Illustration par DALL·E à partir du texte
Réflexion sur une expression à la mode : l’expression « à la mode »
Ces trois mots me rappellent une comptine dont le refrain était : « savez-vous planter les choux, à la mode de chez nous ? ». Mais tous comptes faits, j’ai l’impression que cette expression « à la mode » effectivement à la mode peut servir pour nous conter des histoires qui ressemblent plus à des salades qu’à des comptines.
Je m’accorde volontiers avec Deleuze qui considère que les « sociétés de contrôle » fonctionnent par « mots d’ordre » en nous rendant entrepreneur de nous-même (« exploitez-vous vous-même comme de la ressource humaine et tirez-en un profit maximal » pourrait être la maxime d’ordre 2 qui organise ces mots d’ordre). Latour me parait également dans le vrai quand il voit dans la maxime « soyez moderne » le mot d’ordre d’une époque qui vient de clore sa parenthèse et où était pris le monde selon une vision l’identifiant à un point indifférent du cosmos. Nous habitons maintenant une terre fragile, en cette zone critique, son écorce, sa peau, où la vie est possible sous conditions d’hybridation des vivants, alors entrelacés de façon rhizomique à nos manières d’être. S’il faut atterrir, et non plus décoller (décollage quand l’on accède à l’absolu moins par la vitesse que par l’accélération), c’est qu’il faut modérer le mouvement (et pas seulement ralentir l’accélération). Rémi Brague le dit aussi de manière amusante par le titre de son livre Modérément Moderne, trahissant le pourtant bel idéal rimbaldien (« il faut être absolument moderne »).
Au-delà de ces réflexions et amendements ou bémols que je trouve tous pertinents, il y a la modération comme nouveau mot d’ordre et illusion de la sortie du moderne. Il me semble que c’est un mot d’ordre qui assume un virage à droite, mais aussi peut-être, à rebours de la prudence qu’elle semble endosser, une radicalisation dans le refus de changer. Cette modération nouvelle a pour marqueur le syntagme « à la mode ».
Ainsi, sur les sites il faut des modérateurs et des animateurs. Les deux casquettes à la fois (frein et accélérateur). Il me semble que ce stop and go désuet appartient néanmoins encore au paradigme des trente glorieuses où la croissance était reine et devait nous enlever vers l’infinie béatitude du bien-être matériel. Ce modèle économique de « boomer » (celui des 3 B : béton, bagnole, bidoche), c’est le modèle de la voiture et de l’avion : on accélère ou l’on freine sur les providentielles routes bitumées aménagées par l’Etat gardien de la paix où circulent les marchandises qui achalandent le réassort des grandes surfaces uniformément réparties sur le territoire et où luit l’éternelle félicité du consommateur replet et rassuré (cf. Annie Ernaud, Regarde les lumières, mon amour). Les classes sont celles des trains et des transports : les élites habitent le village mondial. Or, toute cette infrastructure qui incarnait autrefois le futur, se trouve un peu marginalisée par les autoroutes de l’information depuis le covid (mais ça ne tombe pas du ciel, ça fait belle lurette maintenant qu’on circule à la vitesse de la lumière sur des fibres optiques ; 2020, n’étant que l’année de la prise de conscience mais certes aussi des mutations des pratiques). Et maintenant, on modère sur ces nouveaux territoires mais avec un nouveau mot d’ordre ironique et ambigu cette fois : « à la mode ».
C’est-à-dire que l’on a toujours été dans des bulles : celles des voitures individuelles où l’on pouvait insulter autrui tout à son aise, en écoutant la radio de son choix a été remplacée par la bulle informationnelle où le cloisonnement invisible n’est plus figuré par un pare-brise en verre et où le troll erre en liberté. L’invisible n’a plus la beauté de la transparence et sait se faire oublier de manière parfois dramatique. Néanmoins pendant un temps, le continuum voiture-ordinateur faisant voir la modération et la régulation de vitesse comme analogue et rendant encore possible la communication entre les générations (celle du smartphone et celle de la deudeuche ; du grand-parent qui dit au petit-enfant d’aller jouer dehors). Maintenant, ça parait moins évident, ainsi, le modérateur de facebook n’est plus un régulateur automatique, qui permet la bonne circulation des données et évite la saturation (les bouchons cognitifs). C’est l’homme de médias qui diabolise les nouvelles technologies sur internet et qui est recommandé par son smartphone. Spinoza et son concept de mode fini nous aide peut être encore à penser la transition qui devrait mieux sauter le pas d’une discontinuité mal négociée entre les modèles : en effet, les voitures sont moins des monades (Leibniz) que des modes finis (Spinoza) fonctionnant analogiquement aux vecteurs que sont les conatus, mobiles traçant dans le champ structuré de l’attribut routier (il me semble que je peux m’autoriser de l’enquête sur les modes d’existence et de du mode d’existence des objets techniques pour faire de ce déplacement conceptuel un peu plus qu’une métaphore, figure de style qui a pourtant aussi pour fonction première de déplacer un peu la pensée). Le voyage que permet le module modéré qu’est votre page facebook ou insta par contre est contrairement à celui que permet l’avion ou la voiture plutôt intérieur : on vous incite à transférer des données de votre ordinateur et à réécrire votre passé en brassant de l’archive dont vous serez partiellement privée (car l’entreprise en détient la propriété). Quant vous faites du surplace, on vous encourage à méditer sur vous et votre passé ; pris dans le grand bouchon de la modernité actuelle ou passée on vous demande de faire sortir le génie de la bouteille (comme le parfum du flacon dont parle Baudelaire), afin de vous enivrer de cette musique qui a un air rétro et qui vous donne l’impression d’un retour de flammes, d’une réactualisation de la jeunesse.
Deux modérations sont possibles sur les « réseaux sociaux » : la première dans le prolongement de celle des voitures, invite à un usage modéré ; la seconde radicalisant la critique anti-moderne nous dit que tout cela n’est qu’une mode et qu’il faudrait nous en déprendre tout en vous agrippant davantage pour se faire entendre. Si elle le dit sur les réseaux sociaux dans une contradiction performative que plus personne ne dénonce tellement elle est banale. Il faudrait rénover le concept de banalité du mal par celui de banalité de la bêtise qui caractérise l’époque où l’on nomme génie son contraire.
Quand les mouvements sociaux, l’ascenseur social, la mobilité sociale sont bloqués et pris dans les rets des réseaux dits « sociaux », c’est aussi la mobilité de l’âme qui est au point mort. C’est dans cette situation d’inertie généralisée qu’à la radio, à la télé, et dans les notifications de nos téléphones apparaissent des faux équivalent de l’ancienne modération qui nous incitent à radicaliser le sur place politique et cognitif en donnant l’illusion du mouvement de marche en avant.
Quand je lis le mot « cette nouvelle idée à la mode », j’ai réflexe de penser que l’espace virtuel qui m’entoure est en train de virer à droite de manière radicale : comme il y a une révolution de droite, il y a une bifurcation de droite qui critique le gauchissement de l’espace médiatique. A l’enthousiasme induit par ce retour de flamme qui fait revenir illusoirement une jeunesse sous de nouveau atours par transfert de données sur un nouveau support, on oppose alors une modération radicalisée avec un relent néo réac. Le fond de l’air est bleu marine.
Des « petits monsieurs » dont le type sans âge est comme magnifié par la belle jeunesse à la belle jeune femme dont la liberté de magazine chic et glacé est rehaussée d’une élégance haute couture à laquelle on accède généralement plus tard (si on y accède), tous donnent l’impression d’une nouvelle moisson d’intellectuels et d’acteurs publics à la conscience éclairée et se présentant de façon polie comme des animateurs modérateurs mais avec des conviction boulonnées au corps et donc capables de saillies vigoureuses. Leur engagement gage de promesses et d’avenir est ici porté par une conviction, presque un programme : « il faut arrêter les conneries » ; « le monde moderne est un débarras, il faut revenir aux vraies valeurs. » L’authentique est à la mode, et pour le faire valoir il faut critiquer la mode précisément, celles des fausses valeurs qui se répandent sur les nombreuses surfaces de nos écrans. Le grand art : faire que tout change pour que rien ne change. Une leçon vieille comme le monde mais que le grand nombre tend à oublier pour s’en laisser compter car personne n’échappe à l’amnésie généralisée ; le malheur étant que les visibles n’ont pas besoin de s’en souvenir car ils publient au jour le jour ce qu’il faut savoir du passé.
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Pour résumer :
« Dans le journaux de droite, quand on veut disqualifier quelque chose, on prétend que cette chose est une « mode » (le structuralisme, la déconstruction, l’altermondialisme, l’économie contributive, le gender, le care, le végétarisme, le dodo, le vélo, le bobo, etc.), et on se prétend être au contraire pourvu d’une distance historique qui donne un regard lointain et détaché. Mais naturellement, ce n’est pas moins une posture que celle qui est dénoncée comme telle. Il s’agit là du jeu de la main chaude où l’on prétend avoir le dessus sur l’adversaire, alors qu’au moment où l’on couvre de sa main le haut de la pile, le fondement de l’affaire s’effondre et l’écrase : c’est vrai dans le jeu d’enfants, ça l’est aussi dans les médias où celui que l’on domine de son emprise s’effondre simultanément de voir le tapis retiré de dessous les pieds.
Ainsi, les personnes qui jouent à incarner la profondeur historique sont souvent de simples cagots dont l’autorité est adossée à une institution tout aussi vermoulue que les autres par l’inculture que celles qu’ils critiquent. Et l’illusion de profondeur tient à l’idéologie qui fait croire qu’une solidarité matérielle transgénérationnelle plus intense entre les pères et les fils, vaut pour un contact authentique avec l’origine d’une tradition plurimillénaire. Le communisme n’était déjà à l’époque pas moins une tradition que le catholicisme, car deux générations suffisent à faire une tradition dans un monde qui ne tient que par le mouvement de se remplacer soi-même. Mais il est vrai qu’il y a une capacité plus grande chez les riches et les nantis du premier camp à convoquer des gros poissons qui ont bien travaillé la question afin d’accréditer son fantasme devant un public ébahi de zombies. Le phénomène s’est accru avec l’augmentation de la vitesse de remplacement de la mémoire et le rétrécissement de notre capacité à faire revenir le temps long. Les traditions en question n’ont plus de noms sinon ceux génériques et ambigus : les anciens contre les modernes. Au milieu de tout ça, le réel, porté disparu. »
Illustration par DALL·E à partir du texte
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