Illustration par DALL·E (+PJ)
Une conversation que je viens d’avoir m’a donné l’idée de ressusciter ce billet.
Je vous ai parlé récemment à deux reprises de Sir Edmund Leach qui fut mon directeur de thèse, dont je fus le collaborateur, etc. à Cambridge dans la période 1975 à 1984. À propos d’abord d’un mystère que nous avons résolu et dont il ne voulait pas que nous publiions la solution, puis, il y a quelques jours à propos d’une thèse que je lui ai longtemps attribuée à lui et à son confrère d’Oxford, Rodney Needham.
Je lisais à l’instant un livre qu’il m’avait offert et dédicacé * mais que je n’avais en fait jamais ouvert : Structuralist Interpretations of Biblical Myth (Cambridge University Press 1983).
À la lecture, je confirme une fois de plus à mes yeux que Leach était le maître digne de son disciple que je fus 😉 . À propos d’un texte de sa consœur Mary Douglas, aussi – sinon plus – fameuse que lui à l’époque, il dit que « ce qu’elle écrit est du non-sens » (page 20), qu’un de ses arguments est « totalement absurde » (page 21), etc.
La thèse centrale de Leach dans cet ouvrage est que l’Ancien et le Nouveau Testaments ne doivent pas être lus comme des textes historiques, ils doivent être lus comme un seul récit synchrone. Pour paraphraser : Zacharie éclaire Jésus de Nazareth, mais pas plus que Jésus n’éclaire Zacharie. Toute tentative de lire un déroulement historique n’est pas seulement condamnée à l’échec, affirme Leach, mais une méprise profonde quant à ce qu’est la Bible. Pour paraphraser encore : nous ne nous demandons pas si l’enlèvement de Ganymède par les dieux s’est passé avant ou après l’affrontement de Thésée et du Minotaure, faisons pareil pour la Bible. Leach s’en prend tout particulièrement à son confrère Julian Pitt-Rivers sous ce rapport, qui trie dans la Bible le « probablement vrai » du « probablement faux », une perte de temps selon lui.
Pour ce qui est des paraboles dans les Évangiles, la thèse de Leach est tout particulièrement iconoclaste : ne nous arrêtons pas aux passages où Jésus raconte une histoire dont ses auditeurs ne comprennent pas trop de quoi ça parle exactement, ce qu’il leur reproche en leur disant qu’ils sont incapables de comprendre ce qu’ils voient et entendent. Si Jésus n’hésite pourtant pas à la leur raconter, c’est qu’il se satisfait que le message subliminal passe, que les destinataires en soient conscients ou non (page 109).
Pour Leach, les Évangiles doivent être être lus à ce titre-là : comme un texte où « nous sommes incapables de comprendre ce que nous voyons et que nous entendons pourtant ». Sous ce rapport, il aurait particulièrement apprécié sans doute mon interprétation récente de la parabole des talents où je dis que derrière le message compris : « mettez vos sous sur un livret-épargne », se cache celui subliminal : « la concentration de la richesse est inéluctable = we’re fucked !« .
Ce que je reprocherai à Leach cependant, c’est de ne pas remettre en question le cadre lui-même. Je prends l’exemple de l’Eucharistie, « sacrement essentiel du christianisme qui commémore et perpétue le sacrifice du Christ » : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang… ».
Leach écrit : « Christ est mort pour notre rédemption, le pain et le vin de l’Eucharistie sont le corps du Christ sacrifié » (page 109). Or cela, ce n’est pas ce que les apôtres ont vu et entendu, c’est ce qu’ils ont cru comprendre et que nous continuons de croire comprendre à leur suite. Et l’ironie ici, c’est qu’ils ont pensé que Jésus parlait en paraboles, ce que nous pensons encore aujourd’hui, alors qu’il les mettait en réalité en accusation en termes clairs, au sens littéral, sans que ce qu’il dise requière la moindre interprétation, le moindre déchiffrage.
Je vais faire ici comme je l’ai fait pour la parabole des talents : je vais me contenter de vous mettre le texte sous le nez.
Matthieu 26, 20-28 (traduction de Sacy) :
Le soir étant donc venu, il se mit à table avec ses douze disciples. Et lorsqu’ils mangeaient, il leur dit : « Je vous dis en vérité, que l’un de vous me trahira ». Ce qui leur ayant causé une grande tristesse, chacun d’eux commença à lui dire : « Serait-ce moi, Seigneur ? » Il leur répondit : « Celui qui met la main au plat avec moi, est celui qui me trahira. Pour ce qui est du Fils de l’homme, il s’en va selon ce qui a été écrit de lui ; mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi ! il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût jamais né. »
Judas, qui fut celui qui le trahit, prenant la parole, lui dit : « Maître ! est-ce moi ? » Jésus lui répondit : « Vous l’avez dit. »
Or, pendant qu’ils soupaient, Jésus prit du pain ; et l’ayant bénit il le rompit, et le donna à ses disciples, en disant : « Prenez, et mangez : ceci est mon corps. » Et prenant le calice, il rendit grâces, et le leur donna, en disant : « Buvez-en tous car ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour plusieurs, pour la rémission des péchés. »
Je traduis en français : « Il y a un traître parmi nous, et je n’aimerais pas être à sa place ! Vous êtes en train de m’assassiner les mecs. Aussi, je vous le dis, ce pain que vous mangez, c’est mon corps. Ce vin que vous buvez, c’est mon sang. Capisce ? En me trahissant, vous vous conduisez en cannibales, mais bof, ça fait un bon symbole pour les péchés dans leur ensemble ! »
Le malentendu est dû au fait que l’accusation de trahison et le partage du pain et du vin ont été dissociés dans les lectures qui ont été faites : le « aussi, je vous le dis » dans ma paraphrase a été gommé.
Chez Luc les deux éléments sont combinés et intriqués, rendant impossible toute dissociation des deux.
Luc 22, 19-22 (traduction de Sacy) :
Puis il prit le pain, et ayant rendu grâces il le rompit, et le leur donna, en disant : Ceci est mon corps, qui est donné pour vous : faites ceci en mémoire de moi. Il prit de même la coupe, après le souper, en disant : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui sera répandu pour vous. Au reste [« Mais voyez ! » dans la traduction de la Bible du roi Jacques], la main de celui qui me trahit, est avec moi à cette table. Pour ce qui est du Fils de l’homme, il s’en va, selon ce qui en a été déterminé ; mais malheur à cet homme par qui il sera trahi ! »
Ne me faites pas dire que l’incapacité à comprendre ce qui a pourtant été vu et entendu a perpétué – dans la liesse – la trahison, je ferais celui qui n’a … rien vu ni entendu !
* Je me suis posé la question l’autre jour si en français il m’aurait tutoyé ou vouvoyé. La réponse est là : « Pour Paul de Edmund 26.9.83 ».
Illustration par Stable Diffusion (+PJ)
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