Illustration par DALL·E à partir du texte
Il est 16h15. Devant le Tableau d’armement et de munitions, entouré d’élèves commandos épuisés par l’intensité de la formation, l’instructeur capte l’attention de l’auditoire sous un soleil éclatant. Avec passion, il déroule la généalogie du fusil d’assaut, pendant que des détonations lointaines résonnent : « Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands formaient des binômes : l’un avec le fusil Mauser pour la longue distance, l’autre avec le MP 40 pour le combat rapproché. À la fin, ces deux rôles se sont unis. » Il joint ses mains en signe d’union. « Une nouvelle catégorie d’arme est née : le fusil d’assaut, combinant la cadence du pistolet-mitrailleur et la portée du fusil. Ce fut le STG 44. Mais pour les Allemands, c’était trop tard. À l’entrée des Soviétiques dans Berlin, Kalachnikov – que vous connaissez tous – découvre l’arme et en saisit le potentiel. Il l’améliore pour créer l’AK-47, toujours en usage aujourd’hui. Une arme très robuste. »
Ce sous-officier poursuit la leçon d’histoire : « Les Allemands étaient des champions en armement. La cadence de tir de la MG 42 est encore aujourd’hui inégalée. Vous avez tous vu Il faut sauver le soldat Ryan ? Ses rafales fauchaient les soldats sur la plage. À courte portée, elle découpait le corps. Les Américains en avaient peur à cause de son son si particulier. Et les Allemands attendaient que les barges s’ouvrent pour tirer. Ce fut un carnage. Mais la MG 42 avait un défaut : le canon surchauffait vite, il fallait le remplacer. C’est là que les Allemands ont fait une erreur : ils ont tiré en même temps, laissant aux Américains le temps de progresser sur Omaha Beach. » Un silence s’installe. « La guerre, c’est une saloperie. Et y’a des gens intelligents pour fabriquer des armes. Mais putain, que j’adore les flingues ! »
Plus tard, autour d’un café, je discute avec cet instructeur sur la confrontation à la guerre : « En entraînement, l’ennemi et l’expérience du combat sont des concepts abstraits sur le plan psychologique. Ce n’est ni virtuel ni un jeu, mais c’est quand même abstrait. Il faut vivre le combat pour savoir si on est prêt. Dire « Je ne suis pas fait pour ça » demande du courage. C’est frustrant pour certains jeunes commandos, mais je ne juge jamais. Tuer, c’est pas rien. En face, on a une vie humaine. Ce n’est pas un métier pour tout le monde. »
Sans y faire attention, je laisse échapper : « La guerre est là depuis toujours. » Il réfléchit un instant : « La guerre, je ne sais pas, mais le conflit entre humains, ça, c’est vieux comme le monde. La violence existe depuis les origines humaines. Des fouilles archéologiques montrent des traces de violence sur des squelettes au moyen d’outils. La guerre, c’est la version institutionnalisée de la violence. C’est mon point de vue. On en parle parfois entre nous, que la guerre pourrait servir à réguler la démographie. En tant qu’anthropologue, ça doit vous parler, non ? » Une citation de Philip K. Dick dans Le Maître du haut château me traverse l’esprit : « Après tout, il faut se fier à la nature humaine et à ce qu’on observe en général. »
Je poursuis avec le gradé : « Le conflit ne s’exprime pas seulement entre individus, il peut aussi se manifester à l’intérieur de nous-mêmes, se retourner contre nous-mêmes : la dépression. » L’instructeur acquiesce. Quelques semaines plus tôt, un autre instructeur me confiait seul à seul : « Le conflit s’installe dans notre société. Il y a une détestation de notre civilisation. Et les politiques font n’importe quoi. Je ne suis pas optimiste quant à l’avenir. »
Au fil de mon enquête, intéressé par cette thématique, des membres des forces spéciales m’ont guidé vers une définition émique de la violence : une pique qui transperce une « sphère de verre » – représentation de l’individu. Les fissures symbolisent des blessures, ouvertes ou cicatrisées, et leur taille reflète l’intensité de la douleur psychique. Chaque impact peut rouvrir d’anciennes cicatrices, jusqu’à, le cas échéant, briser la sphère. C’est alors le « K.O. psychologique ». Bien que chaque sphère dispose d’une résistance différente, elles finissent toutes par s’abîmer sous l’effet des coups.
Quand la pique pénètre la sphère, l’individu perd son « étanchéité », autrement dit sa capacité à rester lucide et faire preuve d’esprit. Le choc l’aspire. La violence de l’événement traumatique augmente le risque de syndrome de stress post-traumatique, où le corps revit la scène en boucle. À une certaine profondeur, la pique génère une douleur qui devient une fureur, en écho aux extrémités néfastes de la guerre elle-même. Ce sentiment gonfle dans la poitrine : « Ça gratte », « Ça fait mal », « On pleure ».
Face à ces impacts, quelles solutions de résilience trouvent ces guerriers au quotidien ? D’abord, une culture de l’humour et de l’espièglerie : « Si on arrête de rire, c’est la fin. Il faut surveiller de près le risque de suicide, surtout quand on quitte le groupe. » Ensuite, un retour à l’enfance : les bureaux des forces spéciales ressemblent davantage à des crèches, avec petites voitures et girafes Sophie accrochées aux murs, qu’à des lieux évoquant la violence guerrière : « Ils sont toujours en train de rire. On ignore parfois si ce qu’ils disent est vrai. » Enfin, fonder une famille représente une autre forme de résilience : « Avoir des enfants apporte une stabilité. Ça rassure de savoir que le gars d’à côté est stable, avec une raison de revenir quand on part en mission. » En somme, une bulle de (ré)confort après un traumatisme mortifère, semblable en un sens à la culture kawaii (かわいい, qui peut se traduire par « mignon » ou « enfantin »), adoptée au Japon après les bombardements atomiques, comme pour retrouver une légèreté et une douceur face aux cicatrices profondes laissées par ces évènements.
Que la manifestation de la violence soit intérieure ou extérieure, sa maîtrise est essentielle aux yeux des acteurs. Dans le cas contraire, elle pousse la paix au bord du précipice, où tout est dévoré par les aspects sombres de l’horreur humaine.
Illustration par DALL·E à partir du texte
DALL·E : Voici (ici et ci-dessus) deux interprétations visuelles de la scène que vous avez décrite : l’instructeur militaire passionné expliquant l’évolution du fusil d’assaut à ses élèves commandos épuisés, sous un soleil éclatant, avec en toile de fond des détonations lointaines. Ces images capturent à la fois la tension et la camaraderie parmi les soldats.
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