Illustration par DALL·E à partir du texte
Paul,
Je fais partie comme toi des gens qui « prennent au sérieux l’IA », contrairement à beaucoup de philosophes et d’intellectuels de notre époque, manifestement ! C’est logique puisque je suis moniste, matérialiste et émergentiste (à ce stade de ma vie 😉 . A priori, rien n’empêche l’émergence de formes d’intelligence non humaines. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. L’humain n’est en rien « hors des lois de l’Univers » même s’il est unique dans le degré général de ses capacités, sur Terre (il est cependant dépassé par des espèces dans des capacités singulières, nombreuses d’ailleurs).
Voici mon expérience récente de l’IA.
Je donne des cours de philosophie à des élèves adultes en promotion sociale « bachelier éducateur » à Charleroi.
J’ai utilisé ChatGPT pour produire disons 50% des supports de présentation de mon cours. Je m’y connais en philo, sans être un expert, et donc j’ai pu vérifier la qualité de ces supports.
Tous mes élèves ont manifestement utilisé ChatGPT pour produire les travaux individuels que je leur ai demandés (choisir un philosophe, me donner sa biographie, citer 5 enjeux de son époque, citer 5 grands concepts conçus par ce philosophe et les courants philosophiques auxquels il se rattache).
Ces travaux sont d’excellente qualité (évidemment…). Ils ont dû les présenter en classe. Quelques-uns ont fait une présentation synthétique, la plupart ont lu des parties entières du texte pondu par ChatGPT.
Donc je mesure de première main l’enjeu « éducatif » de l’IA mais plus largement, l’enjeu existentiel humain, où notre cerveau, notre intelligence, notre rapport à la connaissance et l’apprentissage tout au long d’une vie nous définissaient jusqu’à présent.
Mon sentiment est que mes élèves ont appris quelque chose durant mon cours.
Mais j’ignore s’ils auraient appris autant, plus ou moins, sans ChatGPT.
Il y a comme un vertige à songer que les humains deviennent symboliquement inutiles. J’aurais pu laisser ChatGPT discuter avec lui-même, produire les supports de présentation, donner cours à ma place à des élèves-bots, et laisser ces bots produire des travaux et répondre aux questions d’examen.
Nous les humains, enseignant et élèves, paraissons de plus en plus inutiles dans cette configuration.
Sommes-nous obsolètes ?
Il y a quand même un souci à la fin : pour interagir avec l’IA, il faut quelque part encore pouvoir réceptionner les paquets d’information qu’elles a produits (théorie de la communication), donc être capable de les comprendre. Qui pourrait comprendre un travail de philo réalisé par ChatGPT s’il ne savait pas lire et raisonner un minimum ?
Tout nous ramène au sens de l’Existence.
Paradoxalement, on est pris dans le dilemme suivant : soit nous sommes obsolètes et devons laisser le champ libre à l’IA pour nous succéder (si elle en est écologiquement capable, gros bémol), soit il faut admettre une conception éthique et métaphysique HORIZONTALE des êtres existants : les humains, les autres êtres vivants non humains ET les entités artificielles (artificielle étant une différenciation arbitraire si tout est « nature » comme le suggère Spinoza) ont autant de valeur a priori, peu importe leurs capacités.
Dans la seconde alternative, toute existence est digne d’être vécue, qu’on soit fourmi, hamster, chien, chimpanzé, humain, humain handicapé mental, IA ou super-IA.
L’IA, comme Nietzsche, Darwin, Marx ou Freud, est un fait un grand philosophe du soupçon. Elle détruit une évidence que nous avions sur nous-mêmes, un des derniers lambeaux de ce que nous pensions l’essence de l’Humanité.
Ce n’est pas la première fois que cela arrive. L’homo sapiens a pu avoir le même rapport avec l’homo neanderthalensis (certains imaginent qu’il aurait pu être plus malin que nous sous certains rapports). Et nous l’avons encore vis-à-vis du chimpanzé.
Mais l’IA vient détruire massivement tant d’illusions résiduelles : l’intelligence générale, l’intelligence créative, la capacité à problématiser en philosophie (n’en déplaise à un certain philosophe !), la capacité à produire des réflexions plus vite que l’éclair, la capacité à créer des oeuvres d’art (dans tous les arts), la capacité à ne pas flancher dans les conséquences d’un raisonnement, etc.
Que reste-il alors aujourd’hui de l’Humain ?
Comment pouvons-nous nous expliquer à nous-mêmes que nous avons encore le droit d’exister dignement, que nous ne sommes pas sans valeur, et comment pouvons-nous cohabiter avec l’IA, qui est au fond, la création issue du cerveau génial d’une petite minorité d’entre nous au cours de l’histoire ?
Illustration par DALL·E à partir du texte
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