Illustration par DALL·E
Leçon donnée à l’Université Catholique de Lille le 27 mars 2022.
Le courant évolutionniste en anthropologie
La muséographie
Une fois qu’on dispose de descriptions satisfaisantes d’autre manières de faire que les nôtres, récoltées dans des pays lointains, le problème se pose de comment classer ça, comment distinguer, comment organiser les données qui ont été rassemblées. Les méthodes de muséographie suggéraient des façons de le faire. Par exemple, dans les musées archéologiques où on trouve des objets préhistoriques, des silex taillés, on vous représentait essentiellement au XIXe siècle cela selon le nouveau schéma de l’évolution que proposait Darwin, une innovation due à Augustus Henry Lane Fox Pitt Rivers (1827-1900) dont le musée archéologique d’Oxford porte encore le nom. On vous montrait un silex primitif et un exemplaire un peu plus compliqué parce qu’on a frappé de tel autre côté, puis un beaucoup plus sophistiqué, puis un silex taillé à ce point qu’on ne peut pas le distinguer d’un objet poli, etc., d’une manière évolutionniste : de la forme primitive à la forme la plus élaborée.
Et vous avez encore dans certains musées de très très belles présentations d’objets de cette manière-là : voilà un panier tissé et voilà un panier où on a ajouté une anse avec une articulation bien particulière entre l’anse et le cul du panier. On peut vous montrer des objets de plus en plus sophistiqués dans la même catégorie : une poterie de forme un peu approximative sur laquelle sont simplement gravées, disons, des diagonales et une poterie grecque de l’époque hellénistique avec un décor extrêmement complexe et, entre les deux, toute une série de stades intermédiaires.
C’est là la première école d’anthropologie véritablement : l’école évolutionniste, qui a voulu faire pour les institutions ce que l’on pouvait faire aussi aisément pour les objets fabriqués. On allait partir de la forme la plus primitive du Droit – par exemple, comment les Gaulois se mettaient d’accord quand éclatait un conflit – jusqu’à la constitution de la Grande-Bretagne, de la France, des États-Unis, etc., en faisant le relevé des formes intermédiaires.
Cette présentation-là suggère bien entendu que, entre celui que nous découvrons faisant une poterie avec de simples diagonales et celui qui produit la poterie grecque hellénistique la plus sophistiquée, qu’entre eux doivent se trouver une série de stades évolutifs intermédiaires et qu’il y doit y avoir une tendance naturelle pour une population de passer du premier stade au second, puis du second au troisième, au quatrième jusqu’au dernier. Et on reprend à ce moment-là ces trois termes déjà utilisés : Sauvage, Barbare, Civilisé.
Une échelle
L’évolutionnisme se développe essentiellement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les évolutionnistes partagent cette vue particulière d’un principe d’unité psychique de l’humanité, impliquant que si nous observons des populations avec des habitudes extrêmement différentes des nôtres, c’est que nous nous situons en différents endroits de la même échelle de progrès. La même évolution règle l’ensemble des groupes humains que nous pouvons observer. La question pour l’anthropologue sera de situer au bon endroit de cette évolution les populations qu’il va décrire.
La position des évolutionnistes est celle-ci : il n’y a pas de différence entre les êtres humains si ce n’est sous un rapport : le moment où ils se situent dans l’histoire de l’humanité.
L’histoire de l’humanité a un déroulement linéaire : il va de l’état de Sauvagerie à un état qu’ils appelleront ensuite de Civilisation, an passant par un état de Barbarie. Ce sont des termes déjà anciens : des termes que les Grecs de l’antiquité et les Romains anciens utilisaient déjà. Et donc, nous, Européens, à l’origine de l’anthropologie et de l’ethnologie, nous avons découvert des populations que nous appelons « primitives » simplement parce qu’elles se trouvent selon nous à un état antérieur de ce que nous avons-nous-mêmes été précédemment.
Une implication de cela, c’est que, par exemple, si nous découvrons une population qui n’a pas inventé la roue ou l’écriture, eh bien, indépendamment de la question des contacts bien entendu qui font que maintenant nous allons pouvoir leur apprendre l’écriture, nous allons pouvoir leur donner la roue s’ils ne l’ont pas inventée. Mais si nous n’étions pas intervenus, il y aurait eu un développement automatique dû à l’évolution historique, qui aurait fait qu’à une époque ou une autre, ils auraient découvert tout cela par eux-mêmes : le fait qu’ils aient des institutions apparemment plus simples que les nôtres est une simple question de retard par rapport à nous. Les populations évoluent chacune à sa vitesse, qui fait que si elles étaient restées dans leur isolement, un jour ou l’autre dans l’avenir, elles seraient cependant parvenues au niveau que nous avons atteint nous.
Et donc, première tentative de classification des sociétés et des cultures en anthropologie : l’évolutionnisme, c’est-à-dire que la variété observée parmi les humains s’explique simplement par le fait que nous nous situons à des endroits différents sur une échelle, des moments différents dans une évolution qui, elle, est linéaire. C’est une évolution par laquelle toutes les sociétés humaines passent en principe. Et donc, si on avait laissé de côté, disons, les Jivaros, sans les contacter, il serait venu un jour où ils auraient construit des villes et, un jour, ils seraient parvenus à inventer la machine à vapeur et ils auraient construit des chemins de fer, etc.
L’anthropologie culturelle va s’efforcer de trouver des moyens de comprendre à la fois l’unité et la différence des peuples humains. L’école évolutionniste, qui caractérise le XIXe siècle, n’est pas raciste. C’est une conception fondée sur ce qui est appelé l’unité du genre humain et, en particulier, l’unité psychique du genre humain. Si les humains appartenaient à des races incapables de communiquer entre elles, il serait exclu qu’ait pu s’imposer cette représentation d’une gradation de la Sauvagerie primitive jusqu’à la Civilisation, en passant par la Barbarie.
Le projet consiste à situer l’ensemble des sociétés sur une échelle chronologique et considérer qu’elles ont évolué chacune à son rythme, certaines se développant à un pas cadencé comme la nôtre, ces questions se posant au moment où les continents sont sillonnés pour la première fois de ces grandes voies de communication que sont les lignes de chemin de fer, que l’on creuse le canal de Suez qui fera 150 km de long, et d’autres entreprises de la même envergure pharaonique. Les cultures autres sont répertoriés alors que le monde occidental est bouleversé de fond en comble par la technique et par le travail qui la mobilise.
L’anthropologie culturelle va s’efforcer de trouver des moyens de comprendre à la fois l’unité et la différence des peuples humains. L’école évolutionniste, qui caractérise le XIXe siècle, n’est pas raciste. C’est une conception fondée sur le concept d’unité du genre humain et, en particulier, l’unité psychique du genre humain. Si les humains appartenaient à des races incapables de communiquer entre elles, il serait exclu qu’ait pu s’imposer cette représentation d’une gradation de la Sauvagerie primitive jusqu’à la Civilisation, en passant par la Barbarie.
Les stades
Parlons de ces mots. « Sauvage » vient de silvaticus. C’est l’homme qui vit dans les bois. Le Sauvage, ce n’est pas une description de ses mœurs, c’est une description de l’endroit d’où il vient ou bien où il habite. Le « Barbare », c’est celui qui en Grèce ancienne, n’est pas Grec. Pourquoi barbare ? Parce qu’il prononce des mots qu’on ne comprend pas. Il dit des choses inintelligibles. C’est la même origine que borborygme, « faire des borborygmes », prononcer des sons inarticulés. C’est la même notion en français que « baragouin ». Qu’est-ce que c’est « un type qui baragouine » ? On ne comprend pas ce qu’il veut dire. D’où vient le mot « baragouin » ? Il est assez vraisemblable que cela vienne de « bar ha gwin », qui veut dire « du pain et du vin » en breton et donc il est bien possible que les Français aient entendu ces Bretons venant à Paris disant « bar ha gwin », demandant simplement du pain et du vin ou bien que les gens qui se rendent en Bretagne, on leur dise : « Si tu as envie de manger et de boire, tu dis : « bar ha gwin » et tu sera servi ».
Le baragouineur ou le barbare, c’est celui qui dit des choses qu’on ne comprend pas. Mais, au XIXe siècle, on va vouloir utiliser ce terme pour décrire un état de civilisation qui n’est pas de l’ordre de la Sauvagerie mais qui est intermédiaire entre la Sauvagerie et la Civilisation et, en particulier, on va reprendre simplement ce terme de « barbare » qui était déjà utilisé par les Grecs anciens et les Romains. Les Barbares, ce sont les envahisseurs. Ce sont ces populations germaniques essentiellement ou nordiques : les Vikings bien sûr plus tard. Les populations en migration qui viennent chez nous essentiellement parce qu’elles sont repoussées à l’arrière par d’autres populations : les Huns venus de Mongolie et qui envahissent petit à petit l’empire romain, par des mouvements comme ceux des migrants que nous voyons aujourd’hui. Ce sont les gens à qui on peut apprendre le grec ou le latin, et avec on pourra alors discuter. On peut les vaincre dans des batailles. On peut en faire des esclaves à Rome, etc., mais ce sont des gens qu’on dirait aujourd’hui « assimilables ». Un prisonnier germain viendra à Rome, on lui apprendra le latin et, au bout d’un moment, il pourra faire les comptes de la ferme et, des années plus tard, on pourra le libérer de la servitude et ainsi de suite.
Civilisé, bien entendu, vient de « civis », la ville, c’est celui qui vit en ville ou qui vit dans un État, dans un État organisé. Avec ces trois termes de Sauvage, Barbare, Civilisé, on va s’efforcer de déterminer une échelle complète entre les populations les plus « primitives » au sens qu’on attache au terme à ce moment-là. Elles sont « primitives » parce qu’elles correspondent au premier stade de l’humanité. Voilà pourquoi elles sont primitives. Pourquoi ces Sauvages sont-ils primitifs aussi ? C’est parce qu’ils représentent les premiers stades entre le moment où nous sommes des animaux sans mœurs, sans habitudes particulières, et le moment où nous allons devenir petit à petit des « civilisés ».
L’Américain Lewis Henry Morgan (1818-1881) utilisera ces notions de Sauvagerie, Barbarie et Civilisation et reconnaîtra à l’intérieur d’elles trois stades intermédiaires. Il s’intéresse aux Amérindiens d’Amérique du Nord : les Amérindiens des États-Unis et ceux du sud du Canada essentiellement. Il va exclure l’idée que l’on puisse classer aucune de ces populations amérindiennes dans la « civilisation » et il va les classer sur les 6 catégories dont il dispose : 3 de la « sauvagerie » et 3 de la « barbarie », en les classant comme s’il s’agissait d’une séquence historique et que, par exemple, celui qu’il a placé dans la « sauvagerie moyenne » pourrait passer à la « sauvagerie supérieure » et puis, quelques générations plus tard, de cette « sauvagerie supérieure » au premier stade de la barbarie et ainsi de suite.
L’évolution d’un stade à un autre
Bien sûr, le processus change à partir du moment où il y a des contacts avec des Européens puisqu’il devient possible, de la même manière qu’il était possible pour un Germain de cesser d’être un Barbare en apprenant le grec, il est possible bien entendu pour un Amérindien d’adopter entièrement la culture d’origine européenne autour de lui, et de devenir un Américain de type européen, sauf que demeurera à l’arrière-plan le racisme d’origine qui va perdurer comme un élément d’ordre politique et qui va continuer à déterminer la culture.
Ainsi quand nous, Européens, découvrons les Aborigènes australiens c’est, dans cette perspective évolutionniste, l’équivalent de nous découvrir nous-mêmes tels que nous étions, disons en 15.000 av. J-C. Quand nous découvrons, autre exemple, les Polynésiens sur leurs îles en Polynésie, nous considérons que c’est comme nous à l’équivalent de 2.000 av. J-C., etc. Chacun se situe sur la même échelle qui conduit, par un mouvement évolutionniste, à la civilisation.
La difficulté pour cet évolutionnisme, c’est qu’on ne parvient pas à situer très précisément les autres populations que nous avons rencontrées, nous, Européens, à différents stades d’évolution par lesquels l’histoire nous rappelle que nous sommes passés. On se heurtera rapidement à des difficultés : on ne va pas pouvoir fournir une description extrêmement précise de cette échelle d’un progrès du primitivisme au stade de la civilisation. L’hypothèse d’un développement véritablement linéaire ne fonctionne pas bien.
Une anomalie, par exemple, quand nous rencontrons, quand nous « découvrons », les Incas et les Aztèques, c’est que dans notre classement, ce ne sont pas des Civilisés mais ce sont des Barbares d’un niveau de développement très poussé puisque, ne serait-ce qu’en termes d’architecture, ils sont à un stade supérieur aux Gaulois que César rencontre ou aux populations germaniques parmi qui les Romains recrutent des mercenaires. Ils ont des villes construites dans des matériaux pérennes : des constructions en pierre de très bonne qualité. Les pyramides que l’on trouve au Mexique et dans l’Empire Inca sont des monuments architecturaux extrêmement évolués mais ces gens ne connaissent pas la roue, il y a donc une anomalie puisque, normalement, chez nous, quand on atteindrait le stade de la Barbarie, on connaîtrait la roue. Les peuples qui arrivent chez nous lors des invasions « barbares » germaniques, c’est dans de gros chariots. Ce ne sont pas des véhicules extrêmement sophistiqués mais il ont des roues. Et ils savent comment les utiliser avec talent.
Les Amérindiens ne connaissent pas la roue, comment cela est-il possible, alors que ç’aurait dû normalement être une technique mise au point par eux, comme en Occident, il y a fort longtemps : au IVe millénaire av. J-C. ? Eux, ils sont à un stade qui correspond à vue de nez à l’antiquité chez nous, quand nous les découvrons au XVIe siècle, mais ils n’ont pas la roue.
Alors, on tente d’expliquer ça. Quand on est dans des montagnes comme au Pérou, dans l’empire inca, on n’a peut-être pas tellement besoin de chariots parce que, de toute manière, tout est en pente et que les ponts sont en corde, donc, ça ne sert pas à grand-chose. Mais ça n’explique pas pourquoi, au Mexique, on n’aurait pas la roue, même s’il est vrai que, là aussi, les animaux de trait font défaut. La réponse, c’est que pour fabriquer un essieu qui ne ploie pas, il faut qu’il soit en fer, et que les Amérindiens, qui savent fondre l’or et l’argent, n’ont pas de fours assez chauds pour fondre le minerai de fer.
La régression culturelle
On s’apercevra aussi que certains peuples que les Européens découvrent sont dans un état de grand dénuement du point de vue matériel, que par exemple, les Aborigènes australiens, n’ayant juste qu’un auvent et un bâton à fouir, un bâton coudé, qui leur permet de creuser la terre comme avec une pioche, n’ont pas toujours été dans cet état de dénuement. Nous entreprendrons des fouilles archéologiques chez eux et nous découvrirons sur certains sites où nous les voyons ne maniant que ces objets matériels de conception extrêmement rudimentaire, des tessons de poterie. On découvrira même sous des campements d’Aborigènes australiens de la porcelaine chinoise datant d’une époque reculée, prouvant qu’il est arrivé que certaines populations perdent des connaissances dont elles disposaient autrefois. Dans une île des Andamans, au sud de l’Inde, l’anthropologue britannique W.H.R. Rivers (1864-1922) découvrira une population sans bateaux et qui ignore comment construire une embarcation, mais dont les temples contiennent des maquettes de bateaux parfaitement façonnées utilisées comme des objets votifs dans le cadre de leur religion. Ces insulaires ont donc perdu le souvenir qu’il s’agit de la maquette d’un bateau et qu’ils pourraient, en reproduisant le même objet en grand, construire une véritable embarcation permettant de se rendre dans une île voisine. La régression culturelle est donc possible, semant la confusion dans la belle échelle évolutionniste.
Et un linguiste, Max Müller (1823-1900), un Allemand d’origine, grand professeur de linguistique à Oxford, de « philologie » comme on dit à l’époque, fait la remarque suivante : « Il me semble que les preuves existent que, nous, Européens, n’avons jamais été Sauvages. Nous avons été des Barbares mais nous n’avons pas été des Sauvages ». Grand scandale parmi les évolutionnistes ! Que cherche-t-il à dire ? Que les Européens seraient tombés du ciel à l’état de la Barbarie sans passer par la Sauvagerie ?
Ce qui a conduit Max Müller à affirmer cela, c’est le fait qu’on n’a pas trouvé de trace de totémisme aussi loin qu’on remonte dans l’antiquité du monde européen et même de l’Égypte, de Babylone, de la Perse, etc., qui sont aux origines du monde européen. Alors que ce totémisme apparaît comme le trait culturel peut-être le plus marquant de ce que nous, Européens, avons appelé au fil des siècles, l’état de « Sauvagerie ». La raison en sera découverte au début du XXe siècle par les sociologues Émile Durkheim (1858-1917) et Marcel Mauss (1872-1950) : le totémisme, c’est la culture archaïque chinoise.
Le fait qu’on n’ait pas trouvé de trace de totémisme dans le passé de l’Occident a porté un coup mortel au courant évolutionniste en anthropologie.
Illustration par DALL·E
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