Dans le dur de la saison des pluies, quelques pensées sur le rêve, par Hugo Rousselin

Illustration par ChatGPT 4o

Bonjour,

J’ai passé beaucoup de temps chez les Tekos dernièrement. Voici un texte que j’ai écrit à ce sujet :

Le cachiri a fait effet — heureusement que j’aime cette boisson, j’en ai bu des litres.

Ils ont dit oui pour le projet de film. Je m’attendais à un non. Pour certains, c’est historique : première fois qu’ils parviennent à se réunir et à trouver un accord depuis bien longtemps, depuis la fin des chamanes. Je ne crie pas victoire. Ici, les choses sont aussi changeantes qu’une rivière en saison des pluies. Ce furent six heures de boisson. Le cachiri était fort. Mélangé à des fruits de parepou, il devient rapidement alcoolisé. C’était le but : il fallait l’ivresse pour trouver la concorde. Les chefs coutumiers ont scellé l’accord. J’ai pu assister à une palabre teko. On ne peut nier qu’il y a un vrai sens démocratique dans la façon de se réunir et de prendre la parole. Nous avons tous commencé assis sur les bancs longeant le carbet communautaire, puis, progressivement, nous nous sommes levés pour former un cercle. Les voix se sont alors affirmées, et le débat a été tranché en faveur du film. Moment très intéressant de démocratie directe, délibérative, chacun ayant le droit à la parole, exposant ses arguments pour ou contre, j’étais en pleine amazonie mais je ne pouvais m’empêcher de penser à l’Athène des sophistes, à l’émergence du débat contradictoire dans notre culture Européenne.  J’ai fini la journée desséché par tout le cachiri ingurgité. J’ai dû boire trois litres d’eau pour maintenir un semblant d’homéostasie.

La nuit fut agitée de rêves : j’ai rêvé d’un lynx qui tuait un serpent à quatre ou cinq têtes…

Je suis avec attention vos billets psychanalytiques — la question du rêve est fondamentale dans ma vie. Essayer de cartographier l’univers onirique me semble essentiel… Il y a plusieurs niveaux de rêve.

Il y a les rêves liés au quotidien, puis ceux en lien avec l’histoire personnelle, qui peuvent remonter jusqu’à la plus tendre enfance. Mais, pour moi, il existe aussi des rêves d’un autre ordre de conscience, inscrits dans un espace-temps différent. Ce que ChatGPT résume ainsi, lorsque je le questionne :

Rêves de surface — le bruit du jour
Rêves de profondeur — le récit de soi
Rêves d’ouverture — les rêves « hors temps »

Je passe rapidement sur les rêves sériels, car ce n’est pas tout à fait le propos ici. Néanmoins, je peux dire qu’ils fonctionnent par répétitions. Ce sont, pour moi, des messages. Tant que je ne comprends pas, la série se poursuit — mais ce n’est jamais une répétition à l’identique. Le rêve conserve la même thématique, mais la transpose sous d’autres formes. Ces rêves relèvent toujours du type 2, ou en très grande majorité.

Chaque rêveur a, in fine, la clé de ses propres rêves. Un autre humain peut impulser une piste, mais au final, seul le rêveur peut comprendre la finalité de ses images. Je communique beaucoup avec moi-même à travers le rêve. Quand une situation m’échappe, je demande souvent à mon inconscient de m’envoyer les rêves nécessaires pour comprendre.

Cela dit, c’est du troisième type de rêve dont je voulais parler. J’ai commencé à parler des Tekos pour en venir là. Cela fait quatre ans que je fais des allers-retours en forêt pour tenter de faire ce film, et le moins qu’on puisse dire, c’est que la situation a été extrêmement bloquée. J’ai voulu abandonner plusieurs fois. Et à certains moments, si je n’avais pas eu le secours de deux rêves, j’aurais déserté.

Je situe le premier rêve début 2023 — je n’en ai hélas pas noté la date, mais j’ai retrouvé ces lignes dans une correspondance :

Un nouveau chef Teko a été élu, il est proche de moi. Je vais sans doute avoir la chance de pouvoir réaliser ce documentaire.
Siméon est un peu plus jeune que moi, et je suis étonné que la communauté l’ait élu. Généralement, il faut être un peu plus âgé.
Quand je suis allé à Camopi la dernière fois, j’ai fait un rêve, juste avant de partir.
Nous étions tous les deux en forêt, marchant sur un tapis de feuilles sèches près d’une rivière. Soudain, je vois quelque chose bouger sous les feuilles. La bête s’approche. J’ai peur, je recule. Elle sort du tapis, du côté de la rivière. C’est un magnifique serpent de couleur émeraude. Un serpent avec des ailes. Il s’envole.
Quand je raconte ce rêve à Siméon, il me sourit et me dit qu’il a lui aussi rêvé de moi, quelques jours avant mon arrivée. Je ne l’avais pas prévenu.

Le deuxième rêve date de la nuit du 2 au 3 mai 2024 :

Cette nuit-là, j’étais en Amazonie avec les Tekos. Je marchais avec le chef, de réunion en réunion avec les villageois.
Notre marche nous mène, Siméon et moi, devant un attroupement d’hommes qui observent un immense anaconda logé dans un tronc horizontal, creux, plongé dans une crique.
Le serpent était tranquille. Siméon s’approche doucement pour le toucher. Et là, comme un jet, l’anaconda file dans la rivière sous nos yeux.

J’analyse ce deuxième rêve ainsi : l’anaconda = nous pouvons et allons remonter la rivière.
Cela fait des années qu’elle est bloquée par les Tekos, pour des raisons politiques, à la fois claniques (jeux d’influences entre familles) et liées à l’histoire coloniale (réappropriation d’un pouvoir sur qui peut ou non pénétrer un territoire ancestral, en l’occurrence la rivière Camopi). J’ai fait ce rêve alors que toute la situation dans laquelle je me débattais, semblait dire que le film ne se ferait jamais.

Ce qui se passe est historique pour eux : ils ont recommencé à discuter entre eux, à prendre des décisions collectives et le film maintenant est en très bonne voie pour se faire. 

Alors ces deux rêves — surtout le dernier — je pourrais les qualifier de prémonitoires. 
Ils ne relèvent pas, pour moi, du niveau 1 ou 2, mais bien du niveau 3. 

Je me questionne donc sur le substrat d’où part cette génération d’images oniriques, et sur la fonction qu’on peut lui attribuer.

Bien à vous.

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3 réponses à “Dans le dur de la saison des pluies, quelques pensées sur le rêve, par Hugo Rousselin”

  1. Avatar de Tom
    Tom

    Mes hypothèses : Peut-être est-ce l’annonce par l’inconscient d’un futur possible et probable déduit de faits vécus précédemment mais passés sous le radar du conscient (ou refoulés par le conscient car porteur d’espoir qui s’avèreront potentiellement déçus). Et/ou nous sommes tous plus ou moins connectés et de temps en temps notre inconscient parvient à faire émerger à la conscience des bribes d’informations reçues par ce canal ?

    1. Avatar de Tom
      Tom

      J’ai bientôt 40 ans et n’ai pas souvenir d’avoir jamais fait de rêves prémonitoires (ou je ne les ais jamais compris ?). En même temps, je pense être quelqu’un de très pragmatique, observateur, ouvert et peu sujet aux attentes, du coup les rêves de types 2 et 3 m’apporterait sans doute peu (à les retenir et à les comprendre), le travail nécessaire ayant déjà été réalisé en conscience.

  2. Avatar de Hervey

    2000 habitants sur une commune ou un territoire de 10000 km2 sont des données qui devraient peser sur les préocupations du destin collectif et venir animer les images des « rêves prémonitoires » …

    Le surgissement d’un serpent ailé qui échappe peut être interprété comme un but insaisissable.
    Pareil, je crains pour le cobra qui lui aussi file dans la rivière.

    Ces trois indications relevées, n’augurent pas vraiment ce pourquoi vous oeuvrez.

    Mais n’étant pas sorcier, n’accordez pas trop d’importance à ce jugement !

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