Illustration par DALL·E
Le Nouveau Testament : La réciprocité
En Orient, avec le totémisme, que Durkheim et Mauss identifient à la pensée chinoise des temps archaïques *, il n’existe pas de clivage crucial entre l’Homme, créature élue aux yeux de Dieu, et l’ensemble des autres créatures mises à sa disposition, bien au contraire, les humains dans leur ensemble se voient distribués dans une répartition globale du monde en sections ou sous-sections où certains sont identifiés à des plantes et des animaux spécifiques et à d’autres particularités du monde comme les quatre directions de la rose des vents ou les sécrétions corporelles comme la sueur, le lait, le sang et le sperme, et ainsi de suite.
En Occident, la question de savoir qui nous appelons « nous » s’inscrit dans le cadre de la réciprocité : qui est-ce que je considère comme un être humain au même titre que moi-même ?
Lorsqu’elle se manifeste, la réciprocité se présente sous deux formes familières : la réciprocité négative et la réciprocité positive. Dans la réciprocité négative de l’œil pour œil, dent pour dent : je me promets de te traiter de l’exacte même manière que tu me traites moi ; la réciprocité positive, elle, telle qu’on la trouve dans les enseignements de Jésus de Nazareth sous la forme du présenter l’autre joue, soit traiter l’autre comme s’il était moi. Voici ce que dit Matthieu : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. Et moi je vous dis, de ne point résister au mal que l’on veut vous faire : mais si quelqu’un vous a frappe sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre. Si quelqu’un veut plaider contre vous pour vous prendre votre tunique, abandonnez-lui encore votre manteau. Et si quelqu’un veut vous contraindre de faire mille pas avec lui, faites-en encore deux mille » (Matthieu 5, 38-41).
La réciprocité positive du « tendre l’autre joue » marque un tournant dans le progrès moral qui trouve ses racines dans la philosophie grecque antique et dans les enseignements de Socrate en particulier. Elle s’éloigne de la réciprocité négative incarnée par la loi du talion qui, si elle permet de rééquilibrer un état-de-choses en compensant les torts, le fait au prix d’une injustice envers les individus, qui peuvent être insouciamment écrasés dans le processus de rééquilibrage. En outre, la réciprocité négative alimente des vendettas sans fin par sa logique de réparation pour chaque nouveau tort commis ou imaginé tel.
La réciprocité positive est l’arme absolue, à la fois intellectuelle et pratique, qui nous permet de faire face à la réalité physique de toutes les autres armes auxquelles nous pourrions avoir recours un jour ou l’autre – même si une issue positive à la confrontation n’est bien entendu pas automatiquement garantie.
Ce passage essentiel de l’Évangile n’est pas la promesse un peu floue d’un autre monde un jour ailleurs, mais l’outil intellectuel et pragmatique qui nous permet de vivre heureux dans ce monde-ci, indépendamment de ce qui pourrait éventuellement se résoudre dans un autre monde : l’esprit de la désescalade, l’esprit d’un temps pris pour la réflexion, pour le retour à la raison, au Logos, à ce qui est appelé dans l’Évangile de Jean, « le Verbe » : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean : 1, 1).
Malheureusement, la non-réciprocité s’observe aussi en Occident : cette disposition d’esprit à refuser le statut d’être humain à d’autres êtres humains au motif d’une religion différente, d’une couleur de peau différente ou d’une suite interminable d’autres prétextes. La cause de certaines des guerres actuelles est la non-réciprocité : l’exclusion impitoyable de certaines et certains autres de la catégorie des humains.
Avançons que dans le cas de la non-réciprocité, celles et ceux qui refusent à d’autres le statut d’êtres humains sont probablement prêts à admettre que ces autres sont capables d’être conscients d’eux-mêmes, mais leur dénient la conscience à proprement parler car, selon le déplorable (« qu’il convient de déplorer ») message de leur religion, s’étant vus offrir la possibilité de louer le « Vrai Dieu », ils ont cependant refusé avec malice de le faire.
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* Durkheim, Émile & Marcel Mauss 1969 [1901-1902] « De quelques formes primitives de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », Année sociologique, 6, 1-72, in Marcel Mauss, Œuvres complètes, Paris: Minuit
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