Pourquoi François Ruffin a tort de dire : « Un programme ? On s’en fout ! »

Illustration par DALL·E à partir du texte

François Ruffin a eu l’amabilité de me faire parvenir un exemplaire de son plus récent livre : Itinéraire. Ma France en entier, pas à moitié. C’est un livre triste et désespérant. La lecture achevée, il vous reste un goût de cendres dans la bouche et une humeur cafardeuse dans la tête. La gauche est moribonde y apprend-on et il n’existe aucun remède connu pour lui épargner l’issue fatale. Il y en aurait bien un : récupérer son électorat d’autrefois, mais la tâche est insurmontable car il a fui ailleurs et n’est pas près de revenir.

Que s’est-il passé ? Les classes populaires votaient pour la gauche et elles ont cessé de le faire : elles votent désormais pour l’extrême-droite. Au fil des années, la gauche a vu le glissement s’opérer mais ne s’en est pas préoccupée outre mesure. À l’époque où elle s’identifiait au Parti Socialiste, celui-ci s’est fait une raison en se disant qu’il lui restait les femmes, les intellectuels et les jeunes, catégories sociales se chevauchant bien entendu. À l’époque plus récente où la gauche est essentiellement incarnée par La France Insoumise, elle s’est dit qu’il lui restait les immigrés. Mais tout ça ne fait pas une majorité et en tout cas pas absolue. Ruffin lui-même a bien fini par être réélu, mais c’est grâce à une coalition faite de bric et de broc réunie de justesse quand le candidat de la 1ère circonscription de la Somme a rompu les amarres qui le liaient à La France Insoumise : « Je coupe la corde » (132), je l’emporte mais « pas d’une belle manière » : « avec les foyers plus aisés » (133), « nous ne sommes élus, la plupart, « qu’avec le renfort des voix centristes, macronistes » (134).

Pourquoi cette nouvelle alliance entre les classes populaires et l’extrême-droite ? Parce que celle-ci tient depuis toujours le raisonnement simpliste des gens peu informés qui attribuent leur infortune au caractère pernicieux, non pas des structures perverses qui en sont en réalité responsables, mais d’individus mal-intentionnés facilement repérables.

Quel est le programme que propose la gauche pour contrer cela ? Aucun ! Ce que Ruffin assume : « – Tu avais quoi comme programme ? – On s’en fout ! » (81), « – Si on néglige le programme, c’est quoi l’important alors ? – La ligne. Et la ligne était simple, c’est « nous » contre « eux » : « nous les petits, les travailleurs, le bas », contre « eux, les gros, les actionnaires, le haut » (82).

Or le bât blesse avec cette ligne effectivement simplicissime. Suivons le raisonnement. La base perdue de Ruffin, c’est donc « nous les petits, les travailleurs, le bas », lesquels sont devenus la base du Rassemblement National. Ruffin et le RN s’accordent donc sur le principe que l’optique qui convient, la « ligne » adéquate, dite « populiste », de gauche ou de droite, c’est celle du « nous » contre « eux ». Par conséquent, la seule explication envisageable au glissement dans le vote du « nous les petits, les travailleurs, le bas », de la gauche vers l’extrême-droite, est que ce « nous » a modifié sa définition du « eux », lesquels auraient alors cessé d’être « les gros, les actionnaires, le haut », pour être devenus certains autres.

Or il ne faut pas être docteur en Sorbonne pour savoir que les classes populaires dans leur majorité, celle qui vote désormais RN, ont exclu les immigrés de la définition du « nous » pour aller les situer dans le « eux » (contre qui on est), alors que les classes populaires dans leur minorité résiduaire, celle qui vote encore à gauche, pour LFI, ont conservé elles les immigrés dans la définition du « nous ». Ce qui oblige à s’interroger sur le pourquoi. Pour ce faire, impossible de faire l’économie de l’identité des immigrés d’autrefois et des immigrés d’aujourd’hui.

Vous avez sans doute lu Cavanna, et si vous ne l’avez pas fait, le moment est venu, et vous aurez compris que cela ne nous a rien coûté d’inclure en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Yves Montand, Lino Ventura et François Cavanna lui-même, dans notre définition du « nous » (Les Ritals), cela ne nous a rien coûté d’inclure à la vitesse grand V Marina Vlady ou Marie-France Pisier dans notre définition du « nous » (Les Russkoffs), mais inclure dans la définition du « nous » une personne dont nous savons que l’identité qu’elle s’attribue exclut qu’elle reconnaisse qui nous sommes dans sa propre définition du « nous », cela est plus difficile, c’est même très sérieusement plus difficile. Et ce fait là, si l’on veut comprendre l’ici et le maintenant, et les déceptions de la gauche quant à sa base se réduisant comme peau de chagrin, impossible de le mettre entre parenthèses, je pourrais ajouter « c’est l’anthropologue qui parle », mais ce serait un effet de manche car il s’agit tout bonnement de logique élémentaire : le mot « nous » ne fonctionne correctement que dans un cadre de réciprocité et c’est un jeu de couillon pour moi de te mettre dans la définition de mon « nous » à moi si tu exclus de me reconnaître moi dans ta propre définition du « nous ». La gauche échoue-t-elle à faire cette observation élémentaire ou fait-elle seulement semblant parce que, la ferait-elle, elle se retrouverait sans base du tout ?

À moins que la gauche n’envisage d’offrir un jour à nouveau comme horizon quelque chose de plus épais que la ligne du « nous » contre « eux » que tout complotiste embrasse instinctivement, à savoir un programme, ce machin dont Ruffin affirme aujourd’hui qu’« On s’en fout ! ». Mais pour cela, il faudrait que la gauche se réintéresse à ce qui fut effectivement son fonds de commerce historique : la question du travail et du bonheur au travail, en l’examinant autrement que par le petit bout de la lorgnette du montant du SMIC et du nombre d’emplois perdus dans la 1ère circonscription de la Somme. Le petit bout de la lorgnette est important, aussi important que le gros bout, parce qu’on a besoin des deux pour y voir quelque chose, mais si on ne s’intéresse qu’au petit, on finit par croire qu’un poste perdu cela veut dire un poste délocalisé. Y a-t-il encore vraiment des gens à gauche pour croire qu’une usine française occupant 500 personnes délocalisée en Albanie, cela signifie 500 postes créés là-bas pour des Albanais ? Combien en reste-t-il parvenu là-bas ? Et combien en retrouverait-on ici si l’on décidait un beau jour de la rapatrier en France ?

Le travail change de nature, mais plus essentiellement, il disparaît, non plus seulement des usines du fait des robots, mais désormais également des bureaux du fait de l’IA, raison supplémentaire pour reposer la question de sa nécessité, de sa relation au bonheur, du rapport intime qu’il entretient avec la nature humaine. La gauche savait parler de ces questions autrefois et il n’y a jamais eu qu’elle d’ailleurs pour s’y intéresser : la place est vacante. Il y a suffisamment à repenser quant au travail aujourd’hui pour en faire un programme de gouvernement digne de ce nom et non seulement ça, mais aussi, mobilisateur.

Illustration par DALL·E à partir du texte

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79 réponses à “Pourquoi François Ruffin a tort de dire : « Un programme ? On s’en fout ! »

  1. Avatar de tata
    tata

    Il y aurait tellement de choses a dire sur le pertinence de ce billet et ce n’est pas vous faire plaisir mais par ce que cela me semble vrai.

    Cette question du nous/eux, cette facon de parler de personnes qu’on ne connait pas, qu’on ne rencontrera jamais puisqu’on ne connait rarement plus de 1000 personnes dans sa vie est essentielle.

    Je vais parler de questions autour de cette question centrale et de facon peu commune.
    Nous on a un programme (On est plusieurs) contrairement a Mr Ruffin.
    Mais on a un programme de propositions sociologiques.

    Je suis content car cela fait des annees que je critique Mr Ruffin que j’aimais bien avant qu’il soit elu depute.

    (1) UNE PENSEE QUE L’ON OUBLIE SOUVENT

    A-t-on besoin d’avoir beaucoup d’argent?
    Non, autrement on a des problemes en plus!

    Est-ce que c’est logique pour vous?
    Je proposerais une demonstration plus tard (3 lignes).

    (2) DEVINETTE:
    Est-ce que vous comprenez que tout le monde payent des impots (et beaucoup) en france, sauf les enfants?

    Indice:
    Comme les produits de premiere necessite ne sont pas biologique, ce ne sont pas des produits de premiere necessite puisqu’il contiennent de produits toxique en bien plus grande proportion et qu’il est illegale de tuer des personnes meme au bout de 30 ans et aleatoirement.

    (3) MUSIQUE:
    Voici une musique de Mozart datant de 1789 dont je parlerais plus tard.
    Je connais a peu pres 1/3 de Mozart, ce qui est enorme si vous connaissez mal.
    Je l’ai ecoute des milliers d’heures: cela a fait partie d’un combat acharne que j’expliquerais aussi plus tard.
    Voila l’unique version de K581 (Portal, Pasquier, Daugareil, Pidoux, Pennetier) que je conseille d’ecouter (les autres posent des problemes):
    https://www.youtube.com/watch?v=XE1EJVIAdr4&ab_channel=taataaattaataaat

    1. Avatar de tata
      tata

      (1)
      A-t-on besoin d’avoir beaucoup d’argent?

      Il faut avoir l’argent dont on a besoin: c’est quasiment tautologique.
      Si on a de l’argent dont on n’a pas besoin, cet argent ne nous sert pas,
      donc on se retrouve a s’occuper de choses pour rien: c’est une contrainte.

      (2)
      C’est 1/5 environ de nos achats de l’ordre de 20%: la TVA.
      Si nos revenus ne servent jamais a acheter quelque chose peut-on dire que c’est de l’argent?

  2. Avatar de Vincent Rey
    Vincent Rey

    Sur le fond de l’article, sur la non reciprocité du « nous » de la part d’une partie de la population, il me semble que la question religieuse n’est pas le seul terrot sur lequel pousse la haine.

    L’exclusion économique (et sociale) que produit peu à peu la révolution technologique engagée dans les années 80, amplifiée par le rengeeneering (rationalisation des tâches dans l’entreprise), puis par la robotisation dans les usines, puis par les délocalisations, et enfin par l’IA pour finir le tableau, tout cela produit peu à peu un isolement des individus propice à la formations de haines de toutes sortes :

    haine de la police, haine du gang d’en face, haine du patron, haine de l’arabe, haine du jeune, haine du locataire, haine du propriétaire, haine de ceux qui emploient des mots anglais, haine de ceux qui se moquent de l’orthographe, etc etc.

    Le « nous » se désintègre de toutes part, la religion me semble loin d’en être le seul facteur ou même le facteur principal. Il fait place à des communautés de toutes sortes, cristallisant autour de haines spécialisées, comme par exemple celle des INCEL aux usa.

    findutravail.net

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