Illustration par DALL·E
Jean-Jacques Rousseau : Être plus généreux dans la définition de l’Homme
La question du « nous » dépasse toutefois les frontières de l’espèce Homo sapiens. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) estime que nous avons manqué de générosité dans notre manière d’attribuer le statut d’être humain. À l’occasion de son examen des récits de divers voyageurs, il était parvenu à la conclusion suivante :
« On ne voit point dans ces passages [où les voyageurs rapportent leurs contacts avec de grands singes] les raisons sur lesquelles les auteurs se fondent pour refuser aux animaux en question le nom d’hommes Sauvages, mais il est aisé de conjecturer que c’est à cause de leur stupidité, et aussi parce qu’ils ne parloient pas ; raisons faibles pour ceux qui savent que quoi que l’organe de la parole soit naturel à l’homme, la parole elle-même ne lui est point naturelle et qui connoissent jusqu’à quel point sa perfectibilité peut avoir élevé l’homme Civil au-dessus de son état originel » (Rousseau III : 210).
Si Rousseau ne tranche pas, on peut néanmoins deviner où vont ses sentiments :
« Les jugemens précipités, et qui ne sont point le fruit d’une raison éclairée, sont sujets à donner dans l’excès. Nos voyageurs font sans façon des bêtes sous les noms de Pongos, de Mandrills, d’Orang-Outang, de ces mêmes êtres dont sous les noms de Satyres, de Fauves, de Sylvains les Anciens faisoient des Divinités. Peut-être après des recherches plus exactes trouvera-t-on que ce sont des hommes [« que ce ne sont ni des bêtes ni des dieux, mais des hommes… » (dans l’édition de 1782)] » (Rousseau III : 211).
Seuls les vrais experts sont en mesure de décider de ces questions :
« Je dis que quand de pareils observateurs (un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d’Alembert, un Condillac, ou des hommes de cette trempe) affirmeront d’un tel Animal que c’est un homme, et d’un tel autre que c’est une bête, il faudra les en croire ; mais ce seroit une grande simplicité de s’en rapporter là-dessus, à des voyageurs grossiers, sur lesquels on seroit quelquefois tenté de faire la même question qu’ils se mêlent de résoudre sur d’autres animaux » (Rousseau III : 213-214).
Le posthumanisme, sous diverses formes, a également suggéré d’étendre le domaine de la réciprocité positive au-delà des frontières de l’espèce humaine, c’est-à-dire par-delà les limites de la communicabilité à l’aide des langues humaines. Des éléphants 1 et un orang-outan 2 ont été libérés à l’issue d’un procès. Pourquoi ces animaux sont-ils traités à l’égal d’êtres humains ? Parce qu’ils nous apparaissent vivre la souffrance comme nous l’éprouvons : leur douleur évoque celle que nous ressentons et la manière dont ils l’expriment sans les mots nous rappelle la nôtre. Bien sûr, ils ont besoin d’être représentés dans les démarches « à cause de leur stupidité, et aussi parce qu’ils ne parloient pas », comme le dit Rousseau.
Quant à leur conscience, les mammifères sont sans aucun doute conscients, mais font-ils preuve pour autant de ce que nous appelons la « conscience » quand nous l’opposons au simple « être conscient » : la veille par opposition au sommeil ? Certains auteurs affirment aujourd’hui que la conscience telle que nous l’éprouvons n’a été rendue possible que par l’accession au langage : elle serait indissociable d’un récit que nous élaborons sur nous-même dans la parole intérieure ; les autres mammifères, au contraire de nous, ne sont probablement pas autobiographes.
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Rousseau, Jean-Jacques, Œuvres complètes III, Paris : La Pléiade 1964
1 « Chain Free/Mahouts. The mesure of success », le 27 février 2016
2 Rescue Watch: « The Heartwarming Story of Harapi »
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