Illustration par DALL·E de la Bourse selon Salvador Dali (+PJ)
Si vous avez lu au moins quelques-uns des onze livres que j’ai consacrés à des questions financières, vous aurez retenu que je suis grand pourfendeur de scandales financiers, ayant d’ailleurs parfois été le premier à en analyser certains et à disséquer avec soin leur mécanisme.
Mais vous aurez noté aussi que si j’appelle « scandale » des choses qui laissent le citoyen lambda indifférent, même après que j’aie expliqué de manière détaillée comment et pour quels montants nous sommes vous et moi, grugés, il y a de supposés scandales financiers dont je vous explique posément qu’il s’agit du fonctionnement normal de la finance. Exemple de vrai scandale dénoncé inlassablement par moi, la spéculation, les paris sur les fluctuations de prix, dénonciation tombant dans l’oreille d’un sourd : « Mais M. Jorion, si j’achète une maison en espérant que son prix augmente, moi aussi je spécule ! », non, il n’y a pas création de toute pièce d’un risque, ni de parieur désigné en face. « Et si je souhaite que mes enfants réussissent dans la vie, là aussi, je spécule ! ». Même chose : en souhaitant que vos enfants gagnent plein de sous vous ne créez aucun risque particulier pour personne, sauf si vous avez élevé de futurs escrocs.
Quant au cas de supposés scandales dont j’ai expliqué qu’il s’agissait du fonctionnement normal mais mal compris de la finance, vous vous souviendrez peut-être d’une certaine chambre de compensation vouée aux gémonies, dont j’ai expliqué qu’elle ne faisait rien d’autre que fonctionner comme … une chambre de compensation. Autre exemple, quand sous Sarkozy, il avait été proposé que les augmentations de dividendes soient dorénavant accompagnées de primes accordées aux salariés, et que la Gauche avait grimpé comme un seul homme sur les barricades, j’avais expliqué calmement qu’il ne s’agissait pas là d’une nouvelle manigance de la finance mais de la mise en application d’un des principes de base du (gaspation !) … socialisme !
Tout ça pour introduire une explication d’un nouveau faux scandale de la finance : les firmes rachetant leurs propres actions. Cette fois-ci aussi j’expliquerai posément tout ce qu’il faut avoir mal compris pour croire qu’il y a là un grand scandale plutôt que le fonctionnement normal de la finance. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait de scandale nulle part en arrière-plan.
Un titre hier du quotidien Le Monde en ligne :
Les rachats d’actions par les entreprises, symbole ultime des dérives du capitalisme financier
Les groupes du CAC 40 ont acquis en 2023 pour 30 milliards d’euros de leurs propres actions. Cette pratique est critiquée jusque dans les milieux financiers et rallie un consensus politique de plus en plus large à l’idée d’une taxation de ces opérations.
On vous explique que les esprits s’échauffent devant le scandale : une « pratique critiquée jusque dans les milieux financiers », bigre ! Et jusqu’au Président de la République qui prend position, une prise de position que je réserve pour ma conclusion où j’attirerai l’attention sur où le vrai scandale se situe.
Mais d’abord, de quoi s’agit-il ? Pour commencer, un extrait de l’un de mes onze livres consacrés à la finance : Investing in a Post-Enron World (McGraw-Hill 2003), pages 102-103 : 111-113).
À la fin des années 1990, un tournant s’est opéré : pour la première fois, les entreprises ont commencé à consacrer une part plus importante de leurs bénéfices au rachat de leurs propres actions qu’à l’octroi de dividendes aux actionnaires.[…]
Le système capitaliste attribue aux entrepreneurs leur part de la croissance du capital de l’entreprise en distribuant une part des bénéfices sous forme de rémunération des dirigeants d’entreprise. Traditionnellement, les investisseurs reçoivent leur part du gâteau sous forme de dividendes. Les rachats d’actions permettent de canaliser les bénéfices de telle sorte que les investisseurs soient rémunérés sous forme de plus-values plutôt que sous forme de dividendes. Les rachats d’actions remplacent les dividendes par des plus-values, qui constituent la part des investisseurs.
Les plans de rachat d’actions et la rémunération des dirigeants sont liés par le plan de stock options des dirigeants de l’entreprise. Ils sont liés et, dans une certaine mesure, se compensent mutuellement : Les plans stock options entraînent une dilution du bénéfice par action ; les plans de rachat d’actions augmentent le revenu par action. […]
Les stock options ont été inventées pour aligner les intérêts des cadres supérieurs sur ceux des actionnaires. Ceux-ci se voient attribuer l’option d’acheter un certain nombre d’actions de la firme à un prix prédéterminé. Si le prix de ces actions augmente avec le temps, le détenteur de l’option bénéficie ainsi d’une forme supplémentaire de rémunération, qui est (en principe) liée à sa bonne gestion de la fortune de l’entreprise.
Lorsque les dirigeants d’entreprise exercent leurs stock options, ils provoquent une dilution du bénéfice par action. Une stratégie de rachat d’actions permet de contrer cette dilution. Expliquons comment.
Les stock options ne sont pas associées à des actions disponibles sur le marché boursier avant que leur bénéficiaire décide de les exercer. En règle générale, les bénéficiaires de stock options exercent leurs options lorsque le prix de l’action est nettement supérieur au prix d’exercice qui leur a été offert. Supposons que des stock options aient été attribuées à un prix d’exercice de 16 euros et que le prix actuel de l’action soit de 25 euros. Le bénéficiaire exerce son option pour réaliser le bénéfice de 9 euros, ce qui signifie qu’il achète les actions à l’entreprise au prix d’exercice de 16 euros.
L’entreprise n’acquiert pas d’actions sur le marché boursier pour répondre à cette demande ; au lieu de cela, elle utilise son droit permanent d’émettre de nouvelles actions (en supposant que les actionnaires aient préalablement accordé ce droit).
L’option est donc exercée sur de nouvelles actions spécialement émises pour l’occasion. Est-ce important pour l’investisseur ? Absolument : cette création d’actions dans le seul but de satisfaire aux exigences des options sur actions dilue le bénéfice par action (BPA) parce qu’elle ajoute des actions à l’ensemble des fonds propres existants (le même gâteau sera dorénavant divisé en davantage de parts ; par conséquent, votre part existante vaut nécessairement moins). Des études récentes suggèrent que la dilution due aux options d’achat d’actions en circulation peut réduire la valeur d’une action de 2 à 4 %.
En quoi la réduction du BPA nuit-elle à l’investisseur ? Pas nécessairement de la manière dont on pourrait le penser, c’est-à-dire en réduisant le flux de dividendes. Non, l’impact réel est indirect. Une majorité d’investisseurs prend sa décision d’achat sur la base du ratio BPA. Un ratio plus faible est susceptible d’entraîner une réduction du nombre d’acheteurs potentiels et un élargissement du nombre de vendeurs potentiels. Le rapport de force entre acheteurs et vendeurs se modifie donc en faveur des vendeurs, ce qui entraîne une baisse des prix et diminue donc la probabilité de réaliser des plus-values. Le même dispositif qui est censé conduire à des plus-values peut donc constituer un frein à ces plus-values.
Lorsque le cours de l’action augmente, un plan de stock options tend à créer un nombre croissant d’actions en circulation (les gens réalisent leurs gains engrangés). Une façon de contrer cet effet négatif est de retirer une quantité égale d’actions en circulation par d’autres moyens. L’une de ces méthodes consiste à canaliser les bénéfices vers le rachat d’actions, soit sur le marché boursier, soit par le biais de méthodes alternatives telles que les enchères hollandaises ou les offres publiques d’achat à prix fixe (bien que ces dernières soient devenues moins populaires au cours des dernières années). En d’autres termes, les rachats d’actions peuvent être utilisés en conjonction avec un plan de stock-options pour cadres, afin de compenser la dilution au fur et à mesure qu’elle se produit. […]
Les rachats d’actions peuvent également être utilisés comme méthode autonome pour augmenter le rendement par action, au profit des actionnaires qui comptent sur des gains en capital. Bien entendu, cette utilisation particulière des bénéfices doit être évaluée par rapport à d’autres utilisations possibles. Dans leur ouvrage intitulé Expectations Investing : Reading Stock Prices for Better Returns (2001), Alfred Rappaport et Michael Mauboussin soulignent que le rachat d’actions n’augmente pas automatiquement le bénéfice par action. Tout dépend du cours actuel de l’action : pour qu’un plan de rachat d’actions soit efficace, l’action doit être sous-évaluée dans le contexte financier global de l’entreprise. A titre d’illustration, Rappaport et Mauboussin montrent que dans chaque configuration particulière de la situation d’une entreprise, il existe un prix de l’action au-delà duquel le rachat d’actions fait effectivement baisser le ratio BPA.
Les mêmes auteurs soulignent que, dans le cas d’un cours sous-évalué, le rachat d’actions est une méthode efficace pour restituer les bénéfices aux actionnaires et, plus précisément, pour transmettre la valeur des vendeurs de l’action à ses propriétaires actuels : « L’un des moyens les plus sûrs pour les dirigeants d’une entreprise de créer de la valeur pour les actionnaires restants est de racheter des actions aux actionnaires qui n’acceptent pas le point de vue plus optimiste de la direction. La richesse est alors transférée des actionnaires sortants aux actionnaires restants ». […]
Michael Perry, PDG de l’IndyMac Bank, considère que, contrairement au sentiment commun, le rachat d’actions ne doit pas être motivé par le cours de l’action, mais doit plutôt refléter la situation économique actuelle de l’entreprise. Si le secteur d’activité d’une société est cyclique – comme l’est le secteur du prêt immobilier – le rachat d’actions doit être utilisé pour augmenter ou réduire les fonds propres globaux, reflétant ainsi la partie du cycle dans laquelle la société se trouve actuellement.
Traduction par DeepL (+PJ)
Bien ! si vous êtes arrivé jusqu’ici vous aurez compris que le rachat de ses propres actions par la firme n’est pas une lubie qui aurait soudainement saisi la France mais une façon établie de longue date dont les firmes disposent pour gérer leurs bénéfices.
Une pratique à ce point traditionnelle que Michael Lewis (auteur de The Big Short) explique dans Going Infinite (2023), le livre qu’il a consacré à Sam Bankman-Fried et à la chute de sa firme FTX, que la capacité d’une bourse crypto à racheter ses propres jetons est considérée par les régulateurs comme un indicateur de légitimité éventuelle. La pratique s’intitule dans le monde des cryptos : buyback-and-burn, rachète-et-brûle. La prédisposition d’un jeton particulier a être considéré comme une pseudo-action ou une pseudo-obligation plutôt qu’une marchandise, dépend de la définition qui en aura été donnée par son émetteur (donnant droit à un coupon, à des dividendes, etc.).
Le scandale, vous l’aurez compris, il est ailleurs. Il est dans les stock-options dont, on l’aura également compris, le rachat des actions de la firme est le principal outil de gestion.
J’écrivais à ce propos dans l’une de mes chroniques de Trends-Tendances (le 25 février 2021) :
McKinsey & Co. est, avec 130 bureaux et 30.000 employés, l’une des principales consultances au monde. […] Elle doit sa réputation à un coup de maître en 1975. Un bref rappel du problème qu’il s’agissait de résoudre. Il y a trois parties prenantes à l’entreprise : la direction, les actionnaires et les salariés. Souvent dans les négociations, les salariés l’emportaient parce qu’ils trouvaient à s’allier à l’une des deux autres parties. Comment faire pour que les intérêts du patronat et de la Bourse s’alignent et que les salariés soient une fois pour toutes mis sur la touche ? McKinsey inventa les stock options : la rémunération de la direction serait indexée de fait sur le cours de l’action en Bourse. Le résultat dépassa toute attente. Au lieu d’être distraite par les objectifs à long terme de la firme, la direction aurait désormais les yeux rivés au bilan de résultats trimestriel, et s’efforcerait d’y dissimuler à chaque fois la « divine surprise » qui ferait bondir la cotation en Bourse.
Vous trouverez l’interdiction des stock-options dans une liste de mesures à prendre dans Misère de la pensée économique (Fayard 2012 : 325-334) :
* Accorder à nouveau la priorité aux salaires plutôt que favoriser l’accès au crédit, lequel est nécessairement cher et se contente de repousser à plus tard la solution de problèmes se posant d’ores et déjà.
* Bannir la spéculation en rétablissant les articles de loi qui l’interdisaient dans la plupart des pays jusqu’au dernier quart du XIXe siècle.
* Mettre hors d’état de nuire les paradis fiscaux en interdisant aux chambres de compensation de communiquer avec eux dans une direction comme dans l’autre.
* Abolir les privilèges des personnes morales par rapport aux personnes physiques, privilèges ayant permis de transformer de manière subreptice dans nos démocraties le suffrage universel en suffrage censitaire.
* Redéfinir clairement dans les textes légaux l’actionnaire d’une société comme étant l’un de ses créanciers (un contributeur d’avances, autrement dit un prêteur) et non l’un de ses propriétaires.
* Établir les cours à la Bourse par fixing journalier ou hebdomadaire.
* Éliminer le concept de « prix de transfert » qui permet aux sociétés d’échapper à l’impôt par des jeux d’écriture entre maison-mère et filiales.
* Supprimer les stock-options pour instaurer une authentique participation universelle.
* Ré-imaginer les systèmes de solidarité collectifs, au lieu des dispositifs spéculatifs voués à l’échec en raison de leur nature pyramidale que sont l’immobilier ou l’assurance-vie, par lesquels on a cherché à les remplacer.
Enfin, dans un monde où le travail disparaît, la question des revenus doit être mise à plat et faire l’objet d’un véritable débat. Rien ne justifie de le retarder.
Cette liste de propositions souligne bien entendu que le scandale n’est pas dans le rachat de leurs propres actions par les firmes – qui n’est qu’un détail – mais dans le cadre global de la finance au sein du système capitaliste.
Cela, si l’on en croit Le Monde, une personne l’avait fort bien compris dès mars 2023, quand
Emmanuel Macron, lui-même, avait lancé la charge contre le « cynisme » des multinationales « qui font des revenus tellement exceptionnels qu’elles en arrivent à utiliser cet argent pour racheter leurs propres actions ». Et le président de la République de plaider alors en faveur d’une ponction pour que les « travailleurs puissent profiter de cet argent ».
« Des revenus tellement exceptionnels », il faut que les « travailleurs puissent profiter de cet argent » : on ne pouvait mieux dire.
Illustration par DALL·E de la Bourse selon Jérôme Bosch (+PJ)
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