UN NOUVEAU « NOUS » POUR DES TEMPS NOUVEAUX. VII. Jean-Jacques Rousseau : Être plus généreux dans la définition de l’Homme

Illustration par DALL·E

Jean-Jacques Rousseau : Être plus généreux dans la définition de l’Homme

La question du « nous » dépasse toutefois les frontières de l’espèce Homo sapiens. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) estime que nous avons manqué de générosité dans notre manière d’attribuer le statut d’être humain. À l’occasion de son examen des récits de divers voyageurs, il était parvenu à la conclusion suivante :

« On ne voit point dans ces passages [où les voyageurs rapportent leurs contacts avec de grands singes] les raisons sur lesquelles les auteurs se fondent pour refuser aux animaux en question le nom d’hommes Sauvages, mais il est aisé de conjecturer que c’est à cause de leur stupidité, et aussi parce qu’ils ne parloient pas ; raisons faibles pour ceux qui savent que quoi que l’organe de la parole soit naturel à l’homme, la parole elle-même ne lui est point naturelle et qui connoissent jusqu’à quel point sa perfectibilité peut avoir élevé  l’homme Civil au-dessus de son état originel » (Rousseau III : 210).

Si Rousseau ne tranche pas, on peut néanmoins deviner où vont ses sentiments :

« Les jugemens précipités, et qui ne sont point le fruit d’une raison éclairée, sont sujets à donner dans l’excès. Nos voyageurs font sans façon des bêtes sous les noms de Pongos, de Mandrills, d’Orang-Outang, de ces mêmes êtres dont sous les noms de Satyres, de Fauves, de Sylvains les Anciens faisoient des Divinités. Peut-être après des recherches plus exactes trouvera-t-on que ce sont des hommes [« que ce ne sont ni des bêtes ni des dieux, mais des hommes… » (dans l’édition de 1782)] » (Rousseau III : 211).

Seuls les vrais experts sont en mesure de décider de ces questions :

« Je dis que quand de pareils observateurs (un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d’Alembert, un Condillac, ou des hommes de cette trempe) affirmeront d’un tel Animal que c’est un homme, et d’un tel autre que c’est une bête, il faudra les en croire ; mais ce seroit une grande simplicité de s’en rapporter là-dessus, à des voyageurs grossiers, sur lesquels on seroit quelquefois tenté de faire la même question qu’ils se mêlent de résoudre sur d’autres animaux » (Rousseau III : 213-214).

Le posthumanisme, sous diverses formes, a également suggéré d’étendre le domaine de la réciprocité positive au-delà des frontières de l’espèce humaine, c’est-à-dire par-delà les limites de la communicabilité à l’aide des langues humaines. Des éléphants 1 et un orang-outan 2 ont été libérés à l’issue d’un procès. Pourquoi ces animaux sont-ils traités à l’égal d’êtres humains ? Parce qu’ils nous apparaissent vivre la souffrance comme nous l’éprouvons : leur douleur évoque celle que nous ressentons et la manière dont ils l’expriment sans les mots nous rappelle la nôtre. Bien sûr, ils ont besoin d’être représentés dans les démarches « à cause de leur stupidité, et aussi parce qu’ils ne parloient pas », comme le dit Rousseau.

Quant à leur conscience, les mammifères sont sans aucun doute conscients, mais font-ils preuve pour autant de ce que nous appelons la « conscience » quand nous l’opposons au simple « être conscient » : la veille par opposition au sommeil ? Certains auteurs affirment aujourd’hui que la conscience telle que nous l’éprouvons n’a été rendue possible que par l’accession au langage : elle serait indissociable d’un récit que nous élaborons sur nous-même dans la parole intérieure ; les autres mammifères, au contraire de nous, ne sont probablement pas autobiographes.

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Rousseau, Jean-Jacques, Œuvres complètes III, Paris : La Pléiade 1964

1 « Chain Free/Mahouts. The mesure of success », le 27 février 2016

2 Rescue Watch: « The Heartwarming Story of Harapi »

Illustration par DALL·E

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43 réponses à “UN NOUVEAU « NOUS » POUR DES TEMPS NOUVEAUX. VII. Jean-Jacques Rousseau : Être plus généreux dans la définition de l’Homme

  1. Avatar de Garorock
    Garorock

    C’est Charlton Heston sur la première photo?
    😎

  2. Avatar de Garorock
    Garorock

    Est ce que dans un prochain chapitre, Marx, qui avait lu jean-jacques, aura le droit lui aussi de rencontrer les travailleurs bonobos dans leur paradis communiste?
    Le ‘nous’ des êtres sensibles, c’est le « nous  » étendu au vivant…

  3. Avatar de BasicRabbit en psychanalyse
    BasicRabbit en psychanalyse

    Spécisme ou anti-spécisme? Catastrophisme ou gradualisme?

    Thom :

    1 (anti-spéciste) : « La capacité manifestée par des primates supérieurs d’acquérir quasi spontanément, dans les langages de signes qu’on leur a appris, une maîtrise des mécanismes syntaxiques (les plus grossiers, donc les plus
    fondamentaux) de notre langage a beaucoup surpris les théoriciens qui voyaient dans l’organisation syntaxique de nos langues un caractère spécifiquement humain. Pour ceux qui pensent comme moi que les mécanismes syntaxiques les plus fondamentaux sont des copies simulatrices (définies sur un espace abstrait) des grandes fonctions régulatrices de la biologie (prédation, rapport sexuel), la chose est moins surprenante… » ;

    2 (spéciste) : « Ici se pose le problème de savoir comment la cervelle humaine, anatomiquement et physiologiquement si peu différente de la cervelle des Vertébrés supérieurs, a pu réaliser cette architecture compliquée, cette hiérarchie de champs dont les animaux paraissent incapables. Je crois, personnellement, que tout tient en une discontinuité de caractère topologique dans la cinétique des activités neuroniques ; dans le cerveau humain s’est réalisé un dispositif simulateur des singularités auto-reproductrices de l’épigenèse qui permet, en présence d’une catastrophe d’espace interne Y et de déploiement U, de renvoyer le déploiement U dans l’espace interne Y, réalisant ainsi la confusion des variables internes et externes. Un tel dispositif n’exige pas de modification considérable des supports anatomiques et physiologiques. »

    3. (dans la préface de « Faut-il brûler Darwin? » de Jacques Costagliola ») : « Toute théorie de l’hérédité requiert d’abord un instrument de comparaison morphologique entre parent et descendant. Il ne faut pas se contenter de l’ADN, il faut analyser les formes vivantes. De ce point de vue, j’affirmerais que si le darwinisme contient une substance scientifique, c’est seulement dans l’opposition Gradualisme vs Catastrophisme » qu’on la trouve. Chez les darwiniens d’aujourd’hui, le gradualisme est un dogme. » (Thom est lamarckien)

  4. Avatar de JMarc
    JMarc

    Décidément, je découvre sur ce blog que J.J. Rousseau est vraiment un pote. Je vais finir par le lire.
    Rappel de piqûre :
    « Rencontrer une altérité supérieure ne nous aiderait-elle pas à respecter l’altérité de qui nous est inférieur (les animaux) ? »
    Mapomme, « commentaires choisis », PJ édit. 2024
    https://www.pauljorion.com/blog/2024/02/05/la-singularite-cest-quoi-cest-pour-quand-le-2-fevrier-2024-retranscription/comment-page-1/#comment-990046

    Les progrès (IA inside) permettront-ils une meilleure compréhension entre individus et espèces différentes, par exemple d’abord entre grands singes humains et non humains puis de proche en proche et à des degrés divers entre de plus en plus d’espèces ?
    Réunis dans/via un/des langage/s commun/s : Nous, un nous de plus en plus large, incluant de plus en plus de formes de vies, existantes aujourd’hui ou non. Hors du langage, les autres (tels les moustiques qui resteront des barbares encore longtemps).
    Qui vivra verrat (comme se garde de dire Mme Fleury Michu).

    1. Avatar de ludyveen
      ludyveen

      Les confessions sont une promesse de croustillant. (cochon qui s’en dédit)

      1. Avatar de JMarc
        JMarc

        Un jour, un singe un peu abusif de nature décida non seulement de ne plus se contenter de se laisser porter par les autres singes, mais aussi de le dire haut et fort : « Je descend du singe ! ». C’est ainsi qu’il marqua sa différence. Ainsi un peu tricheur, un peu pervers, il prétendit ensuite descendre du Très-Haut (une espèce de très grand singe réduite à un seul individu). Tout est dans la com’

        1. Avatar de ludyveen
          ludyveen

          Eh oui, les promesses n’engagent que ceux..

          1. Avatar de otromeros
            otromeros

            Je profite de votre commentaire ‘ouvert » pour glisser dans le blog un morceau d’une originale contribution de Fabien Escalona (Médiapart) concernant le résultat (à officialiser) des élections législatives du WE en Géorgie …
            …( Rappelant/Constatant les récents soufflements successifs de quelques dirigeants/(ir)responsables européens sur les braises cendrées d’un reste de feu qu’ »on » n’a pas réussi à allumer ‘à temps’…)
            ——————————–
            …(…)…
             » Pourquoi un parti prorusse (= ‘Rêve géorgien’ …sic..) pèse-t-il autant dans un pays pro-européen ?

            Qu’il ait réellement ou non obtenu une majorité des suffrages, le ‘Rêve géorgien’ dispose néanmoins d’une véritable assise dans la société.
            Au vu du qualificatif « prorusse » qui lui est désormais volontiers accolé, cela peut surprendre. En effet, les enquêtes d’opinion documentent, de manière stable dans le temps, un niveau écrasant de soutien à l’intégration européenne dans la population, autour de 80 %.

            Le paradoxe n’est cependant qu’apparent.
            D’abord, parce que le ‘Rêve géorgien’ n’a pas toujours été aussi aligné sur Moscou, et parce qu’il ne joue pas franc-jeu depuis qu’il l’est de manière évidente.
            « Jusqu’en 2022, le ‘Rêve géorgien’ a poursuivi en apparence l’agenda d’adhésion à l’UE, rappelle Ana Andguladze.
            Le changement est devenu visible au cours des deux dernières années, après l’invasion de l’Ukraine à grande échelle, puisque le pouvoir n’a pas participé aux sanctions contre la Russie et a même refusé de la désigner comme l’agresseur. »

            Depuis, résume Romain Le Quiniou, « le ‘Rêve géorgien’ ne remet pas explicitement en cause le choix de l’Europe, tout en prenant des décisions contraires à ses valeurs »…
            Lundi 28 octobre, le premier ministre Irakli Kobakhidzé a ainsi affirmé que sa « principale priorité en matière de politique étrangère est, naturellement, l’intégration européenne », alors qu’il a lui-même fait adopter des mesures liberticides auxquelles l’UE a répliqué en suspendant le processus d’adhésion.

            Ces derniers mois, le parti soulignait aussi que l’UE dans laquelle il se reconnaissait était celle de Viktor Orbán , plutôt que celle de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. Autrement dit, l’idée européenne ne serait pas répudiée, mais c’est sa version civilisationnelle, blanche et chrétienne, qui serait privilégiée .
            Pour le reste, des votes peuvent être obtenus, notamment dans les zones rurales déshéritées, en échange de promesses d’améliorations de la vie matérielle et quotidienne…

            ——————-
            Prudence donc..

            1. Avatar de timiota
              timiota

              Par analogie avec les PLU (plan local d’urbanisme), c’est un PLO « Plan local d’Orbanisme ».
              Avec de l’alignement « de façade » et une cuisine certaine dans l’arrière-cour, où les dirigeants du « Georgia Dream » verrait bien les opposants y passer sauce Stroganof.

              1. Avatar de otromeros
                otromeros

                Décidément.. « ils » veulent nous refaire le coup de la place ‘Maïdan’…Sans doute cette fois-ci qu’ « on » ne peut pas rassembler chaque soir de dizaines de milliers de personnes…Alors « on » essaie une voie intérieure par des canaux sans doute(?) profondément pro-EU… ce qui m’étonne un peu à priori (le judiciaire est en général ‘conservateur’..!?).
                Tout en admettant qu’une fois bien imprégné du désir de ‘liberté à l’occidentale’ et se croyant si proche de la ‘sortie’, ça doit être super-angoissant de se voir rentrer dans l’orbite russe, admettant qu’il faut bien voir que tout ‘artifice’ pour contrer le fait que cette société est (au mieux) à 50/50 ne peut conduire qu’à l’ « aventure » …chanson dont le refrain est bien connu.. !!
                https://www.youtube.com/watch?v=FYdXOb-b5SM

    2. Avatar de Garorock
      Garorock

      Lorsque R2D3* aura un animal de compagnie, nous serons sauvés!
      Mais avant il va falloir se farcir de la mauvaise pâtée, faire semblant d’aimer ça et finir la gamelle.
      On a rien sans rien…
      * je rappelle que R2D3 sera forcément végan et fièrement propulsé par l’énergie solaire.

      1. Avatar de JMarc
        JMarc

        Et cet animal sera peut-être l’homme. Au pire, pour les inquiets, précisons qu’il y a déjà un musée de l’homme.

        1. Avatar de Ruiz
          Ruiz

          @JMarc Et les IA peut-être le visitent déjà … et contribuent peut-être à en organiser les expositions .

  5. Avatar de Vincent Rey
    Vincent Rey

    Magnifique documentaire sur Arte sur le sauveur des éléphants Iain Douglas-Hamilton.

    Il y raconte deux histoires étonnantes qu’il a vécu avec les éléphants, qui laissent à penser, qu’ils ont une perception du temps, et qu’ils donnent un prix à notre vie d’humain, même après tout ce qu’on leur a fait.

    Une fois, il a retrouvé un éléphant adulte, qu’il avait connu jeune, et avec lequel il avait noué une relation proche, y compris avec ses enfants et son épouse. Et puis il y a eu les massacres pour l’ivoire, mais par un pur hasard, bien des années plus tard, il a croisé à nouveau son chemin un jour sur route. Il est alors descendu de sa voiture et il est parti à sa rencontre, en lui parlant.
    L’éléphant (rescapé des massacres) est alors resté immobile, les oreilles écartées, comme s’il recherchait dans sa mémoire où il avait entendu cette voix. Puis il s’est soudain enfui à toutes vitesse sur un côté de la route.

    Une autre fois, alors qu’il était plus âgé et moins apte à courir, il a été coursé par un éléphant qui l’a poussé dans le dos, et il s’est retrouvé sur le dos avec l’éléphant au dessus de lui. Il a alors cru que ça mort était proche, sans cesser d’avoir de l’intérêt pour ce qui allait se passer. L’éléphant a alors planté ses deux défenses dans le sol, mais pas sur lui…juste à côté, puis il est parti. Et le zoologiste dit ne pas comprendre, alors qu’il était à sa merci, pourquoi il a été ainsi « gracié ».

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Iain_Douglas-Hamilton
    Une vie parmi les éléphants, sur Arte

    Et quand je pense à tout l’argent et à toute l’énergie qu’on consacre à la vente des chips des bagnoles et du Coca Cola, je me prends à rêver d’un autre monde, où l’on dépenserait la même énergie pour emmener les enfants en bateau à voile voir les cachalots, les rhinocéros, et les éléphants…

  6. Avatar de konrad
    konrad

    Pour faire du « nous » il est nécessaire de faire du « lien » au préalable et ce lien passe par la rencontre physique, vivante et concrète. Cette expérience essentielle et fondamentale fonde le « nous ».
    Tu auras beau théoriser sur l’inclusion du « nous » au monde animal, va voir un cochon, un mouton ou un agneau, regarde-le, caresse-le et imagine toi que tu vas le tuer de tes mains afin de le mettre dans ton assiette. Cet exercice de pensée devrait être enseigné pour « prise de conscience ». Il est rare qu’un enfant consente à manger un animal qu’il voit dans une ferme.
    Tu auras beau lire tous les livres sur l’amour écrits par des philosophes, des romanciers, des érudits, si tu ne « tombe pas amoureux » tu n’en auras pas une « vérité » complète.
    Le lien c’est l’altérité, c’est la rencontre, l’échange dans la diversité. C’est le dépassement de ses préjugés, des à-priori, de ses représentations et de ses peurs. Sans cette rencontre et ce lien, le « nous » reste abstrait et soumis à toutes les théorisations qui souvent virent en idéologies mortifères.

    1. Avatar de CORLAY
      CORLAY

      Bonsoir Konrad, vous avez raison de parler du dépassement des préjugés, à priori, de ses peurs…Il faut la rencontre et l’échange pour mieux apprendre, appréhender toutes sortes d’éléments. Les idéologies ne sont pas nécessaires. Bonne fin soirée, Isabelle

    2. Avatar de arkao

      @konrad
      Un enfant d’aujourd’hui, certes, mais hier aucun enfant n’avait de répugnance à manger poules, canards, cochons vivant dans la ferme et égorgés sous leurs yeux. Que s’est-il donc passé ?

      1. Avatar de timiota
        timiota

        Grâce aux dessins animés, un enfant peut lire des émotions dans les yeux d’un animal (si il projette suffisamment sur sa version Disney). Et entre cela et l’autre bout de la chaine (la fourchette et le pilon du poulet), l’enfant (et un peu l’adulte encore) sont dans un épais brouillard cognitif. La barrière à l’identification de l’un à l’autre est alors ténue.

        1. Avatar de Garorock
          Garorock

          Si Bambi était méchant, est ce qu’on aurait envie de le manger?

          1. Avatar de Garorock
            Garorock

            Est ce qu’on pourrait manger Poutine?
            Imaginez, on vous apporte un steack de Poutine, n’auriez vous pas la même répulsion que devant une cotelette du gentil Bambi?
            Pourtant l’indigène Africain qui peut se faire bouffer par le lion mange aussi de la gazelle…
            Vous suivez?

            1. Avatar de Pascal
              Pascal

              Les Québécois mangent du poutine depuis longtemps déjà !
              https://www.cuisineaz.com/recettes/poutine-67421.aspx
              😂
              Sinon, pour ce qui est des anthropophages, ils avaient tendance à cuisiner leurs adversaires de valeur (courage, force…). En les ingurgitant, ils pensaient récupérer leurs qualités.
              Pas sûr que ça me donne envie de bouffer du Poutine.
              🤮

      2. Avatar de Pascal
        Pascal

        La culture mon cher Arkao, la culture ! Le plus souvent la culture familiale. Je me souviens gamin avoir vu ma grand mère tuer et dépouiller un lapin. Un bon coup derrière la tête, enlever un œil pour le saigner et enlever la peau comme une chaussette. J’ai vu ma mère ébouillanter une poule pour lui enlever les plumes. J’ai aidé mon père à vider les poissons qu’il avait pêché. Je savais à l’époque que ce que nous mangions avait été vivant.
        Aujourd’hui, les minos mangent du steak haché, des poissons panés (carré avec les yeux dans les coins comme disait Coluche), des escalopes cordons bleus, des saucisses Knacki… C’est juste des trucs qui se mangent mais les enfants s’imaginent même pas que ça a été vivant avant, même s’ils le savent intellectuellement.
        Autrefois, manger de la viande c’était la grande abondance après les privations des années de guerre et puis ça faisait riche quand avant guerre on se contentait du poulet du dimanche et du cochon sous toutes ses formes.
        Je vis dans un pays de viandars ici, où règne le salmi de palombe, la côte à l’os, le magret de canard, la saucisse de Toulouse… Toute une identité culturelle derrière tout ça.
        On a encore la chance ici de voir passer les palombes, paître les généreuses blondes d’Aquitaine, ou croiser quelques porcs noirs. Donc ici, on mange encore du vivant.
        Mais dans les supermarchés la viande est découpée dans l’arrière salle et on ne voit en rayon que des morceaux de viande emballés sous plastique. Les gamins juchés sur le chariot des courses voient un étalage de viande mais pas d’animaux. On ne va presque plus chez le boucher ou le charcutier.
        Alors ce que nous mangeons, quand on demande aux enfants : ça vient d’où la nourriture ? Ben, du Leclerc !!!
        Et les maladies cardiovasculaires, les diabètes, le surpoids… explosent. Nous nous suicide à la bouffe !
        Nous nous sommes coupé non pas de la nature mais de la conscience de la nature, de la conscience que nous nous nourrissons du vivant et uniquement du vivant dont nous faisons partie..
        L’industrialisation nous a privé de notre relation à la réalité du vivant que nous partageons avec toutes autres espèces pour nous enfermer dans un univers clôt sur lui-même. La conscience de se nourrir a été remplacée le désir, programmé par la pud, de consommer des représentations. On ne boit pas du coca mais la représentation que nous en avons. A tel point que la bouffe de masse n’a plus de goût pour toucher un maximum de consommateurs, juste du gras avec du sel ou du sucre.
        La nourriture, et en particulier celle des urbains, on la découvre à la télé, dans les pubs. La nature, le vivant ce ne sont que des images marketing qui servent la packaging. Les enfants des écrans ne savent plus dans la cour de l’école, chercher les grillons jusque dans leur trou avec un brin d’herbe. Quand il y a encore de l’herbe dans la cour de récréation.
        C’est certainement aussi en partie pour cela que l’idée de préserver la nature est pour beaucoup une idée positive certes mais abstraite.

        1. Avatar de arkao

          @Pascal
          Culture qui est la conséquence du fait qu’en quelques générations les sociétés occidentales sont passées de rurales à urbaines 😉
          La naissance et la mort, des animaux comme des humains, ça se passait à la maison en présence de tous. Un autre rapport à la vie.

          1. Avatar de Pascal
            Pascal

            La vie hors sol, comme la culture hors sol. La vie derrière un écran.
            Sur l’écran noir
            De mes nuits blanches
            Moi je me fais du cinéma…

          2. Avatar de Pascal
            Pascal

            Un autre rapport à la vie mais toujours la peur de la mort !

          3. Avatar de Garorock
            Garorock

            Le bon chasseur est celui qui ne prélève pas plus à la nature que ce qu’elle peut reconstituer.
            Le bon cueilleur aussi.
            La tartiflette ou la poule au pôt du dimanche.
            Le mauvais coucheur préfère déléguer à d’autres le soin de cueillir et de tuer à sa place: il ne produit pas l’acte qui est la cause de son plaisir et de sa survie.
            Désire t-on plus passer sur le barbeuc le poulet qui est dans la barquette que celui qui court sous nos yeux dans la cours ou dans la télé?
            Dans les éco-villages nous ne mangerons la viande que de l’animal que nous aurons tué nous-même. Pour les patates et les pommes, on s’arrangera…
            J’entends déja les petits malins : « mais dis donc Garo, on pourrait peut être envoyer R2D3 génocider Marguerite à notre place pour le banquet de la prochaine kermesse?! »
            Je préfère ne pas répondre…
            😎

    3. Avatar de Grand-mère Michelle
      Grand-mère Michelle

      @Konrad
      Oui, il faut bien connaître pour pouvoir dire qu’on aime vraiment(des humains, ou des animaux). Sinon, on se raconte seulement ce qu’on imagine qui nous plaît en eux/elles.
      Mais il faut aimer (être « touché-e », rencontrer, approcher, toucher) pour pouvoir connaître la réalité de n’importe quel être.

      Un jour lointain, j’ai mangé, en compagnie de mes enfants, un jeune chat bien dodu: un de mes amis très chers l’avait cuisiné comme un lapin, après l’avoir beaucoup aimé, « élevé », et ramassé mort au bord d’une route, tué par un monstre automobile mais pas du tout écrasé, puis dépiauté et vidé consciencieusement(selon ses méthodes de braconnier habituel).
      Cependant, il n’avait pas eu le cœur de le manger et nous avait apporté la casserole, en des temps où la chair animale était rare à ma table(pour causes « économiques »). En bref, nous nous sommes régalé-e-s et n’avons appris qu’ensuite ce qu’il en était…
      Franchement, nous l’avons parfaitement digéré (au sens propre et figuré).

      Dans son livre « Les animaux dénaturés » (dont une pièce de théâtre, « Zoo », fut transcrite, que j’ai vu jouer à l’âge de 15ans, par le Théâtre National de Belgique en décentralisation dans ma petite ville de province), Vercors y décrit le problème de « conscience » de reporters qui découvrent l’exploitation éhontée de grands singes employés à des tâches répétitives dans une mine d’Afrique. Après toutes sortes de péripéties que je ne peux que conseiller de lire, qui mènent à un procès, la conclusion aboutissait à la condamnation des exploitants de la mine, et l’interdiction de poursuivre cette exploitation de « main-d’œuvre » gratuite. La plaidoirie de la défense se basant sur l’observation du port de « gri-gri » par cette sorte de singes, et donc la constatation de leur évolution vers un état « humain ».
      Bien sur, tout ceci est sorti de l’imagination d’un auteur (qui s’est penché par ailleurs sur les causes d’inimitié entre les allemands et les français, alors même qu’une rencontre occasionnelle rapproche des individus, dans « Le silence de la mer »).
      Mais, pour ma part, j’y ai découvert l’importance qu’on peut accorder à la dimension symbolique qui constitue, avec l’appréhension du réel et de l’imaginaire, l’esprit de l’être humain.
      Importance qui se manifeste dans le « nous » des communautés culturelles.
      À considérer chaque fois qu’on voit une croix, ou une femme voilée… ou des jeunes filles déguisées en Taylor Swift…(entendu hier en radio le compte-rendu d’un belge qui est allé à un de ses concerts très récemment aux States).

      Découvert aussi l’importance du théâtre (et autres « spectacles vivants ») dans la « formation » des enfants/des jeunes gens de n’importe quelle communauté.

  7. Avatar de Kikok
    Kikok

    Où se situe la frontière entre l’homme et l’animal ?
    Les nouvelles réflexions du posthumanisme nous obligent à réfléchir attentivement à notre relation avec les êtres non humains et à la manière dont nous nous comportons avec eux.

    1. Avatar de Pascal
      Pascal

      Qui a défini l’homme et l’animal ?
      Ben oui, c’est nous. Donc il n’y a pas de frontière entre l’être humain et l’animal, c’est uniquement une vue de l’esprit, de notre esprit. J’entends d’ici les outragés mais nous oublions que notre corps (on oublie toujours le corps quand on veut philosopher 😉 ) est animal de par son fonctionnement, de par son interdépendance à la vie que nous consommons chaque jour, de par nos origines génétiques.

      La manière dont nous nous comportons avec les autres êtres vivants ne dépend que de la manière dont nous nous définissons. Revoir « Les dieux sont tombés sur la tête » dans lequel le personnage principal tue une chèvre et s’excuse auprès d’elle d’avoir du la tuer pour se nourrir. En nous considérant « hors-nature », il devient naturel de l’exploiter et de la piller comme un riche héritier qui dilapide la fortune familiale. Parce contrairement à ses prédécesseurs qui considéraient qu’ils avaient un devoir (capitalistique) envers la famille, ce dernier se fout de la famille, de ceux d’avant et de ceux d’après. Il se considère comme « hors-famille » donc sans devoirs envers celle-ci.

      Voilà ce que nous sommes de riches héritiers de l’évolution qui n’avons rien à foutre de la famille et qui sans cervelle, dilapide la richesse et la diversité du vivant dans un délire suicidaire. Et c’est bien là la question : pourquoi sommes nous à ce point suicidaire ?
      J’entends d’ici les revendicatifs : Mais c’est pas nous, c’est la faute aux capitalistes. Nous, on est des gentils, c’est eux les méchants ! Sauf que notre cervelle est faite du même algorithme que le leur mais on ne préfère pas le voir ainsi. Pourtant, si on est honnête avec nous-même, aux yeux d’un paysan africain, le français moyen est un capitaliste, et lui-même n’aspire qu’à une chose, faire de même.

      Quel est donc cet algorithme qui nous détermine à ce point que notre libre arbitre n’est qu’ne vue de l’esprit ?

      1. Avatar de Pad
        Pad

        Bonsoir, il me semble que votre question est essentielle dans cette série 🙂

        1. Avatar de Pascal
          Pascal

          Petite indication !
          Du point de vue de l’évolution, quelques milliers d’années, c’est peanuts. Donc nous avons toujours en nous les déterminismes de survie du chasseur cueilleur : fournir le moindre effort pour réserver l’énergie aux cas d’urgence (fuire devant un prédateur par exemple), accumuler de la nourriture en prévision des périodes de disette, avoir une maîtrise de son environnement proche afin d’assurer sa sécurité et celle du groupe, établir une répartition des rôles au sein du groupe pour être plus efficace…
          Autrement dit : moindre effort, accumulation, maîtrise de son environnement, efficacité… sont quelque part inscrits dans l’être humain tout comme la violence nécessaire pour la survie.
          Mais voilà, depuis la découverte de l’énergie pas chère et l’être augmenté par l’outil, ces caractéristiques, de survie à la base, ont vu leur puissance exploser. Au point de faire de l’être humain un « super prédateur », un monstre ! Et la culture enseignée dans les écoles ne glorifie-t-elle pas cette puissance comme le progrès ? De ce point de vue, le néolibéralisme et sa gabegie énergétique et environnementale n’est que le paroxysme de nos déterminisme naturels ancestraux.
          Ainsi, la question qui se pose à nous, c’est comment nous libérer de ces déterminismes génétiquement inscrits en nous ?

          1. Avatar de CORLAY
            CORLAY

            Bonsoir Pascal, vous avez mentionnez dans v/texte : la violence pour la survie. Je sais qu’à titre individuel la violence, n’est pas bonne, mais on voit bien dans l’actualité cette violence pour vivre. J’aime quand vs parlez de paroxysme dans nos déterminismes naturels ancestraux. Mais cela pose plusieurs questions : comme toutes les catastrophes et les disettes/rupture de certaines chaînes de production/alimentation…En effet, le neuro-marketing est imprégné depuis plusieurs décennies, qui est un déterminisme préfondé et conçu pour le C.A d’entreprises. Dans son contraire, comme vs l’avez écrit : émancipation, nous ne sommes pas obligés d’acheter encore et encore, mais d’une façon raisonnée. Bonne soirée, Isabelle

        2. Avatar de Pascal
          Pascal

          @Pad et Garo
          Si pour exprimer notre libre arbitre nous devons apprendre à maîtriser nos déterminismes, à noter que le neuro marketing c’est déjà très bien soit contourner nos déterminismes pour nous faire prendre du coca pour du pepsi ou contourner notre raison pour libérer nos archaïsmes en fonction des besoins du marcher. Donc c’est faisable d’un point de vue neurologique. Reste à trouver comment en faire un moyen d’émancipation individuel plutôt que de soumission à la consommation !

          1. Avatar de Pascal
            Pascal

            …Le neuro marketing sait déjà très bien le faire…😮‍💨

      2. Avatar de Garorock
        Garorock

         » « Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons ».

        1. Avatar de Pascal
          Pascal

          Nous ne buvons pas du coca parce que c’est bon mais nous l’achetons pour l’image qu’il représente.

          « En 2004, le docteur Américain Read Montague neurologue et professeur a réalisé une enquête similaire avec l’aide de 67 individus et d’un scanner.

          Les résultats sont surprenants, puisqu’il a été révélé que lors de l’ingestion du Pepsi, une région du cerveau appelée le putamen, responsable en partie du plaisir, a été plus activée que lors de l’ingestion de Coca-Cola.

          Pour le confirmer il a été demandé de refaire le test en connaissance de la marque de la boisson et la surprise ! Plus d’activation du plaisir pour Pepsi mais une nouvelle activation du cerveau lorsque l’on prend du Coca, le cortex préfrontal et l’hypocampe, c’est à dire la conscience et la mémoire !

          On peut donc conclure que l’on achète pas seulement en fonction du goût mais en fonction de la marque et de l’image qu’elle véhicule…surprenant n’est-ce pas ? »
          https://www.marketing-etudiant.fr/blog/la-guerre-marketing-entre-coca-et-pepsi.php

        2. Avatar de Ruiz
          Ruiz

          @Garorock Quelquefois c’est après l’avoir trouvé bonne que nous ne la désirons plus …

  8. Avatar de Bruno GRALL
    Bruno GRALL

    Où je repense à ce livre : LE SINGE NU de Desmond Morris (1967 the naked ape).
    En changeant les perspectives et en comparant les comportements de l’homme et du singe,
    nous ne sommes pas très éloignés de nos cousins primates sur bien des plans:
    – Animal social (les chimpanzés vivent en groupe, nous ne concevons pas l’homme comme un animal complètement solitaire)
    – Hiérarchie dans les groupes (le male alpha), et lutte pour le pouvoir.
    – Existence de culture propre au sein de ces groupes (exemple technique pour casser des noix).
    – Vocalisation (beaucoup d’autres animaux ne communiquent que par le comportement).
    Etc…

  9. Avatar de Ruiz
    Ruiz

    @Garorock Quelquefois c’est après l’avoir trouvé bonne que nous ne la désirons plus …

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