« Allez-y, vous serez ma voix ». C’est avec ces mots d’une confiance folle (mais justifiée) qu’André Breton avait demandé en 1966 à Annie Le Brun de se rendre au colloque de Cerisy consacré au surréalisme auquel Breton, de santé faiblissante et n’ayant aucun goût pour ce genre de rassemblement, ne se rendit pas, bien qu’il fût organisé par son ami Ferdinand Alquié, auteur de Philosophie du surréalisme. La disparition aussi inattendue que brutale de celle qu’on présente trop hâtivement comme « la dernière des surréalistes » va laisser un vide : elle savait décrypter le monde, ses horreurs, ses aliénations, ses trahisons qu’elle s’obstinait à dénoncer sans relâche comme elle s’obstinait à célébrer aussi bien ses richesses et ses beautés les plus évidentes que les plus insoupçonnées.
On permettra à l’ami que je fus pour elle et qu’elle fut pour moi et mon épouse Guylaine (elle n’appelait que « la Belle ») de lui rendre un hommage subjectif. Qu’il se recoupe avec des témoignages plus historiques inspirés d’une œuvre protéiforme et d’envergure ne pourra qu’accroître la dimension de ce qu’Annie nous a donné. J’eus personnellement la chance d’être invité par Breton à m’asseoir parmi les surréalistes réunis quotidiennement à La Promenade de Vénus, un café au cœur des Halles à Paris. D’emblée son visage me frappa : il était d’une autre époque. Menue, presque tapie parmi ces hommes et ses femmes qui entendaient ne pas se laisser envahir par le trop de réalité environnant, Annie ne parlait qu’à bon escient et avec une radicalité dont elle ne se départit jamais. Car l’exceptionnel avec ce brin de femme, c’est la coexistence, l’alliance, l’intrication de la pensée discursive et de la poésie. J’ouvre, au hasard, Si rien avait une forme, ce serait cela et je lis : « […] trois enfants errants cherchent à entendre le bruit d’un train. Et soudain, il est là ce train, gris, interminable, bringuebalant. A peine a-t-on le temps de le voir arriver qu’on est à l’intérieur, où semble entassée toute la misère du monde : avidité de survie, désirs d’infime portée, chance ignorée, inattention fatale ». Penseur de haut vol auquel on ne se confrontait pas sans risques (l’auteur de Vagit’prop connaissait trop les pouvoirs de sa langue pour la soumettre au joug de la “genrification”), Annie Le Brun gardait au plus fort de ses réflexions une part d’enfance qu’elle n’oublia jamais. Elle dont l’appartement était un entassement de siècles et de livres gardait toute sa dévotion pour les “pop up” s’ouvrant sur des enchantements féériques. D’ailleurs, son mot leitmotiv, qu’elle répète à satiété dans ses textes, c’est le mot “sensible”, qui se de divise en sens-cible (elle co-organisa avec Gilbert Titeux une exposition sur les cibles en 2012-2013, au Musée de la chasse et de la nature à Paris). Parce que le cœur, chez elle, dirige ses doigts sur le clavier comme dans ses envois ou ses lettres qui s’achevaient toujours par la formule « De tout cœur » dont on ne pouvait douter la totale sincérité. Annie avait aussi le génie des titres frappeurs. J’en cite quelques-uns : Soudain un bloc d’abîme, Sade, ou Vingt mille lieux sous les mots (sur Raymond Roussel, qui se prosternait au seul nom de Jules Verne) dont l’écriture la fit rencontrer Michel Leiris (cf. Roussel & Co.), Du trop de réalité (détournement d’Introduction au discours sur le peu de réalité d’André Breton). Et je n’aurais garde d’oublier Et je n’aurais garde d’oublier Les châteaux de la subversion (1982, Annie y est déjà tout entière), Alfred Jarry et prioritairement son Surmâle, non plus que son Faustroll. Mais n’allez pas croire qu’Annie Le Brun se cantonnait à ses héros. Elle fit découvrir, parmi d’autres, Stéphane Audeguy et sa Théorie des nuages, elle qui ne craignit pas de dénoncer la supercherie de la “french theory” qui accapara et accabla tant de cerveaux. Et pour donner la dimension physique de sa pensée (« pas d’idées sans corps, pas de corps sans idées », affirmait-elle), Annie Le Brun se lança dans le commissariat de spectaculaires expositions : “Petits et grands théâtres du marquis de Sade” au Paris Art Center en 1989 en passant par “Les arcs-en-ciel du noir : Victor Hugo” (2012), “L’ange du bizarre” sur le romantisme noir de tous les temps (2013), “Sade, attaquer le soleil” (2014) , “Radovan Ivsic et la forêt insoumise” (au Musée d’art contemporain de Zagreb, 2015) sans oublier la somptueuse et récente “Toyen, l’écart absolu” (au Musée d’art moderne de Paris, 2022). Car, hormis André Breton, trois personnages sont indissociables de la vie et de la pensée d’Annie : Jean Benoît, à qui elle consacra une indispensable monographie (Filipacchi, 1996), Toyen, et Radovan Ivsic qui fut l’amour absolu de sa vie. Une anecdote, pour finir : en 1999, Daniel Filipacchi nous invita au musée Guggenheim de New York, ma femme Guylaine et moi, à une exposition mirifique : “Surrealism : two private eyes”. Un dîner conclut ce vernissage comme je n’en connus pas d’autre. Malin et connaisseur, Filipacchi nous avait placé à la table d’Annie et de Radovan !
* Né en 1945, à Chaumont (Haute-Marne), François-René Simon prend contact avec André Breton en 1965 et publie ses premiers poèmes dans la revue surréaliste L’Archibras et publie Pari Mutuel chez Fata Morgana en 1970. Egalement journaliste à Jazz Magazine et à Muziq, on lui doit de nombreux textes sur ses amis surréalistes, comme Jorge Camacho, ou aux marges du mouvement, à l’instar de son édition de Je suis parfois cet homme de Stanislas Rodanski chez Gallimard en 2013. Paraîtra prochainement, son autobiographie (depuis 1713, année fétiche d’André Breton et transcription chiffrée de ses initiales) avec pour titre : Cette ortie folle… aux éditions des Cendres.
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