Illustration par DALL·E de Marco Polo découvrant la Chine
L’Orient et l’Occident
Dans la conceptualisation de l’avènement d’une intelligence artificielle du même niveau que celles des humains, il existe des différences majeures entre l’Occident et l’Orient : entre les civilisations et l’éventail des cultures nées, d’une part, dans le Croissant fertile et d’autre part, sur le pourtour du Pacifique.
La tradition en Orient est de supposer que le monde est dans son essence très proche de ce que nous en percevons spontanément. Le philosophe Alexandre Kojève a rappelé que, hormis quelques manifestations marginales, l’Extrême-Orient est resté fermement athée à travers les âges. Se référant au bouddhisme, seule religion véritablement historique de la région, il écrit qu’il s’agit d’un athéisme radical : « un athéisme au sens radical que j’ai avancé » 1.
Le monde tel qu’il est conçu par l’Orient éprouve le besoin d’être entretenu et il est du devoir de l’humanité de le maintenir en bon état de marche. D’où, dans le confucianisme, les devoirs respectifs du souverain (le Ciel) et du peuple (la Terre). Va également en ce sens, et dans la même ère culturelle, la cérémonie de l’Intichiuma de certains Aborigènes d’Australie centrale, au cours de laquelle les forces actives de la tribu sont convoquées et mobilisées lors d’un festival annuel destiné à assurer, par un rassemblement de ressources, de chants, de danses et de proclamations prodigués, la renaissance et la perpétuation de la productivité du monde naturel tel que nous l’observons dans son abondance et sa fertilité permanentes en plantes et en animaux (voir Durkheim 2).
L’Occident, quant à lui, a pour tradition d’affirmer que le monde est par essence très différent de la manière dont il se manifeste aux yeux d’un observateur candide, soit parce que dans le cadre de ses religions il focalise son attention sur une vie après la mort située dans un Au-delà de meilleure qualité que le monde Ici-bas, dont la nature nous est révélée par les théologiens, soit parce qu’il suppose au sein du discours de la « science » une Réalité-Objective sous-jacente au monde empirique, constituant son être profond et dont les scientifiques, par la mise au point de leurs théories, sont en mesure de décrire et d’expliquer le fonctionnement véridique.
En Occident et en Orient, deux voies très différentes ont été empruntées dès les premiers temps de l’édification progressive d’une représentation du monde : la vision occidentale qui consiste à agréger les éléments du monde en « sortes » sur la base de leur similitude extérieure, essentiellement visuelle, et la vision orientale qui consiste à rassembler sous un même signe des phénomènes suscitant une réponse émotionnelle similaire. Ian Saem Majnep, Papou de Nouvelle-Guinée, et Ralph Bulmer, anthropologue britannique, rapportent que chez les Kalam, la tribu natale de Majnep, certains oiseaux sont regroupés parce qu’ils provoquent chez l’homme une frayeur ressentie comme étant de même nature 3.
Des différences fondamentales existent également entre l’Orient et l’Occident dans la conception de l’interconnexion entre les différentes sortes : l’Orient ayant choisi de mettre l’accent sur les affinités supposées entre sortes apparentées dans une relation symétrique réciproque, chacune constituant un signe pour l’autre dans un monde essentiellement constitué de corrélations, l’Occident ayant, au contraire, mis l’accent sur l’asymétrie des relations entre sortes, où certaines sont inclues dans d’autres et où certaines sont les causes d’autres qui en sont les effets. L’Orient conçoit ainsi un monde sous l’égide du « et » où les sortes sont liées statiquement dans l’espace et cycliquement dans le temps, où elles se répètent alors périodiquement dans la même relation mutuelle, alors que l’Occident conçoit le monde comme entièrement organisé et interprétable par le « donc » au sein du paysage en constant changement d’un devenir irréversible.
Après s’être découvertes mutuellement au XIIIe siècle, notamment grâce aux voyages de Marco Polo, ces deux visions du monde ont commencé à se féconder lentement au XVIe siècle, la vision de l’Occident l’emportant alors largement du fait qu’une représentation du monde en interconnexions causales a la capacité de déboucher sur des inventions technologiques de type « science appliquée », laquelle est ancrée dans une modélisation inspirée par la théorie, par opposition à ce qui n’est réalisable sinon que par une technologie dont les progrès reposent uniquement sur le tâtonnement.
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1 Kojève, Alexandre, L’athéisme, Paris : Gallimard 1998, p. 75
2 Durkheim, Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie [1912] Paris : PUF 1968, pp. 465-500
3 Majnep, Ian Saem & Ralph Bulmer, Birds of my Kalam Country, Auckland University Press – Oxford University Press 1977
Illustration par DALL·E de la cérémonie de l’Intichiuma
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