Allégorie par DALL·E (+ PJ)
Ce billet a été inspiré par les échanges lus sur le fil de discussion du billet L’Outre-Quiévrain s’interroge : pourquoi tant d’affolement sur du pas-grand-chose ?
Sachant que la Belgique est la championne du monde toutes catégories en matière de gouvernements en affaires courantes, il peut être tentant de comparer les situations belge et française pour tenter de voir comment les choses peuvent évoluer en France.
Cependant, une série d’éléments doivent inciter à la prudence pour ne pas faire d’analyse et tirer des conclusions trop hâtives.
Premier élément : à la différence de la France, en Belgique, c’est le scrutin proportionnel plurinominal qui prévaut (loi D’Hondt). Les résultats des élections belges ne peuvent par conséquent pas être comparés aux résultats des élections françaises. En outre, les comportements des deux électorats (*) ne peuvent pas être simplement étudiés sur cette base. Pour cela, il faudrait que la France passe au même type de scrutin que nous (sachant que l’inverse, à savoir un système de scrutin majoritaire à deux tours, accompagné de l’élection d’un « sauveur tout puissant » au suffrage universel, n’est pas du tout souhaité).
(*) sans compter, en Belgique, les différences très importantes entre l’électorat wallon et flamand (à ce sujet, lire les analyses disponibles sur la toile, le sujet est bien trop touffu pour être détaillé ici).
Second élément : le système politique belge est une particratie réelle. C’est auprès des présidents de partis politiques (**) que réside le pouvoir, tant lors des phases de formation de gouvernement, que lors de la mandature du gouvernement une fois formé, lorsque, inévitablement, des conflits surgissent, malgré l’accord de gouvernement signé par tous les membres de la coalition : les présidents de parti (**) peuvent « tirer la prise » et faire tomber un gouvernement, ou au contraire décider de passer outre le conflit et de faire « rester » leur parti au gouvernement.
(**) sous le contrôle de leurs instances telles que le prévoient leurs différents statuts.
L’échiquier politique belge peut, effectivement mais superficiellement, sembler proche de l’échiquier politique français. Mais il existe plusieurs différences fondamentales :
- Tous les partis politiques belges savent et ont, codée dans leur ADN, la conscience profonde qu’une fois les résultats des urnes connus, il va falloir trouver une coalition pour avoir la majorité et gouverner (simple ou des 2/3 selon les éléments qui feront partie de l’accord de gouvernement). Tous savent donc qu’il faudra négocier, et dégager un ACCORD, un COMPROMIS qui soit ACCEPTABLE pour chacun des membres de la future coalition. Cela exclut donc d’emblée toute illusion de « pureté ». Aucun parti n’imagine pouvoir gouverner seul, sans partage, et pouvoir appliquer tout, et rien que, son programme.
- La personne à la manœuvre pendant tout le processus de formation, c’est le roi (la prochaine sera une reine) des belges. Le/la souverain/e est réputé/e politiquement neutre, mais bien sûr, l’unité du pays, ainsi que le refus de l’extrême-droite sont des éléments intrinsèques qui influent sur les actions royales lors du processus. Il/elle n’est donc en aucun cas issu d’un parti/mouvement politique (passons la proximité passée, affichée avec l’église catholique, les petits jeux de Baudouin Ier [° note PJ] lors du vote de la loi dépénalisant l’avortement ayant permis d’au moins déraciner ce lien insupportable).
- Après avoir reçu TOUS les présidents de parti (sans aucune exclusive, donc le PTB et le Vlaams Belang inclus) le roi nomme :
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- Un informateur, le plus souvent le président du parti qui a « gagné » les élections (nous ne parlons bien entendu pas de majorité ici, mais du parti/de la famille politique qui a réalisé le meilleur score ou la meilleure progression), pour un premier tour de piste servant à identifier les coalitions possibles.
Cet informateur entame des consultations avec TOUS LES PARTIS, et fait régulièrement rapport de sa mission au roi, qui peut à tout moment le démettre pour en nommer un autre, ou passer à l’étape suivante du processus.
Si aucune solution ne se fait jour, l’informateur remet sa démission au roi, qui en nommera un autre. - Si les choses sont suffisamment claires, le roi nomme alors un formateur qui aura pour mission de négocier un accord de gouvernement avec les partenaires de la coalition pressentie. Là aussi, ce formateur fait régulièrement rapport de sa mission au roi.
- Un informateur, le plus souvent le président du parti qui a « gagné » les élections (nous ne parlons bien entendu pas de majorité ici, mais du parti/de la famille politique qui a réalisé le meilleur score ou la meilleure progression), pour un premier tour de piste servant à identifier les coalitions possibles.
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- S’il réussit sa mission, le formateur deviendra normalement le Premier ministre, chef du gouvernement.
- S’il échoue, le remet sa démission au roi, qui nommera alors un explorateur/démineur, avec pour mission de recommencer la phase exploratoire.
- Si les choses ne sont pas suffisamment claires (un accord se dessine, mais il peut encore échouer, et on ne souhaite pas « griller » le formateur-futur Premier ministre), un pré-formateur, qui aura du temps pour finaliser les choses entre les différents partenaires pressentis, et assurer qu’il n’y ait pas d’échec lors de la formation de gouvernement proprement dite. Le roi pourra ensuite nommer à nouveau un formateur (le même que le précédent dans ce cas de figure).
Un tel processus prend toujours du temps, n’en déplaise aux rodomontades des uns ou des autres. Et ce n’est pas ça qui va défriser ou déranger les citoyens belges. Nous avons pour la plupart coutume de dire que nous n’avons jamais été aussi bien gouvernés que sous des gouvernements en affaires courantes, cadenassés par la règle dérivée de la jurisprudence du Conseil d’Etat (juridiction administrative suprême). Cette règle relève de l’ordre public, ce qui implique que si le gouvernement en affaires courantes prend une décision, sous quelque forme que ce soit, qui sort du cadre des affaires courantes, elle est illégale.
Les affaires courantes recouvrent trois types de décisions :
- les affaires de gestion journalière, c’est-à-dire celles dont le règlement n’implique pas de décision quant à la ligne politique à suivre ;
- les affaires en cours, c’est-à-dire celles à propos desquelles la décision constitue l’aboutissement de procédures entamées avant la dissolution du Parlement et la démission du Gouvernement ;
- les affaires urgentes, c’est-à-dire celles pour lesquelles un retard dans leur solution serait générateur de dommages et de nuisances pour la collectivité ou contreviendrait au droit international.
La plupart du temps, les contestations de la marge de manœuvre d’un gouvernement en affaires courantes interviennent dans le cas de figure d’affaires « en cours ». Voici comment le Conseil d’Etat a tranché et fixé la règle dans ce cas (arrêt n°259.078) :
Les décisions dont l’application donne lieu à des choix politiques importants, c’est à dire celles : « qui impliquent des options dont l’importance sur le plan de la politique générale est par essence telle que ces affaires ne pourraient être décidées que par un gouvernement qui a l’appui du parlement et qui risque de perdre cet appui en raison de la décision qu’il a prise» sortent du cadre des affaires courantes et sont donc illégales, à savoir nulles et non avenues.
Il est donc interdit à un gouvernement belge en affaires courantes, par exemple, de passer des lois ou de décréter et mettre en œuvre des mesures d’austérité.
Quant à la question de savoir si des gouvernements de coalition successifs et parfois complexes (la Vivaldi comportait une coalition de 7 partis politiques flamands et francophones) ont eu pour seul effet de renforcer les extrêmes-droites flamandes et wallonnes, la réponse doit absolument être nuancée. Même si on ne peut pas nier qu’il peut y avoir une fatigue électorale et/ou un climat de colère suite aux différentes crises qui se sont récemment succédées dans le monde et ont touché notre plat pays, qui ont contribué à renforcer une droite radicale nationaliste et une extrême-droite flamandes, la réalité est infiniment plus complexe :
- En Flandre, le Vlaams Belang (extrême-droite classique, masculiniste, raciste, homophobe, islamophobe, flamingante, nostalgique de la collaboration lors de la 2ème guerre mondiale, etc.) a certes grandi au fil des ans (mais les élections de juin 2024 donnèrent l’inverse de ce que les sondages avaient annoncé, à savoir un raz-de-marée en leur faveur), mais, ces dernières années, en siphonnant des voix de la NVA (droite radicale néo-libérale, ultra-nationaliste flamingante).
À elles deux, ces deux forces politiques pèsent chaque fois plus lourd, et sont TRÈS proches de la majorité absolue en Flandre. C’est une tendance lourde, qui est en marche depuis plus de vingt ans, et en aucun cas une conséquence de la Vivaldi.
C’est l’histoire du pays qui explique cela en partie, et aussi l’épuisement des forces « centristes » flamandes qui ont dominé le pays pendant des décennies, sans parler de l’échec d’un « PS » flamand qui n’a eu de cesse de renier son identité de gauche au point de devenir un gloubi-boulga illisible, porté uniquement par son président Conner Rousseau, dont la seule qualité a été d’être adepte des réseaux sociaux et de faire « jeune et beau », avec des slogans et des postures primaires bien loin des combats sociaux pour répondre aux préoccupations des gens.
- En Wallonie, l’extrême-droite n’existe pour ainsi dire pas : elle est tenue à un rôle de clown grotesque, incarnée par des personnages aussi hauts en couleurs que ridicules, et si bas de plafond que l’illusion n’a aucune chance de capturer grand chose dans ses filets.
Si la Wallonie n’a jamais prêté l’oreille aux sirènes et invitation à la haine de l’extrême-droite, cela s’explique par :
-
- historiquement, le tissu social patiemment déployé par les syndicats (FGTB), le PS (ne surtout pas confondre le PS wallon et le PS français, qui sont sur des lignes TRÈS différentes) et les mutualités socialistes – ce qui est connu sous le nom de l’action commune)
- et, ces derniers temps, en grande partie grâce au PTB, et à Raoul Hedebouw, sa formidable figure de proue (un Liégeois, c’est un gage de qualité 😉 ).
Au vu de la situation de blocage en France, on pourrait être tenté de se dire qu’en Belgique aussi, cela se passerait mal, en se référant au fait que le « MR » (souvent considéré comme un équivalent du parti d’Emmanuel Macron), et le « PTB » (parti des travailleurs de Belgique, souvent considéré comme un équivalent à LFI en France) sont tout aussi incompatibles et qu’il leur serait impossible de trouver un accord de coalition.
Il est tout à fait exact de dire que le PTB n’accepterait jamais de gouverner avec le MR (et inversement)… mais c’est un peu court comme réponse. La réalité, regrettable, car cela permettrait au PTB d’obtenir une réelle légitimité, c’est que le PTB n’accepte de gouverner avec personne.
Au niveau communal par exemple, ils ont eu l’occasion en or de « monter au pouvoir » dans l’une des grandes agglomérations de la région liégeoise, à Herstal la rouge. Ils étaient en position dominante, car les électeurs leur avaient fait confiance, pour sceller une coalition de gauche « pure », PS et PTB. Bien sûr, le PS ne les attendait pas avec un beau bouquet de roses sans épines, mais ça c’est tout à fait normal. Et le PTB a refusé de se frotter au pouvoir. Malheureusement le même scénario s’est répété à chaque fois : plutôt que de monter aux barricades et d’assumer le pouvoir, le PTB a reculé partout où il a eu cette possibilité. Cela a logiquement nui à leur crédibilité, car l’argument de la « pureté » idéologique ne présente aucun intérêt pour les gens, et est perçu comme un prétexte pour refuser la difficulté. Car exercer le pouvoir abîme, et effectivement, ronge toute illusion de « pureté » (terme par ailleurs plus que dangereux).
Cette attitude, ainsi que les erreurs fondamentales commises par les écologistes et les socialistes lors de la dernière législature (entre autres lors de la crise énergétique, mais aussi par certaines déclarations moralisatrices mais idiotes au début de la crise du COVID, par exemple), nous ont « offert » le basculement à droite et les horreurs de coalitions de gouvernement qui nous attendent, aujourd’hui en Wallonie (c’est fait), et au fédéral (c’est en bonne voie, malgré les éléments de théâtralisation ne servant qu’à postposer la signature d’un accord de gouvernement au lendemain des élections communales du 13 octobre).
Quant au MR, ancien parti « libéral » au sens quasi anglo-saxon du terme, il a glissé vers le néolibéralisme, puis, sous la houlette de son président actuel Georges-Louis Bouchez, ultra-populiste sans foi ni loi à la Donald Trump, la glissade s’est accélérée en prenant le virage du conservatisme décomplexé et de l’usage ad libitum ad nauseam du bouc émissaire et de la victimisation permanente (tactique utilisée à l’envi par tous les partis d’extrême-droite, ainsi que ce geignard de Trump). Lors de la mandature Vivaldi, ce même parti (MR) a même réussi à dégoûter son parti frère flamand (Open VLD) avec sa posture du « dedans/dehors », Georges-Louis Bouchez se répandant sur tous les médias possibles comme s’il se trouvait dans l’opposition, et comme s’il n’avait pas signé d’accord de gouvernement. Sur ce point, sa posture se rapprocherait d’ailleurs plutôt de la « pureté » prêchée par le PTB.
En conclusion à ce long billet (mes excuses les plus plates pour le temps de cerveau disponible dépensé par les lecteurs téméraires qui sont arrivés jusqu’ici 😉) :
à la question « Est-ce de ce système belge que nous, Français, voulons ? », si vous êtes tentés de répondre, en tant que sympathisants ou militants de gauche : Non, surtout non », permettez-moi de vous retourner cette question et sa réponse : est-ce qu’en Belgique, les gens de gauche souhaitent la situation française ? Personnellement non, surtout non.
Notre système est certes plus qu’imparfait, mais il ne nous a jamais placés dans la situation anti-démocratique dans laquelle vous vous trouvez, à la merci d’un président que vos institutions ont placé au-dessus de tout, sur un piédestal en réalité inattaquable, juge et partie, arbitre totalement subjectif qui dispose d’un pouvoir quasi absolu qui lui permet, dans les faits, de suspendre sine die le fonctionnement démocratique normal.
P.S. : pour les curieux qui voudraient savoir comment, concrètement, la formation d’un gouvernement est en cours en Belgique à la suite des élections législatives fédérales et régionales du 9 juin 2024, je vous renvoie vers l’un des commentaires déjà émis sur le blog avec les dates et acteurs clés actuels.
° note PJ : vite fait, en raison de ses scrupules, le roi abdique le temps que la loi soit votée.
Allégorie par DALL·E (+ PJ)
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