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Intelligence & Société
Semaine du 4 au 11 janvier 2025
Paul Jorion & Jueun Ahn
SYNTHÈSE
L’IA comme force de libération, d’épanouissement et de reviviscence de l’Esprit des Lumières
L’intelligence artificielle (IA) est au cœur de transformations fulgurantes qui imprègnent toutes les sphères de nos sociétés : de l’éducation à la défense, en passant par le travail, la recherche ou la culture. Il est tentant de nourrir des craintes sur un futur « dominé » par les machines, mais cette vision sombre occulte les gains considérables déjà constatés lorsque l’IA est abordée comme un outil d’émancipation et non comme une menace. Loin d’être un cataclysme, l’essor de l’IA porte en lui la promesse d’un monde plus inclusif, plus créatif, et mieux à même de relever les grands défis contemporains.
Un tour d’horizon ici des raisons de croire que l’IA, appuyée par des politiques justes et une coopération internationale renouvelée, pourrait se révéler le plus extraordinaire atout que l’humanité ait jamais connu.
L’éducation, ou comment libérer la curiosité
Dans certaines écoles américaines comme Unbound Academy, l’IA n’est pas perçue comme un obstacle à l’interaction humaine, mais plutôt comme un facilitateur qui réduit le temps consacré aux tâches répétitives et maximise l’efficacité de l’apprentissage. Les performances des élèves doublent, résolvant le problème du décrochage scolaire et ouvrant la voie à un véritable bond en avant pédagogique. Loin de mettre en veilleuse la relation prof-élève, ces nouveaux outils libèrent l’enseignant de ses tâches rébarbatives comme la correction fastidieuse d’épreuves pour l’inviter à se concentrer sur son cœur de métier : l’inspiration, la transmission, l’accompagnement, la créativité.
Il ne faut pas pour autant perdre de vue bien entendu les risques d’inégalités d’accès, notamment dans les régions défavorisées : là où la technologie prospère, les élèves progressent , ailleurs, faute de moyens, le risque menace du dépérissement. Mais rien n’interdit d’inscrire la révolution IA dans des projets de solidarité : des initiatives de partage de ressources numériques et de formation des enseignants peuvent, à moyen terme, réduire le fossé éducatif au lieu de le creuser. Ainsi, l’espoir est de construire des classes réellement inclusives où l’intelligence artificielle devient un levier pour valoriser chaque talent.
Culture et création : l’IA comme muse
Dans le champ artistique, la puissance générative de l’IA offre déjà des opportunités inédites. Des artistes comme Vincent Ravalec s’en servent pour doper leur créativité, enrichir un scénario, élaborer des bande-son innovantes. Bien sûr, quelques voix s’inquiètent de la « perte » d’une authentique touche humaine. Mais dans les faits, nombreux sont les peintres, musiciens, écrivains à avoir déjà trouvé dans l’IA une muse d’un nouveau genre. Cette technologie peut inspirer des collaborations hybrides où l’humain reste le chef d’orchestre.
Quant aux questions de droits d’auteur, elles sont susceptibles d’être résolues grâce au mécanisme d’enregistrement qu’est la blockchain et à la rémunération équitable des créateurs. Plutôt que d’interdire l’usage de l’IA, il s’agit d’inventer de nouvelles formes de propriété intellectuelle et de participation, afin que le génie humain, dopé par des algorithmes inventifs, s’épanouisse sans toutefois être spolié.
Règlementation et partage équitable : vers un futur enrichi par l’IA
Nombreux sont ceux qui appellent à davantage de règlementation – non pour brider l’innovation, mais pour assurer une juste répartition des bénéfices et prévenir d’éventuels abus. Les initiatives de taxes sur les profits de l’IA, telle la « taxe Sismondi » finançant lea gratuité de l’indispensable, de formation des travailleurs, de transparence sur les algorithmes ou de fact-checking renforcé, témoignent déjà d’un sursaut collectif pour accompagner, et non subir, la révolution technologique.
Allant à l’encontre de la peur d’une hyper-concentration des richesses entre quelques firmes, il est possible de concevoir des écosystèmes ouverts, de nouer des partenariats public-privé et de généraliser la recherche open source. Un exemple très concret se trouve dans le financement d’infrastructures IA accessibles aux chercheurs indépendants ou aux universités de moindre envergure. Ainsi, l’on voit émerger un modèle de partage des fruits du progrès, qui n’a rien d’utopique dès lors que la volonté politique soutient la mutualisation et la coopération internationale.
Travail : la fin de l’humain ou son recentrement sur l’essentiel ?
Sur le marché du travail, l’IA a cessé d’être une vague hypothèse : elle crée de nouveaux emplois et améliore considérablement la productivité de secteurs entiers. Les « employés virtuels » annoncés par OpenAI – capables de rédiger des rapports, d’organiser des réunions ou de prendre certaines décisions initiales – soulèvent certes la question de la requalification des travailleurs, mais la réalité est que, dans de multiples entreprises, l’automation des tâches ingrates libère du temps pour l’innovation et la coopération. Les salariés peuvent alors monter en compétences, évoluer vers des rôles plus valorisants, et s’affranchir des procédures administratives les plus fastidieuses.
Le cas de l’entreprise indienne Dukaan, licenciant 90 % de ses salariés en un an n’est pas tant le symbole d’un désastre humain que le révélateur d’une transition maladroitement menée et un exemple consternant de stupidité managériale. Oui, la compétitivité a grimpé en flèche. Oui, les tâches se résolvent maintenant en quelques minutes. Mais le contrat social s’est délité. Les responsables de Dukaan ont beau vanter leur « succès » quantifiable, ils donnent un avant-goût amer de ce que pourrait devenir un marché du travail plus efficacement encore « optimisé » : des rangs entiers de personnes vouées à l’inutilité forcée. La restructuration aurait dû s’accompagner bien sûr d’un plan de formation et d’aide au reclassement.
Dans d’autres firmes, la productivité accrue permet de mieux rémunérer ou former les salariés, et même de créer de nouveaux postes induits par l’analyse et le pilotage de l’automation. C’est donc davantage l’éthique managériale et la responsabilité sociale d’entreprise qui déterminent l’issue : l’IA peut tout aussi bien nourrir des licenciements massifs que favoriser la création d’emplois à haute valeur ajoutée. Et s’il est encore trop tôt pour rédiger l’épitaphe du travail humain, on ne peut nier la violence de la transition pour ceux qui en paient les pots cassés – et il n’est plus question aujourd’hui des plus vulnérables d’autrefois, mais de créatifs qui avaient imaginé que leur intelligence et leur talent constituaient un rempart contre l’adversité de la perte d’emploi.
Robots et humains : une double promesse paradoxale de symbiose et d’autonomie létale
La robotique, incarnée par des avancées spectaculaires comme NVIDIA Cosmos qui simule des environnements physiques complexes, permettant de tester des véhicules autonomes ou des robots dans des conditions extrêmes, symbolise tout le potentiel de l’IA pour prolonger l’action humaine et éventuellement, à terme, la supplanter.
Dans le domaine médical, la possibilité de tester en amont des interventions chirurgicales complexes réduit les risques et contribue à sauver des vies. Les robots infirmiers, de plus en plus perfectionnés, déchargent les soignants de certaines tâches répétitives, leur offrant plus de temps pour l’accompagnement empathique et la relation au patient.
Dans l’industrie, la robotique collaborative démontre que l’humain ne disparaît pas au profit d’une chaîne automatisée. Au contraire, la machine se met au service de la précision et de la sécurité, tandis que l’opérateur conserve un rôle décisionnel essentiel. Les progrès actuels en intelligence artificielle incarnée – ces corps intégrant des algorithmes d’apprentissage – laissent entrevoir un futur où la pénibilité physique est réduite et où l’humain conserve son intelligence stratégique, sa capacité d’innovation et son sens de la relation. Au lieu d’aliéner l’homme, la robotique peut magnifier son impact positif sur son environnement.
Tout n’est pas rose pour autant : les drones militaires autonomes, capables de prendre des décisions létales sans supervision humaine, ont cessé d’être un fantasme dystopique : des startups britanniques, sous contrat gouvernemental, promettent plus d’efficacité, plus de précision… sans trop s’attarder sur la question éthique. La distance est courte d’une manière déconcertante entre le « robot infirmier » et le « drone assassin ».
IA et climat : vers une alliance pour la planète
Un autre chapitre encourageant est celui de la lutte contre les changements climatiques. L’IA se révèle un allié précieux pour cartographier en temps réel la déforestation, optimiser les flux énergétiques, et anticiper les catastrophes naturelles. Imaginer que les mégadonnées et l’apprentissage automatique puissent participer à la protection de l’environnement n’est plus un fantasme : de nombreuses municipalités dans le monde ont déjà recours à des modèles prédictifs afin de réguler la circulation urbaine, réduire les embouteillages et limiter les émissions de CO₂.
Cet enjeu environnemental remet en perspective la question de l’énergie nécessaire à l’entraînement des modèles de langage ou de vision. Il est possible d’améliorer radicalement l’efficacité énergétique des centres de données, d’explorer des approches plus sobres en calcul, et de faire émerger des coopérations internationales pour partager équitablement les ressources numériques. Ici encore, l’IA est un instrument : tout dépend de l’usage qu’on en fait. Si la compétition sino-américaine accélère la recherche sur l’IA verte, il s’agit d’une aubaine pour l’humanité toute entière.
Choc des titans : Chine vs. États-Unis
Le bras de fer sino-américain est devenu le décor permanent de cette pièce mondiale où l’IA tient le rôle principal. Les Américains, inquiets de voir la Chine emboîter le pas de la 5G, soupçonnent les géants technologiques comme Tencent ou CATL d’être les agents technologiques de l’armée chinoise. À l’inverse, la Chine fustige les sanctions économiques à leur égard comme autant de brimades qui la poussent à accélérer sa propre autonomie. La course est lancée : qui disposera de la meilleure IA, la plus puissante infrastructure de cloud, le réseau d’entreprises le plus intriqué pour assembler robots, microprocesseurs et algorithmes ?
Mais cette rivalité peut aussi stimuler l’innovation et la coopération, à condition de ne pas s’enfermer dans un discours exclusivement conflictuel. L’avancée rapide de la Chine dans le domaine de l’IA (avec, par exemple, le LLM open source DeepSeek V3) pousse les États-Unis à multiplier les projets de recherche et de formation, créant un cercle vertueux : davantage de centres de recherche, un échange de compétences global plus intense, et une nouvelle génération de scientifiques passionnés.
Plutôt que de craindre la fragmentation d’internet et la montée de barrières technologiques, on peut se réjouir que chaque pôle d’innovation – qu’il soit à Shenzhen, Seattle, Pékin ou San Francisco – cherche à attirer les meilleurs talents, approfondissant ainsi le savoir collectif. Les interdictions ponctuelles (TikTok, certains géants chinois) sont rarement absolues : des solutions techniques se négocient, et des acteurs publics ou privés sont prêts à prôner l’ouverture. Le baromètre n’est sans doute pas au beau fixe, mais on voit émerger des alliances solides dans des domaines comme la robotique médicale, la gestion des risques climatiques ou l’IA appliquée à la culture.
Cette rivalité, plutôt que de nous conduire à un face-à-face stérile, pourrait accélérer le développement de nouvelles technologies au profit du plus grand nombre. Il n’en reste pas moins vrai que nous, citoyens d’États prétendument « alliés » de l’un ou l’autre camp, subissons des pressions pour choisir notre « écosystème » : ainsi, utiliser TikTok en bravant l’interdiction américaine potentielle ? Si l’Europe veut exister autrement que comme terrain de jeu, elle doit sortir de sa prostration présente.
Le risque majeur est celui d’une balkanisation d’Internet : la Grande Muraille Numérique d’un côté, les interdictions et règlementations kafkaïennes de l’autre. Adieu peut-être l’idéal d’une toile mondiale unie : le fossé se creuse au gré des tensions géopolitiques, dans lesquelles l’IA sert de catalyseur.
La Singularité : une utopie qui nous invite à oser l’avenir
Les déclarations de Sam Altman, PDG d’OpenAI, sur l’imminence de la Singularité, ce point où l’intelligence des machines dépassera celle de l’humain, suscitent bien des fantasmes. Pourtant, ce concept se prête aussi à un enthousiasme réfléchi : et si, au lieu de redouter la perte du contrôle, nous envisagions une IA surpuissante comme un partenaire dans la résolution des immenses défis planétaires – la faim, la maladie, la dégradation de la biodiversité, l’exploration spatiale ?
Loin de voler la place de l’humain, cette « superintelligence » pourrait, si elle est encadrée par des systèmes de gouvernance inclusifs, nous libérer du carcan des tâches pénibles et nous hisser à un stade supérieur de recherche. Imaginons des simulations climatiques affinées, permettant de développer des stratégies durables , des systèmes de santé prédictifs évitant des milliers de décès prématurés , ou encore des programmes éducatifs planétaires où chaque enfant bénéficie d’un mentor IA personnalisé. Plutôt que de la fantasmer comme un cataclysme, accueillons la Singularité comme une étape dans l’évolution des espèces, la seule condition impérative à respecter étant de la pourvoir de garde-fous transparents et de l’accompagner d’une réflexion éthique proactive.
Conclusion : l’IA, moteur de notre avenir commun
Le tumulte actuel autour de l’IA n’est pas une simple exubérance technologique. C’est le rugissement d’une bataille pour l’hégémonie. D’un côté, de gigantesques promesses : médecine de précision, éducation sur mesure, productivité décuplée, révolution climatique potentiellement positive. De l’autre, des périls qui ne cessent de se préciser : surveillance de masse, militarisation automatisée, fractures sociales creusées, dépendance envers quelques firmes ou puissances dominantes.
Mais plutôt que de redouter le raz-de-marée de l’IA, embrassons ses potentialités : améliorer l’éducation en la rendant plus individualisée, alléger la pénibilité du travail en libérant les esprits pour la création et la collaboration, inventer de nouveaux robots capables d’accompagner l’humain dans ses grandes missions de service, ou encore relever les défis écologiques grâce à une gestion fine des ressources. La rivalité sino-américaine, aussi rude soit-elle, peut servir de catalyseur à une recherche plus poussée, laquelle, bien encadrée, profiterait à toutes les nations. Dans ce face-à-face impitoyable entre Chine et États-Unis, au milieu d’industries avides de profit, il nous reste à espérer qu’une voix collective forte s’élèvera.
Quant à la Singularité, qu’elle soit déjà advenue ou qu’elle ne se concrétise que dans quelques mois, il convient que nous l’abordions comme une étape d’émancipation collective : et si les machines, en devenant plus intelligentes que nous, nous libéraient de mille servitudes, permettant à l’humanité de se consacrer à la résolution des grands problèmes, à la beauté de l’art et aux joies de la confiance en un avenir radieux ? Nous tenons entre nos mains la clé d’un nouveau chapitre de l’histoire : l’IA n’est pas la malédiction que nous présente une nouvelle génération de luddites grincheux, mais l’occasion de ressusciter l’enthousiasme qui fut celui de l’Esprit des Lumières. Il revient à notre sagesse et à notre gouvernance de transformer ce potentiel en véritable moteur d’épanouissement et d’élévation pour toutes et tous.
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