Illustration par DALL·E
J’avais commencé par dire que quand on m’interroge sur ma représentation théorique de la psychanalyse, je réponds quelque chose du genre : « 50% de Freud, 20% de Lacan, et 30% de Jorion ».
Avant d’aller plus loin, avant que l’on ne parle davantage de descente de gradient et d’optimisation en général, il va me falloir corriger cela, à la suggestion de mon contrôleur.
Nous étions en séance tout à l’heure quand il a commencé par remettre en question ma « ventilation », mon point de vue sur la distribution des influences et responsabilités. « Non, m’a-t-il dit avec un sourire, il y a plus de la moitié qui est seulement du Jorion ! ». Et il a ajouté : « Vous allez voir : nous allons passer en revue votre actualité de la semaine et je vous signalerai au passage des exemples de ce que je veux dire ».
Nous avons procédé de la manière dite. Et nous ne sommes pas allés bien loin avant qu’il ne m’interrompe.
Lui : Regardez : vous êtes 100 fois plus interventionniste que le psychanalyste lambda. Vous posez sans cesse des questions !
– J’ai envie qu’on avance !
– L’analysant dit une chose et au lieu de le laisser enchaîner, vous lui demandez d’éclaircir ce qu’il vient de dire !
– C’est ce qu’on appelle l’interprétation !
– La plupart de vos confrères et consœurs l’auraient laissé discourir en se disant qu’un jour ou l’autre il tomberait sur l’explication que vous l’avez forcé à intégrer immédiatement.
– C’est que je n’ai pas que ça à faire !
– C’est sans doute ça la première grande différence : ils ou elles n’ont eux justement que ça à faire !
Un peu plus tard. Alors que nous relisions mes notes de séance.
– Eh oui ! Il est libéré ! J’en ai la chair de poule ! Remontons vos notes pour voir comment vous avez fait. Pour une fois, c’est clair parce que la plupart du temps vous venez avec une interprétation qui fait mouche mais qui m’apparaît à moi comme un parfait coq à l’âne : ça tombe littéralement du ciel ! J’imagine que votre inconscient communique souterrainement avec celui de votre analysant et la manière dont cela opère m’est parfaitement opaque.
Cette fois-ci non, parce que vous avez été systématique, mais qu’est-ce que vous avez fait ?
Tout d’abord, vous n’auriez jamais pu le faire si vous ne preniez autant de notes. Freud et Lacan le faisaient-ils ? Je n’en sais rien.
Votre analysant a décrit son attitude inappropriée dans un certain type de circonstances en utilisant un mot particulier. Vous avez fait une recherche dans vos notes, et vous m’avez dit : « Il avait déjà utilisé ce mot et je voulais le replacer dans son contexte d’alors ! ».
Vous avez retrouvé ce mot quand il l’avait précédemment utilisé. Or, fait significatif : l’absence précisément de contexte : on est dans l’association libre proprement dite. Il y a dans vos notes, ce mot, et ensuite, sans transition : « Un rêve que j’ai fait plusieurs fois … ». Dans le récit qu’il vous a fait alors du rêve, vous repérez un mot chargé d’une puissance affective très forte.
Vous lui dites alors : « Auriez-vous ce comportement néfaste parce que vous assimileriez la chose à faire à ce moment-là à ce qui est apparu dans le rêve ? » Alors, sans transition, il vous rapporte en effet un incident navrant de son enfance, relativement innocent mais qu’un enfant de son âge interprétera mal et auquel il réagira hors de proportion.
Pour résumer : une attitude pro-active, pour ne pas dire « interventionniste » de votre part, combinée à une capacité qui me semble inhabituelle de mettre le doigt sur le refoulé de l’analysant. Et, comme vous le savez, il m’arrive souvent dans ces cas-là, d’employer à la plaisanterie – mais peut-être pas seulement 😉 – plutôt que le mot « inhabituel » pour désigner votre talent, celui de « surnaturel ». Cela dit, vous expliquez vos interventions de ce type en recourant à un modèle purement physique mais qui a cette particularité d’expliquer aussi bien le fonctionnement des machines intelligentes que des humains. Et ça, vous le savez aussi bien que moi, ni Freud, ni Lacan ne l’ont fait pour des raisons évidentes, et je suis prêt à parier que si des consœurs et des confrères à vous procèdent de la même manière, ils doivent se compter sur les doigts de la main. »
Quelques remarques de ma part sur cette analyse. Primo, j’ai lu ce qu’ont écrit des analysants de Freud et de Lacan sur leur cure et je ne suis pas sûr qu’il y ait une grande différence entre leur façon de faire et la mienne. Secundo, oui, quand j’ai commencé à faire cela : me représenter à l’aide d’un même modèle l’humain et l’IA, à l’époque où je fréquentais le noyau dur des Lacaniens, étais en analyse avec Philippe Julien et étais chercheur en IA, membre du projet Connex de British Telecom, j’ai eu l’occasion de faire un exposé rue de Navarin et ai le souvenir de m’être fait harponner par un jeune Lacanien de choc, dont l’indignation faisait trembler les murs : « Mais vous tentez de rendre compte de la métapsychologie ( = psychanalyse) par un schéma entièrement réductionniste ! Un matérialisme vulgaire absolu ! etc. ».
Il est vrai que dans Principes des systèmes intelligents (1989), je rends compte de la névrose et de la psychose en termes de théorie des graphes (pages 115 à 118). L’expérience s’est renouvelée plus récemment (le 23 novembre 2019) devant l’École Psychanalytique des Hauts-de-France, lorsque j’ai fait un exposé intitulé « Les robots appellent ‘capteurs’ leur inconscient ». Bon, ok, là, avec un titre comme celui-là, c’est moi qui cherchais délibérément la bagarre 😉 .
Quoi qu’il en soit, l’exemple que j’ai suivi consciencieusement, c’est celui de Freud lui-même dans son Esquisse d’une psychologie scientifique *, un manuscrit achevé en 1895, totalement exposé au même reproche de « réductionnisme matérialiste vulgaire » : il n’y est question que d’électricité dans des circuits. Bien sûr Freud était lui un homme prudent, qui prit bien soin que son manuscrit reste inédit, de peur de subir les foudres de la profession médicale **.
(à suivre …)
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* Freud, Sigmund, La naissance de la psychanalyse, Paris : Presses universitaires de France 1956
** Pribram, Karl H. & Merton M. Gill, Le « Projet de psychologie scientifique » de Freud : un nouveau regard, Paris : Presses universitaires de France 1986
Illustration par DALL·E
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