La Tribune – Paul Jorion : « Le vote Trump est l’expression d’une colère », le 8 novembre 2024

Paul Jorion : « Le vote Trump est l’expression d’une colère »

Eric Benhamou
08 Nov 2024, 16:45

BRUSSEL, BELGIE – NOVEMBER 24 :
Portrait of Paul Jorion On 24, November, 2023 in Brussel, Belgie, 24/11/2023
© Gregory Van Gansen/Imagetting
ENTRETIEN – Anthropologue et essayiste, Paul Jorion décrypte les Etats-Unis depuis la crise financière de 2007 qu’il a vécue de l’intérieur en tant que banquier en Californie.

La Tribune. Que nous dit la nette victoire de Donald Trump sur l’Amérique d’aujourd’hui ?

Elle nous dit que l’administration Biden, dont Kamala Harris héritait du bilan, n’a pas tenu compte de la politique de taux élevés de la Federal Reserve, dans le sillages des ruptures des chaînes d’approvisionnement dues au Covid. Aux États-Unis, il va de soi, pour les Démocrates comme pour les Républicains, que dans un contexte de hausse des prix, le souci du maintien d’une marge pour les rentiers prévale sur le pouvoir d’achat des ménages. Le coût de la vie s’est donc considérablement renchéri à la suite de la pandémie : hausse des biens jugés élémentaires, et du carburant. Il n’est pas surprenant dans ce pays de faire deux heures de voiture pour faire ses courses, ni de prendre l’avion à Thanksgiving et à Noël pour rejoindre sa famille dispersée aux quatre coins du pays. Et quand le prix du carburant explose, c’est tout un mode de vie qui est en train de basculer. Les Américains ont eu l’occasion d’exprimer leur colère aux urnes lors de cette présidentielle dans un contexte comparable à celui qui, en France, avait conduit les « gilets jaunes » à occuper les ronds-points.

La Tribune. Mais n’est-ce pas le symptôme d’une société profondément divisée ?

Le clivage culturel qui apparaît aujourd’hui en surface aux États-Unis y existe depuis le XIX siècle. C’est le même qui avait débouché sur la guerre de Sécession, un conflit sanglant qui a déchiré le pays et dont les séquelles sont toujours présentes.

La « question de l’immigration » a été évoquée durant cette campagne présidentielle en des termes rappelant ceux utilisé chez nous pour le supposé « grand remplacement ». Or les immigrants en Amérique ont toujours été de différentes qualités : les cas sont incomparables entre ceux qui ont atteint ses rivages enchaînés à fond de cale, et ceux originaires aujourd’hui de pays voisins, le Mexique, le Guatemala, le Honduras, dans une lente migration des populations amérindiennes d’Amérique centrale vers le Nord. Ni cela, ni la solution brutale de la question « indienne », ni l’héritage de l’esclavage, n’ont été suffisamment intégrés dans des politiques globales. Ce qui était censé en tenir lieu, c’était le ciment que constituait ce qu’on a appelé le « rêve américain », l’expression d’une promesse : celle de devenir riche par l’exploitation profonde d’un pays aux fabuleuses richesses par des colons capables, en raison de leur technologie plus avancée, d’en tirer bien davantage que les autochtones que l’on spoliait.

La Tribune. Pour quelles raisons l’administration sortante n’a-t-elle pas profité de ses bonnes performances en matière économique ?

La première raison vient d’être mentionnée : c’est la tache aveugle de la politique des taux de la Fed. La seconde raison est qu’il est devenu plus ardu de devenir riche  à titre individuel au bout de 250 ans d’exploitation des ressources d’une nation pratiquement vierge au début de la colonisation. D’où l’apparition d’une pingrerie inédite. Ainsi, le droit des faillites prévoyait une « seconde chance » à ceux qui avaient échoué à leur première tentative, en particulier les immigrants récents montant leur affaire. Cette seconde chance fut éliminée en 2005 sous la pression des organismes de crédit à la consommation, contribuant à une démultiplication des effets de l’éclatement de la bulle financière et immobilière qui mit à la rue des millions d’Américains.

La Tribune. Pourquoi la montée en puissance du vote protestataire ?

Les problèmes à résoudre, environnementaux en particulier, sont, de fait, de plus en plus compliqués et leurs solutions n’apparaissent pas même dans le programme des partis, qu’il y en ait deux seulement comme aux États-Unis ou 25 dans d’autres pays. La raison en est ce que l’on appelle la fenêtre d’Overton, un sérieux défi en soi pour la démocratie : les solutions aux problèmes existentiels qui se posent ne font pas partie des choses que les électeurs sont prêts à entendre. Du coup, les politiques s’abstiennent soigneusement de les mentionner dans leur programme et la résolution des problèmes par des mesures fondamentales s’éclipse des agendas parlementaires.

La Tribune. Comment, selon vous, Donald Trump a-t-il pu prendre à nouveau l’ascendant sur le Parti républicain après sa défaite de 2020 et surtout la tentative de coup d’État au Capitole en janvier 2021 ?

Le système politique aux États-Unis est un système bipartite qui fait que, dans le camp Démocrate, vous avez tout ce que l’on peut trouver du centre gauche et l’extrême gauche, et dans le camp Républicain, tout ce que vous avez entre le centre droit et l’extrême droite. Que quelqu’un se réclame d’un parti ou d’un autre ne vous apprend finalement pas grand-chose sur la personne. Il faut donc être très attentif au rapport de force qui se constitue à l’intérieur de ces partis. La droite dite « civilisée » a longtemps été majoritaire au Parti républicain. Il y a eu ensuite une lente dérive vers l’extrême-droite qui s’est manifestée dans un premier temps avec le Tea Party, une référence à l’histoire lorsque des colons déguisés en Indiens sont montés à bord d’un bateau pour jeter dans le port de Boston des ballots de thé pour protester contre la collecte de taxes. Cette dérive à l’intérieur du Parti républicain, les Démocrates ne l’ont pas vraiment prise au sérieux, même quand le candidat Républicain John McCain avait eu la maladresse d’associer à son ticket pour les élections de 2008 Sarah Palin, gouverneur de l’Alaska d’obédience Tea Party. Si bien que de nombreux analystes de la vie politique aux États-Unis ont pu écrire que Donald Trump est loin d’être  une figure inattendue, et qu’il n’a pas détourné le parti comme certains voudraient l’imaginer, mais que le Parti républicain était déjà en puissance, « trumpiste » avant Donald Trump.

La Tribune. Le clivage hommes-femmes l’a-t-il emporté sur les clivages plus traditionnels lors de cette élection?

Oui, et il y a là un élément tout à fait nouveau. Le vote des femmes s’est plus massivement porté sur Kamala Harris alors que le vote Donald Trump est majoritairement masculin, par un écart de 10% dans les deux cas. La question du droit à l’avortement a joué un rôle déterminant dans l’alignement des femmes autour de la candidature Harris, du fait d’une décision de la Cour Suprême, devenue très conservatrice grâce aux nominations de Donald Trump, de renvoyer à chacun des états de l’union fédérale, la règlementation en cette matière, brisant l’acquis d’une politique unifiée au niveau de la nation. Par ailleurs, un masculinisme larvé a trouvé dans une dérive partiellement sectaire du féminisme, le prétexte à une levée de boucliers. Pour des raisons culturelles, les minorités afro-américaine et amérindienne se sont jointes à cette irritation. Quand les enjeux de société sont défendus essentiellement par des groupes sectaires, c’est-à-dire ignorant l’exigence d’un discours commun, celui, par exemple, que véhicule la science, la bipolarisation de la société conduit à une fluctuation dans les définitions de la vérité et de la réalité. Aux États-Unis, mais aussi en Europe, deux vérités irréconciliables sont en train de se constituer, comme au temps en France de la Révolution de 1789.

La Tribune. N’est-il pas surprenant que le climat ait été le grand absent du débat alors que les catastrophes naturelles se succèdent ?

Je commente depuis 2007 sur mon blog l’actualité américaine et je constate en effet que, davantage encore que la politique, cette actualité est dominée aujourd’hui par les catastrophes environnementales. À Los Angeles, c’est le quartier huppé de Palos Verdes qui s’enfonce, jour après jour, dans l’Océan Pacifique. La Californie était un endroit très humide dans le nord et très sec dans le sud. Aujourd’hui, le nord se désertifiant est en proie aux incendies, et le sud est dévasté régulièrement par des pluies torrentielles. Le Midwest des États-Unis, particulièrement exposé du fait d’un corridor joignant le pôle Nord au Golfe du Mexique, traversant le Canada au passage, est dévasté par des tornades à répétition réduisant à des amoncellements d’allumettes les constructions traditionnellement en bois. En Floride, bastion du trumpisme, les ouragans de succèdent et provoquent des milliards de dollars de dégâts. Le montant des assurances atteignant des taux vertigineux, c’est l’État fédéral qui intervient massivement, subventionnant ainsi, dans une logique perverse, les plus riches, seuls capables d’acquérir une demeure en bord de mer. Le facteur environnemental est omniprésent mais personne, ni Démocrate, ni Républicain, ne s’aventure à lui proposer de solutions. Nous sommes ici aussi, dans la fenêtre d’Overton.

La Tribune. Un réveil est-il possible ?

Un processus d’un autre ordre est peut-être à l’œuvre en arrière-plan. Dans Les enfants d’Icare, un fameux roman de science-fiction d’Arthur C. Clarke publié en 1953, une intelligence supérieure à la nôtre venue d’ailleurs fait qu’un beau jour l’ensemble des enfants s’élèvent soudain vers le ciel, laissant leurs parents abandonnés vivre les derniers jours de l’espèce humaine. C’est une œuvre de fiction mais la fiction nous permet de nous pencher sur ce qu’on appelle les questions « métaphysiques » : celles que l’on ne se pose jamais dans l’histoire que nous vivons au jour le jour, mais que l’on est forcé de se poser quelques siècles plus tard, lorsque l’on jette un regard en arrière. L’irruption dans nos vies d’une intelligence artificielle d’une qualité en tout cas égale à la nôtre et peut-être même déjà d’une qualité supérieure, nous oblige à nous interroger sur le sens global pour l’espèce de ce qui est en train de se passer dans un monde où le cours des événements s’accélère de manière vertigineuse.

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Une réponse à “La Tribune – Paul Jorion : « Le vote Trump est l’expression d’une colère », le 8 novembre 2024”

  1. Avatar de Khanard
    Khanard

    Je savais bien qu’il y avait une suite logique dans la pensée de M.Paul Jorion . Voici ce que celui-ci écrivait le 11 juin 2024 :

    « Le vote pour le RN s’explique lui aussi par une raison venue du fond des âges : une guerre larvée et quelquefois ouverte sur le territoire national entre deux grandes religions monothéistes. Trump aux États-Unis vole de victoire en victoire en reprenant le flambeau d’une guerre de Sécession en réalité toujours en cours, aucun des problèmes dont elle était le symptôme n’ayant été réglé. Le RN et Reconquête volent de victoire en victoire en reprenant le flambeau de la bataille de Poitiers (732), aucun des problèmes dont elle était le symptôme n’ayant, là non plus, été réglé »

    Là une guerre de sécession, là une guerre de religion pour un même résultat : accession du fascisme au pouvoir .

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