien sont servis comme il faut – bien, donc, puisque ce sont des gens de bien, c’est élémentaire quand même – tandis que le vulgaire, eh bien il a le sourire de M’dame Maggie, il peut l’envelopper dans un Union Jack si ça lui chante, et il faudra bien que ça lui suffise.
Oui mais en pratique ils ne peuvent pas. Ne peuvent plus. C’est ça le principe du référendum… une procédure de « Frog » (Français) un truc pareil (5)
Alors on rêve d’avoir « le beurre et l’argent du beurre », on presse on complote on pleurniche on fait des représentations aux uns et aux autres. Ce ne serait pas possible d’avoir les deux ? Non ? Nan mais vraiment pas ? On en pleure des rivières sa petite maman.
Et ça ne marche pas.
Et avec l’article 50 on s’est mis sur une trajectoire de sortie qui aboutira le 29 mars 2019. Alors il va bien falloir faire quelque chose quand même.
« Garde ta lèvre supérieure rigide », c’est-à-dire « Garde ton sang-froid »
Difficile pour un gouvernement coincé entre un peuple britannique qui maintient sa décision de partir et une City debout sur le frein de tout Brexit « dur »
Ce à quoi les Britanniques seront forcés, c’est-à-dire accepter leurs pertes – une bonne partie si ce n’est le plus clair des traficsde l’activité de la City – faire contre mauvaise fortune bon cœur et se dire que le vin étant tiré, il faut le boire, le gouvernement ne pourrait-il s’y résoudre dès maintenant, avec l’argument que la situation n’ayant guère de chance de changer, autant réduire la période d’incertitude tout en faisant preuve d’un tant soit peu d’assurance et de respect de soi ?
Outre-Manche, on appelle ça garder la lèvre supérieure rigide – « keep a stiff upper lip » – une vertu ancestrale que… eh bien, les ancêtres avaient eux, oui.
Pour l’instant, ce n’est pas vraiment ça.
Mais un de ces jours pas si lointain, les Britanniques vont la retrouver, cette vertu ancestrale – c’est qu’ils y seront bien forcés. Et puis ça ne disparaît pas comme ça, ce genre de choses. A force de fouiller dans les malles au grenier, les vieux souvenirs de l’Empire et tout ça, on finit par retomber dessus.
… Quant aux soixante milliards pour les finances de l’UE, autant ne pas trop y compter. La question sera plutôt : programme d’austérité dans les dépenses au niveau de l’Union, ou contributions plus importantes des Etats membre restants ?
Il fut un temps où Londres obtenait des autres capitales un « chèque » de réduction de sa contribution. Les Britanniques accepteraient-ils qu’au moment même où ils décident de partir, ce soit eux qui cette fois-ci doivent faire le chèque ?
Nul n’est obligé d’y croire… Et le Brexit sera dur
1 – Rappelons toutefois les incertitudes sur l’avenir de l’UE elle-même. Elections italiennes, crises bancaires potentielles, migration de masse qui reprendrait de l’ampleur… Il est possible que l’on n’assiste à aucun événement troublant, voire déstabilisant, voire brisant pour l’UE d’ici le départ officiel du RU au printemps 2019. Mais ce n’est pas le seul scénario.
Pour les Britanniques, comme dans un autre genre pour les Russes, bref pour tous les pays européens qui ont à faire face à une UE qui leur présente un front uni, ce genre d’événement pourrait-il ouvrir des occasions ?
2 – Remarquons que les intérêts de l’Allemagne et de la France s’éloignent quelque peu sur le sujet, Berlin ayant à cœur de préserver son excédent commercial, tandis que Paris doit s’inquiéter d’un Brexit trop réussi qui risquerait d’encourager la forte minorité des 30 à 40% de Français intéressés à emboîter le pas.
3 – Remerciements au contributeur Boule75 pour ces références
4 – Aucune vertu dans le refus du « passeport européen » pour les banques britanniques… il s’agit de faire reprendre la même activité par les banques continentales, et Jean-Claude Juncker sera bien d’accord que c’est le Luxembourg qui doit être le paradis pour les banques européennes plutôt que Londres.
5 – Enfin les « Frogs » quand ils ne sont pas trop éloignés de leurs propres pratiques traditionnelles, naturellement. Depuis un certain 29 mai 2005, il est en pratique exclu de faire des référendums en France, puisque le peuple a tendance à répondre mal, ce qui démontre le danger de lui poser trop de questions. Mais ce David Cameron, un véritable Chirac celui-là, s’est cru bien astucieux à faire un truc de Frog et à croire qu’il pouvait s’en sortir… le gros malin !
Bonjour GMM, je me permets de faire un com. à v/écrit de ce jour adressé à Pascal et concernant :…