Illustration par ChatGPT 4o
La gauche, l’IA et l’héritage des Lumières : un rendez-vous manqué ?
Des exemples récents d’une méfiance de la gauche envers l’IA
L’attitude de méfiance, voire de technophobie, d’une partie de la gauche vis-à-vis de l’intelligence artificielle (IA) se manifeste aujourd’hui de façon tangible. En France, des figures de la coalition de gauche NUPES affichent un certain rejet ou une indifférence suspecte à l’égard de l’IA. Par exemple, la députée écologiste Sandrine Rousseau a déclaré « qu’il y a d’autres priorités » que l’IA – citant notamment « la fin du système capitaliste » comme enjeu plus urgent. Cette minimisation de l’IA, ramenée à un épiphénomène par rapport à la lutte anticapitaliste, traduit une priorisation idéologique qui peut sembler ignorer les transformations technologiques en cours.
Dans le même esprit, deux jeunes cadres du Parti socialiste, Chloé Ridel et Emma Rafowicz, ont cosigné une tribune réclamant un « contrôle populaire » sur l’IA – une rhétorique rappelant « les beaux temps du maoïsme triomphant », ironise un commentateur. Ici, la méfiance populiste envers la technologie transparaît : l’IA est perçue comme un domaine à soumettre à la vigilance suspicieuse du peuple, comme si elle menaçait la souveraineté populaire. De telles prises de position laissent entendre que, pour une frange de la gauche, l’IA serait d’emblée suspecte, requérant soit d’être reléguée au second plan, soit d’être étroitement jugulée par la puissance publique.
Cette attitude n’est pas qu’un épiphénomène français. À l’international, on observe des réflexes similaires. Aux États-Unis, les syndicats et mouvements progressistes se montrent inquiets de l’impact de l’IA sur l’emploi et la création artistique – en témoigne la grève des scénaristes et acteurs d’Hollywood en 2023, qui a mis en cause l’usage non réglementé d’IA génératives pour remplacer auteurs et figurants. De même, des intellectuels de gauche de premier plan expriment publiquement leur scepticisme : ainsi Noam Chomsky a fustigé la mode des chatbots comme antithétique à la pensée rationnelle, qualifiant ChatGPT de simple « perroquet stochastique » dénué de véritable intelligence créative. Quant à l’essayiste israélien Yuval Harari, souvent cité par la gauche, il a alerté sur le risque que l’IA « détruise notre civilisation » en noyant l’espace public sous la désinformation automatisée – un discours alarmiste repris par de nombreuses mouvances progressistes. Ces exemples montrent qu’une rhétorique de la peur de l’IA imprègne une partie de la gauche, qui voit dans ces technologies soit un instrument du capitalisme prédateur, soit un danger pour l’humanité.
Enfin, la base militante de gauche elle-même exprime fréquemment une hostilité spontanée envers l’IA. La blogueuse féministe Louise Morel rapporte la réaction de certains de ses lecteurs de gauche, choqués qu’elle puisse encourager l’usage de ChatGPT : « Tu es de gauche, féministe, et ces outils ne sont pas OK sur le plan éthique », lui ont écrit des abonné·e·s, en évoquant la pollution, les grandes entreprises capitalistes derrière ces IA et l’exploitation de travailleurs précaires qu’implique leur entraînement. Cette anecdote illustre bien la suspicion morale qui entoure l’IA dans l’imaginaire d’une partie de la gauche : on associe spontanément ces technologies à des atteintes éthiques (écologie, capitalisme débridé, précarité), au point d’en refuser l’utilisation par cohérence militante. On le voit, des tribunes politiques aux réactions de la base, un climat de défiance s’est instauré à gauche autour de l’IA.
Le contraste historique : la gauche et les révolutions technologiques d’hier
Cette posture craintive contraste fortement avec l’attitude historiquement progressiste de la gauche face aux grandes révolutions technologiques. Depuis la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle, les mouvements émancipateurs ont fait de la diffusion du savoir et des avancées scientifiques un levier d’amélioration de la condition humaine. Les penseurs révolutionnaires, proches des valeurs que la gauche revendique, célébraient l’imprimerie et les Lumières comme des outils pour éclairer le peuple contre l’ignorance et l’obscurantisme de l’Ancien Régime. Au XIXe siècle, alors que la révolution industrielle transformait les sociétés, la gauche naissante a connu des débats vifs mais globalement, ses figures de proue n’ont pas rejeté le progrès technique. Certes, des ouvriers luddites brisèrent des machines à tisser en Angleterre vers 1811-1812, redoutant pour leurs emplois – un réflexe de défense compréhensible mais éphémère. Cependant, les premiers socialistes et républicains, dans leur majorité, voyaient la machinisation comme une étape nécessaire pour libérer l’humanité du travail pénible, pour peu qu’on en socialise les bénéfices. Karl Marx lui-même, tout en dénonçant les excès du capitalisme industriel, « condamnait le refus du progrès technique » : il critiquait ceux qui voudraient freiner la machine au lieu d’en transférer la propriété aux travailleurs. Autrement dit, le cœur de la gauche marxiste n’était pas de s’opposer à la technologie, mais d’en changer les rapports de production afin qu’elle serve le bien commun.
Au XXe siècle, la gauche au pouvoir s’est souvent faite championne du développement scientifique et industriel. Un symbole marquant en est la formule de Lénine en 1920 : « Le communisme, c’est les soviets plus l’électrification ». En exaltant l’électricité – la haute technologie de son époque – comme complément indissociable du projet égalitaire, le révolutionnaire russe affirmait que progrès social et progrès technique vont de pair. De fait, les régimes ou gouvernements se réclamant de la gauche ont promu l’industrialisation, l’élévation du niveau scientifique et l’éducation pour tous. En France, le Front populaire de 1936 ou les gouvernements socialistes d’après-guerre ont misé sur la modernisation économique (planification, grands travaux) et la recherche. Plus près de nous, François Mitterrand – figure tutélaire de la gauche – voyait dans l’ordinateur et la télématique un atout pour le pays, lançant par exemple le plan Informatique pour tous en 1985. Il résumait l’esprit volontariste en affirmant : « Il ne faut pas refuser un obstacle, mais s’appuyer dessus », autrement dit tirer parti des défis techniques au lieu de les fuir. L’histoire montre ainsi une gauche souvent futuriste et audacieuse, qui embrassait l’innovation (électricité, conquête spatiale, numérique naissant) dans l’espoir d’en faire un facteur de progrès universel.
Pourquoi alors ce basculement apparent avec l’IA, où la gauche actuelle donne l’impression de renier cet héritage progressiste ? Plusieurs évolutions expliquent le changement de ton. D’une part, les précédentes révolutions industrielles se déroulaient dans un contexte où la foi dans le progrès scientifique était largement partagée à gauche comme à droite, malgré des réserves ponctuelles. Aujourd’hui, le contexte idéologique a changé : la gauche contemporaine est fortement travaillée par la critique de la technique au nom de l’écologie et de la préservation de l’humain. Les désillusions du XXe siècle – catastrophes environnementales, détournements de la science par le militarisme, promesses non tenues du développement – ont semé le doute sur l’idée d’un progrès linéaire et bienfaisant. Ainsi a émergé à gauche un courant décroissantiste prônant la sobriété technologique, en rupture avec l’enthousiasme productiviste d’antan. D’autre part, la révolution de l’IA a des traits inédits : elle porte sur l’automatisation de la pensée elle-même, ce qui suscite une anxiété quasi existentielle (peur de la déshumanisation, perte de contrôle, etc.) bien au-delà des craintes traditionnelles de chômage technologique. Là où l’électrification ou l’informatique amélioraient la puissance de l’homme sans remettre en cause son statut d’être pensant, l’IA interroge jusqu’à l’unicité de l’intelligence humaine – un saut qui peut effrayer même les esprits progressistes.
Entre esprit des Lumières et obscurantisme technologique : une contradiction flagrante
Ce décalage entre les fondements philosophiques de la gauche et certaines de ses positions actuelles sur l’IA alimente un procès en contradiction. La gauche se prévaut encore volontiers de l’esprit des Lumières, c’est-à-dire du rationalisme, de l’universalisme et de la foi dans l’émancipation par le savoir. Or, adopter face à l’IA une posture de refus apeuré peut apparaître comme un reniement de ces principes. Le rationalisme impliquerait d’évaluer sereinement les faits et le potentiel de la technologie, là où le discours alarmiste verse parfois dans l’irrationnel en agitant des scénarios dignes de romans dystopiques sans base scientifique solide. L’universalisme supposerait de considérer l’IA comme un progrès potentiel pour toute l’humanité (par exemple en médecine, en éducation…), à condition d’en démocratiser l’accès – mais la méfiance outrancière conduit certains à vouloir freiner ou réserver ces avancées, au risque de priver les plus démunis d’innovations qui pourraient les aider. Surtout, l’idéal d’émancipation par la science semble mis entre parenthèses : comment concilier le fait de célébrer le savoir et en même temps de refuser a priori une technologie née de décennies de recherche scientifique ? Ne pas vouloir explorer l’IA revient, dans une certaine mesure, à éteindre la lumière que pourrait apporter cette connaissance nouvelle, ce qui est paradoxal de la part de ceux qui se disent héritiers des Lumières.
Bien sûr, la gauche techno-sceptique avance des arguments éthiques respectables. Elle rappelle à juste titre l’avertissement de Rabelais – « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » – pour souligner que le progrès technique n’a de sens que s’il sert le progrès humain. Les dangers liés à l’IA ne sont pas imaginaires : biais discriminatoires des algorithmes, menaces sur la vie privée, concentration du pouvoir entre les mains de géants du numérique, exploitation de travailleurs précaires (modérateurs de contenu, chauffeurs, etc.) ou encore impact environnemental des data centers. Ces préoccupations épousent des combats historiques de la gauche (justice sociale, régulation du capitalisme, défense des libertés). Il serait donc caricatural de réduire la gauche à un obscurantisme pur et simple sur la question de l’IA – sa vigilance critique peut relever d’un désir légitime de domestiquer la technologie pour qu’elle reste au service de l’homme. D’ailleurs, la gauche n’a pas totalement déserté le champ de l’IA : on la retrouve en première ligne pour exiger des lois encadrant les usages abusifs, pour discuter d’éthique de l’IA, voire pour promouvoir des alternatives open source et des communs numériques, conformément à sa vision égalitaire. Par exemple, des élus de gauche au Parlement européen ont activement participé à l’élaboration du AI Act visant à bannir certains usages liberticides de l’IA (reconnaissance faciale de masse, notation sociale) et à imposer des garde-fous. Dans l’idéal, cette attitude critique pourrait s’apparenter à l’esprit des Lumières, qui combinait amour de la science et exigence morale.
Cependant, la tonalité générale qui domine dans le discours de la gauche radicale actuelle sur l’IA penche souvent vers le catastrophisme et le refus systématique, ce qui l’éloigne dangereusement de son ADN progressiste. Certains observateurs n’hésitent plus à parler d’une dérive anti-science au sein de la gauche. Le médecin et essayiste Laurent Alexandre déplore ainsi que « la gauche universaliste, totalement pro-science il y a encore quelques années, [soit] devenue décroissantiste et anti-scientifique, complètement technophobe ». Il va jusqu’à décrire une gauche « structurée par des ayatollahs verts à la Sandrine Rousseau qui veulent nous faire retourner cinq siècles en arrière ». Le propos est volontairement provocateur, mais il met en lumière le fossé entre l’image que la gauche aime à projeter (camp du progrès éclairé) et la réalité de certains de ses discours actuels. À force de brandir le principe de précaution comme un étendard et de ne voir dans l’IA que le diable capitaliste ou le signe des temps décadents, une partie de la gauche donne prise à la critique d’obscurantisme – terme qu’elle réservait autrefois à ses adversaires cléricaux ou conservateurs.
En se tenant à l’écart, par peur ou par hostilité, de la révolution de l’intelligence artificielle, la gauche risque un « rendez-vous manqué » avec le progrès. Non seulement cette attitude peut la marginaliser dans le débat public sur l’IA (laissant à d’autres le soin de façonner l’agenda technologique selon des intérêts moins sociaux), mais elle trahit surtout une perte de confiance dans sa propre capacité à maîtriser le progrès pour en faire un vecteur d’émancipation. Historiquement, chaque fois que la gauche a épousé le mouvement de la science, elle a contribué à orienter celui-ci vers plus de justice – par exemple en luttant pour l’éducation pour tous ou pour la santé publique. Si, au contraire, elle se contente de le freiner ou de le conspuer, elle abandonne implicitement le terrain aux forces qu’elle combat (grandes entreprises privées, États autoritaires…) qui, elles, investiront l’IA sans scrupules. Le philosophe pessimiste Günther Anders disait que le désynchronisation entre l’humanité et sa puissance technique crée un malaise civilisationnel ; il appartient justement aux forces progressistes de réduire cet écart en imprégnant la technologie de valeurs humanistes, non de l’agrandir par un rejet pur et simple.
Conclusion : refuser la peur pour renouer avec le progrès éclairé
En somme, le rapport de la gauche à l’intelligence artificielle révèle une tension entre sa tradition progressiste et un réflexe de recul propre à notre époque d’incertitudes. D’un côté, son héritage – des Lumières aux grandes figures socialistes – l’inciterait à embrasser l’IA comme un nouveau moyen d’émanciper les individus, de les libérer des tâches pénibles et d’accroître le savoir universel. De l’autre, ses valeurs humanistes et égalitaires, confrontées aux réalités du capitalisme numérique, la poussent à s’alarmer des dérives potentielles et à freiner ce qu’elle perçoit comme une fuite en avant hasardeuse. Le défi pour la gauche est de trouver un juste équilibre : ne niant ni l’IA ni les risques qu’elle comporte, mais en revenant à une approche lucide et volontariste conforme à l’esprit des Lumières. Plutôt que de « trahir » sa promesse progressiste en sombrant dans l’obscurantisme, la gauche pourrait revendiquer une conquête éclairée de l’IA – en investissant dans l’éducation, la recherche publique, la définition collective des usages de ces technologies. C’est à cette condition qu’elle cessera de subir le progrès pour redevenir force motrice, fidèle à sa devise implicite : « Ni peur ni aveuglement, mais la raison critique au service de l’espérance ».
Paul Jorion (±60%) & ChatGPT 4.5 option Deep Research (±40%)
Illustration par ChatGPT 4o
Répondre à Ruiz Annuler la réponse