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Intelligence & Société
Semaine du 8 au 15 décembre 2024
Paul Jorion & Jueun Ahn
SYNTHÈSE
L’IA, un nouveau champ de bataille politique, moral, social… et européen
L’AGI et l’humain dans la balance
Cette semaine encore, l’intelligence artificielle braque les projecteurs sur nos paradoxes et fragilités. Il y a deux ans, ChatGPT débarquait comme un météore dans nos vies numériques. Aujourd’hui, on se prend déjà à prophétiser l’avènement de l’AGI — ce Graal technologique, promis au grand maximum à l’horizon d’une décennie, certains disent : un an d’ici. Tandis que les marchés sabrent le champagne de l’innovation, le citoyen moyen, lui, grimace. L’émergence d’agents autonomes, d’une « intelligence ambiante » omniprésente, ne se limite pas à une prouesse technique : c’est un séisme sociopolitique. Car dans le silence des serveurs, la question la plus brûlante demeure : l’humain aura-t-il encore son mot à dire ?
Gains de productivité ou dépossession des travailleurs ?
Les entreprises, toutes excitées par la perspective d’une productivité démultipliée, se ruent sur l’IA comme sur une nouvelle manne. Plus vite, plus efficace, moins cher. De la surveillance clients à la détection des fraudes, une foule de tâches jadis confiées à l’humain pourraient passer sous la coupe d’algorithmes invisibles. Où est la place du libre arbitre, de la dignité au travail, de la délibération collective, dans cette course effrénée ? Le malaise est palpable, et c’est autour des tables des négociations sociales, dans la rue, dans les hémicycles, que s’échafaudent les réponses.
Éducation, culture : l’IA contre la transmission humaine
L’éducation comme exemple : UCLA, l’université de Californie à Los Angeles, expérimente un cours où l’IA produit les supports pédagogiques. Faut-il applaudir la prouesse ? Ou s’inquiéter de la marginalisation du lien maître-élève, ce ferment irremplaçable de la culture partagée ? Si la formation de l’esprit critique, pilier de nos démocraties, s’émousse face à l’automatisation, quel sera l’héritage intellectuel transmis aux générations futures ? Les éditeurs monnayent déjà leurs catalogues pour nourrir les machines, au risque de déposséder les créateurs. Et quand l’IA prédit les favorites de Miss France, le divertissement devient un jeu d’influences : instrumentalisation du goût collectif, perte de sens. L’IA s’insinue partout, y compris dans notre imaginaire culturel, « traditionnel » pour les uns, « ringard » pour les autres, « bon-enfant » pour les premiers, « misogyne » pour les seconds. Convient-il d’applaudir ou de s’indigner ?
L’IA, champ de bataille géopolitique
Sur la scène internationale, la crise couve. La Chine défie Nvidia, les BRICS s’allient pour contrer la domination occidentale, tandis que les États-Unis et leurs géants technologiques imposent leurs conditions. Le silicium devient l’arme stratégique du siècle, supplantant même l’énergie fossile. Dans ce contexte, l’Union européenne tente de poser des garde-fous face aux plateformes rapaces. Les artistes, menés par Kate Bush, réclament le respect de leurs droits, les législateurs improvisent sur des bases fragiles et souvent gauches d’un point de vue technique l’AI Act et le Digital Markets Act. Mais les mesures suffiront-elles ? L’Europe, quant à elle, peine à émerger en tant que puissance technologique. Les géants américains dominent le cloud, accaparent les ressources, rachetant à tour de bras les startups européennes, subordonnant la concurrence à leur propre vision d’ensemble. Faute de champions locaux, la souveraineté numérique du Vieux Continent s’étiole, son retard s’accroît, son innovation se fige. L’Europe, simple spectatrice, risque de rester en marge des révolutions à venir, sacrifiant son indépendance au profit d’un écosystème dicté d’ailleurs.
La singularité managériale : vers une entreprise sans humains ?
Loin des fantasmes d’IA omniscientes, une révolution discrète se joue dans l’entreprise. Les LLMs automatisent la coordination, la prise de décision, la gestion des projets. La hiérarchie se fluidifie, se robotise : qui dirigera demain, un conseil d’administration ou un algorithme ? Les salariés, à fond de cale d’un navire barré par une IA, auront-ils voix au chapitre ? La productivité à tout prix s’accompagne d’une déshumanisation subtile. Cette logique, si elle demeure incontrôlée, pourrait saper les fondements mêmes de nos sociétés, où le travail est non seulement source de revenus, mais aussi de reconnaissance et de lien social.
Le réchauffement climatique à la dérive
Mais le plus alarmant est peut-être ailleurs. L’IA, instrumentée dans les modèles climatiques, sonne l’alerte : l’objectif de limiter le réchauffement de la Terre à 1,5°C est quasiment hors de portée. Même une décarbonisation drastique ne suffit plus. Il existe désormais 50 % de chances de dépasser les 2 °C, synonyme de canicules à la chaîne, d’inondations et de sécheresses d’une ampleur inédite. L’IA, devenue Cassandre climatique, nous oblige à reclasser nos priorités. Devant la souveraineté numérique, devant la compétition économique, devant les droits d’auteur, c’est notre survie collective qui vacille à l’horizon de la preuve mathématique d’un futur torride.
Morale, politique et data : la vérité qui penche à gauche ?
La complexité du monde, exposée par des IA alignées sur la vérité scientifique, paraît résonner avec une vision plus solidaire et collective. Lorsque la vérité scientifique, en se confrontant au réel, dépeint un monde complexe et interdépendant, l’IA apparaît parente d’une vision « de gauche » — plus sensible au collectif. De quoi faire grincer les dents des partisans d’un individualisme dur. Loin de la neutralité, l’IA devient un champ idéologique, où la factualité même démonte les mythes du self-made-man. Le politique, lui, ne peut plus feindre l’ignorance : l’IA, de simple outil, est devenue acteur idéologique.
Du compagnonnage virtuel aux robots flics : l’IA comme reflet de nos peurs
La société civile observe, prise au piège entre fascination et anxiété. Amis virtuels exploitant la solitude au risque de pousser certains au désespoir, deepfakes, robots policiers sphériques en Chine : l’IA, cette immense promesse, nous offre aussi le visage cauchemardesque d’une société de surveillance, d’ingérence et de manipulation. Combien de temps avant que la « sécurité nationale » ne justifie toutes les dérives sécuritaires ? Combien de temps avant que, sous prétexte de stabilité, nous cédions encore davantage sur nos libertés ?
L’Europe, un modèle à inventer
La France et l’Europe, quant à elles, cherchent leur place dans ce concert dissonant. Entre volonté de construire une souveraineté numérique, de soutenir les talents et d’encadrer les géants, le défi est immense. Il ne s’agit pas seulement de règlementer, mais de développer une politique industrielle ambitieuse, de financer des infrastructures indépendantes, de soutenir les PME et les startups locales. Sans une approche coordonnée, l’Europe restera un simple terrain de jeu pour les titans américains, incapable de proposer un modèle humaniste et durable. La souveraineté numérique n’est pas une lubie nationaliste, c’est la condition même d’une société libre, capable d’inventer son propre futur technologique.
L’IA, une révolution anthropologique
La leçon est cruelle et limpide : l’IA n’est pas qu’un outil technique, c’est un champ de bataille où se croisent visions du monde, intérêts économiques, principes démocratiques, urgences écologiques et choix civilisationnels. Plus qu’une révolution industrielle, c’est une révolution anthropologique. Plus nous tarderons à en prendre conscience, plus nous risquons d’être gouvernés par les algorithmes et les monopoles étrangers, plutôt que de les gouverner.
Sora : OpenAI apprend à marcher sur des œufs
Enfin, OpenAI montre qu’il est possible d’imposer des limites. Avec Sora, son outil de génération vidéo, seuls certains utilisateurs peuvent créer des vidéos mettant en scène des personnes réelles. On anticipe à raison le risque des deepfakes, du chantage visuel, de la manipulation politique des images. Face à ces dangers, la prudence et la responsabilité s’imposent. Sora devient le symbole d’un questionnement moral essentiel : dans ce nouveau cosmos numérique, « Peut-on le faire ? » a cessé d’être la question dominante : « Doit-on le faire ? » s’impose avec une urgence grandissante comme l’interrogation impérative.
L’IA n’est pas seulement un enjeu technologique, elle constitue la matière première d’une refondation du politique, de l’économie, de l’éducation et même de notre gestion du débordement climatique. Dans cette vaste recomposition, l’Europe doit prendre la parole, assurer sa souveraineté, créer ses propres champions, et remettre l’humain et la planète au centre des algorithmes. Car l’IA ne nous dicte pas notre futur : elle nous confronte à nos choix.
P.S. Soyez gentils de ne pas vous plaindre en commentaire d’autres billets qu’un sujet d’IA n’a pas été traité sur le blog alors qu’il a spécifiquement été traité dans la présente rubrique Intelligence & Société.
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