La Tribune – Autopsie du livre de Michael Lewis sur la chute de FTX et de l’ex-star des cryptos Sam Bankman-Fried – 1ère partie

Autopsie du livre de Michael Lewis sur la chute de FTX et de l’ex-star des cryptos Sam Bankman-Fried

OPINION (PREMIÈRE PARTIE). L’anthropologue et spécialiste en finance Paul Jorion, connu comme ayant été l’un des premiers à prédire la crise des subprimes aux Etats-Unis, livre pour La Tribune une analyse critique détaillée du dernier livre de Michael Lewis, ancien trader et auteur de best-sellers sur la finance, sur la (courte) carrière de Sam Bankman-Fried, fondateur de la plateforme d’échange FTX et qui voulut être le roi des cryptos-actifs. Il relève notamment ce que Lewis comprend des mécanismes de cette folle aventure, mais aussi ce qui lui échappe, tout comme d’ailleurs à Sam Bankman-Fried lui-même. Dans son nouveau livre, « L’avènement de la Singularité », publié chez Textuel, Paul Jorion se penche sur les implications de l’Intelligence artificielle pour l’humanité.

Paul Jorion

30 Mai 2024, 17:17

Paul Jorion. Dernier ouvrage paru : L'avènement de la Singularité (l'humain ébranlé par l'interlligence artificielle). EditionsTextuel (2024).
Paul Jorion. Dernier ouvrage paru : L’avènement de la Singularité (l’humain ébranlé par l’interlligence artificielle). Editions Textuel (2024). (Crédits : DR)

Dans Going Infinite (1), Michael Lewis, qui nous a proposé ces années récentes certains des meilleurs comptes-rendus d’événements-phares de l’actualité financière, nous relate les tribulations de Sam Bankman-Fried, né en 1992, un magnat du marché des « jetons commercialisables » pour employer l’expression utilisée à leur effet par les régulateurs américains, pompeusement rebaptisés de « cryptomonnaies » par les autres, professionnels comme amateurs. La carrière de Bankman-Fried fut brève : fondateur en mai 2019 de la bourse crypto FTX, il fut condamné en mars dernier à 25 ans de prison aux État-Unis dans le sillage de sa banqueroute frauduleuse en novembre 2022.

Depuis Liar’s Poker (1989) : « poker menteur », son premier succès de librairie, où il faisait le récit de ses propres aventures quand il était courtier en obligations chez Salomon Brothers, chacun des ouvrages de Lewis se lit avec avidité tant les rebondissements foisonnent, tant l’information est complète et savamment expliquée tout en ménageant le profane avec un grand sens de la pédagogie. Ces livres sont à ce point lisibles que d’excellents films en sont tirés, comme ce fut le cas par exemple en 2015 avec The Big Short, produit par Brad Pitt à partir du livre du même titre, lequel avait paru lui en 2010.

Lewis s’était mis à fréquenter Bankman-Fried peu de temps avant la chute brutale de celui-ci. On imagine que l’habile conteur avait contacté le jeune prodige dans la perspective d’écrire un livre sur celui qui fut, lors de son passage au zénith, non seulement la coqueluche de simili marchés financiers, mais aussi, si l’on en croit certains clichés, l’ami très cher de Bill Clinton et de Tony Blair. Il faut dire que la super-star était à l’époque l’homme qui mentionnait le rachat de Goldman Sachs comme une opération de l’ordre du possible.

Château déserté

La faillite de FTX prit Michael Lewis de court et certaines des pages les plus délectables de Going Infinite sont celles où, pendant quelques journées interminables car oisives, il hante en compagnie du météore écrasé au sol les locaux de la firme désertés par un personnel ayant prudemment pris la fuite. Bankman-Fried avait en effet fait construire aux Bahamas un palace qui abriterait les activités de son château de cartes financier et logerait, dans un décor de pays de Cocagne, son cercle rapproché de collaborateurs dont une proportion importante l’avait suivi de Hong-Kong où sa firme avait lancé ses premières opérations, ce que trahit d’ailleurs la part importante de noms asiatiques parmi eux.

Dans la suite échevelée d’événements dramatiques ponctuant la courte carrière de Bankman-Fried, Lewis comprend très bien le mécanisme de certains d’entre eux, alors que celui d’autres lui échappe complètement. Fait remarquable pour le lecteur, ce que ce fin connaisseur de la finance ne comprend pas, c’est aussi ce que le sujet-objet de son livre, Sam Bankman-Fried lui-même, n’a pas non plus compris. D’où une certaine déconvenue du lecteur au moment de refermer le livre : Lewis était en quête d’une explication, qu’il n’a pas trouvée : « Où sont passés une part importante des sous ? », question qui ne devrait pas être posée dans ces termes.

Nous reviendrons sur ce qui a échappé à Michael Lewis, mais commençons par ce qu’il a fort bien saisi.

Le cœur de la motivation de Sam Bankman Fried a été sa conversion à une doctrine spécifique portant le nom d’altruisme efficace, ou « effectif » : effective altruism, dont il s’était convaincu de la justesse. Cette philosophie, à l’origine d’un véritable mouvement, affirme, dans la ligne d’un raisonnement typiquement utilitariste, que le but dans la vie doit être de maximiser le bien autour de soi, un objectif pour lequel le moyen le plus pratique de le réaliser n’est autre que l’argent. Il convient donc pour les adeptes du mouvement de collecter de l’argent en quantités les plus vastes possibles pour le redistribuer là où il sera susceptible d’occasionner le plus grand bien.

Quête de l’argent

Or, quel est l’endroit idéal pour obtenir de l’argent ? La finance, bien entendu. D’abord parce que de l’argent s’y trouve en quantités considérables et que collecter même une fraction infime de celui qui passe par là permet déjà de rassembler des sommes colossales. Souvenons-nous du bonus que réclamait Jérôme Kerviel, les 600.000 euros auxquels il estimait avoir droit, représentaient 4 points de base de la somme dont il affirmait qu’il l’avait fait gagner à sa banque, c’est-à-dire 4 centièmes d’un pour cent de la somme.

Ensuite, parce que le monde de la finance est le lieu où se rassemblent, en plus de spécialistes aguerris, une multitude d’agents attirés par l’appât du gain mais essentiellement candides et donc maladroits. Aux yeux des adeptes de l’altruisme efficace, l’argent facile est une sorte de don de Dieu : des sommes que les gens intelligents sont autorisés à soustraire sans trop d’états d’âme aux naïfs, lesquels devraient savoir mieux, parce que, dans leur très grande sagesse, ils savent comment les allouer au mieux en vue du plus grand bien.

C’est donc par un processus de déduction extrêmement simple que Bankman-Fried détermina qu’il devait faire carrière dans la finance. Mais il tint à optimiser encore son calcul. Ce qui lui permit de le faire sans difficulté est l’existence d’un secteur qui, sans être véritablement la finance, ressemble à la finance, tout en présentant encore quelques avantages supplémentaires : que des pratiques interdites dans le monde financier ayant pignon sur rue puissent y être pratiquées sans entrave et que ses acteurs soient, ou bien encore moins sophistiqués que sur le marché réglementé, ou bien présentent un profil tel qu’ils n’iront en aucun cas se plaindre à la police. Le tout débouchant sur des gains encore plus substantiels.

Et donc Sam Bankman-Fried, enfant prodige de la théorie mathématique des jeux et par conséquent très loin d’être un imbécile, comprit que le marché des cryptomonnaies serait un endroit où une petite bande de jeunes gens déterminés ayant une bonne compréhension de la façon dont « ça marche en réalité la finance », pourraient collecter des sommes d’argent tout à fait faramineuses. Il comprit qu’existait là un lieu où une maximisation des revenus était possible en raison justement de l’absence d’une compréhension même basique des mécanismes financiers par la majorité des intervenants.

Lewis écrit que :

« … chaque jour c’était un montant d’environ un milliard de dollars en valeur de cryptos qui était échangé sur les marchés, sur un mode à ce point primitif qu’on aurait pu penser que le trading à haute fréquence n’avait pas même été inventé. Sam avait fait un calcul rapide : s’il pouvait capter 5% du marché entier […] il pouvait se faire un million de dollars par jour, ou davantage » (p. 75).

« Dumb-money » (monnaie stupide)

Sam Bankman Fried débute effectivement sa carrière dans le monde de la finance réglementée chez le market-maker Jane Street, avant de se diriger à partir de là vers l’endroit où les activités de certains des acteurs étant illicites, leur objectif accessoire, en plus de faire de l’argent, est, quand il s’agit de la pègre, de cacher aux yeux des gouvernements les revenus qu’elles produisent, ou quand il s’agit d’états pirates et autres, de dissimuler la part de leurs activités qui est condamnée par le droit international, et où certains autres acteurs sont qualifiés de dumb-money, la monnaie stupide, une population particulière, disposée à croire qu’il est effectivement possible de réaliser des gains de 500 % sur des investissements, et que l’on appâte à l’aide de la proposition alléchante que les opérations qui seront faites ne seront pas soumises à l’impôt.

Et quand j’évoque des gains de 500%, il ne s’agit pas là d’une caricature : une publicité que vous avez peut-être d’ailleurs entraperçue posait il y a quelques années cette question essentielle : « +500% d’intérêts en un an : Comment Vérifier Immédiatement votre Éligibilité au Bitcoin ? ». Un test très simple vous permettait d’ailleurs de savoir « en 30 secondes » si votre candidature à cette apothéose personnelle que serait votre accession aux marchés des cryptos était acceptée. Marchés suffisamment sélects pour provoquer en vous l’appréhension mais pas trop sélects cependant puisqu’il s’avérait que « plus de 7 Français sur 10 » étaient qualifiés. L’accès de la majorité ne lui était donc pas barré à ces lieux enchantés où l’on obtient « des rendements, non pas, Messieurs-Dames, de 5 %, ni non plus de 50 %, mais des rendements – oui, vous m’avez bien entendu ! – de 500%, pas moins ! ».

Zone de non-droit

Les motivations de ces intervenants sur le marché des cryptos sont en effet assez rudimentaires : se faire de l’argent à la tonne sans s’acquitter de la cote-part revenant habituellement au fisc. Ces personnes aux joies simples viennent cependant braconner à leur corps défendant sur les terres de personnalités plus troubles qui s’y trouvent déjà embusquées.

Il y a là en effet, composant un arrière-plan constant et offrant les raisons qui ont encouragé les états à intervenir pour prohiber ces activités, toutes les pègres du monde, toutes les caisses noires des États plus ou moins pirates, ayant trouvé à cet endroit une zone de moins-disant juridique propice à leurs pratiques interlopes, si bien qu’ils recourent à ce marché non-lisible sur les écrans-radar pour faire circuler des sommes grâce à leur transformation, en entrée d’abord, en sortie ensuite, en cryptomonnaies exposées à tous les piratages possibles du fait qu’il s’agit là d’une zone de non-droit.

M. Changpeng Zhao, patron de Binance, une bourse spécialisée dans les cryptomonnaies, était à une époque le principal concurrent de Sam Bankman-Fried. Il joua d’ailleurs un rôle extrêmement actif dans la chute de celui-ci, en laissant entendre qu’il sortirait d’affaire FTX, après l’avoir préalablement enfoncée par une vente massive de ses jetons appelés FTT. M. Zhao a été condamné aux États-Unis à quatre mois de prison en avril de cette année, non pour avoir fait commerce de cryptomonnaies, mais pour avoir permis que ces jetons commercialisables servent justement de support à des transferts de fonds contournant des interdictions, soit pour des organisations désignées comme terroristes, en particulier Al Qaïda et Hamas, soit pour des états que d’autres états qualifient de « pirates », comme l’Iran ou la Russie.

Autre dimension du marché des jetons commercialisables, qu’en l’absence de toute surveillance systématique, des activités interdites sur les marchés réglementés y prospèrent. Dans le cas des cryptomonnaies, cette absence de cadre constitué des justices nationales, fait qu’y sont réapparues sur un mode spontané l’ensemble des pratiques qui ont été interdites ou en tout cas strictement réglementées en raison de leur caractère scandaleux.

Intermédiaire « et » trader

Quelques rapides exemples de pratiques interdites mais qui prospèrent sur le marché des cryptomonnaies. Ainsi, la stratégie appelée pump-and-dump : « pomper et laisser tomber », qui consiste en des ententes entre acheteurs pour faire grimper le prix aussi haut que possible pour ensuite, quand il a atteint un sommet, le revendre de manière synchronisée. Avec le front-running, il s’agit de tirer parti d’informations ayant un impact sur les prix dont vous êtes le dépositaire privilégié : vous agirez à votre avantage en fonction de cette information. Vous êtes par exemple la bourse par laquelle passent des ordres d’achat et de vente de vos clients. Des ordres importants de ce type vont « pousser » le marché dans une direction ou une autre : des ventes importantes vont pousser le cours à la baisse, tandis que des achats importants vont le faire grimper. Vous jouez alors à partir de vos fonds propres, selon la configuration, soit immédiatement avant votre client soit immédiatement après.

Les crypto exchanges, les bourses cryptos, ne sont que de pseudo bourses précisément pour ces raisons là : elles se font appeler « bourses » parce qu’elles jouent effectivement un rôle de bourse en servant d’intermédiaires entre vendeurs et acheteurs, mais en même temps, au passage, elles interviennent en tant que tradeurs sur fonds propres. Pourquoi le font-elles alors que les bourses classiques s’en abstiennent ? Tout simplement parce que cette pratique est formellement interdite aux bourses en raison du fait qu’il s’agit d’un moyen facile de gruger les clients.

Dans le cas de FTX, les fonds déposés en garantie de leurs opérations par leurs clients étaient « prêtés » à son fonds « jumeau », Alameda Research, qui considérait lui ces sommes comme des « fonds propres » à utiliser dans des paris sur les fluctuations de prix (la spéculation proprement dite). Dans une interview durant la courte période séparant l’effondrement de FTX (le 11 novembre 2022) de l’arrestation de Sam Bankman-Fried (le 12 décembre 2022), un journaliste du Wall Street Journal lui posa spécifiquement la question : y avait-il des transferts secrets de fonds de FTX vers Alameda Research, mobilisés ensuite par cet organisme dans des opérations spéculatives, à quoi Bankman-Fried répondit, après bien des hésitations, qu’il ne connaissait pas tous les rouages des opérations, affirmation ridicule puisqu’il dirigeait de fait les deux firmes au sein du même espace partagé.

(À suivre…)

(1) : Michael Lewis, Going Infinite : FTX, l’ascension et la chute du magnat des cryptomonnaies, Paris : Talent Éditions, 2024

Paul Jorion

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3 réponses à “La Tribune – Autopsie du livre de Michael Lewis sur la chute de FTX et de l’ex-star des cryptos Sam Bankman-Fried – 1ère partie”

  1. Avatar de pierre guillemot
    pierre guillemot

    Pour ceux dont la moralité supporte ce geste (et qui arrivent à lire sur une liseuse)
    le livre est disponible sans payer sur libgen http://libgen.li/ads.php?md5=BC0E9EC4B069F9C5AA35DC1E0B00CC82
    Il est aussi disponible sur z-library, 15 exemplaires différents, ce qui est un indice du succès du livre dans le monde des geeks et assimilés, ceux qui alimentent ce site, manoeuvre moins triviale qu’acheter un livre sur Amazon Kindle.

  2. Avatar de Garorock
    Garorock

    https://youtu.be/8NukCxQLoOU?si=5kGZHGs4WfBlZen8
    Les aventures extraordinaires d’un billet de banque

  3. Avatar de Thomas jeanson
    Thomas jeanson

    Effectiv Altruism,

    Comme c’est commode : Une raison supérieure de procrastiner ce qu’on pourrait faire le jour même en terme de bien commun…

    Sous prétexte que plus tard, on pourra faire plus. ( Sauf si on est derrière les barreaux 🍊)

    D’autant plus pervers que :

    – les plus forts rendements financiers s’obtiennent par les destructions terrestres les plus intenses.
    – le soit disant altruisme qui serait réalisé in fine si tout se passe bien, sera une nouvelle catastrophe par sa seule forme.

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