Raphaël Enthoven, L’esprit artificiel, Paris : Éditions de l’Observatoire 2024, 186 pp.
Le plus récent ouvrage de Raphaël Enthoven n’est pas innocent, il constitue un manifeste du conservatisme et, ce qui va généralement ensemble, du pessimisme.
Rendons immédiatement justice à l’auteur, le titre sous lequel circule aujourd’hui son livre : « Une machine ne sera jamais philosophe », n’est pas celui qu’il porte, lequel est : « L’esprit artificiel ». « Une machine ne sera jamais philosophe » n’est mentionné nulle part en titre dans l’ouvrage, la phrase n’apparaît que sur le bandeau publicitaire entourant la couverture et l’on peut raisonnablement supputer du coup qu’il est le fruit du seul génie du département marketing de la maison d’édition.
Cela dit, Enthoven affirme en effet des choses du genre : « une machine ne sera jamais philosophe » mais pas de façon aussi facilement critiquable car, admettons même qu’aucune machine ne soit aujourd’hui philosophe, rien ne prouve qu’elle ne puisse l’être demain. À moins bien entendu qu’il ne s’agisse d’un a priori, d’un oukase, voire carrément d’une malédiction. Comme nous allons le voir, il y a en effet un peu de tout cela .
Quel est l’argumentaire de L’esprit artificiel ? La philosophie n’a jamais bougé, elle demeure pareille à elle-même : « La philosophie ne fait pas de progrès » (25). Dit autrement, Enthoven ne parle de rien d’autre que ne l’avait fait Platon. Par quel miracle ? Parce que l’humain lui-même n’a pas changé et s’il n’a pas changé (avec tout ce qu’il a pourtant déjà vu et enduré), il ne changera jamais. Et, dans ces conditions, comment voulez-vous que la technologie puisse jamais modifier quoi que ce soit ? Tout cela ayant été asséné sans le début même d’une preuve, un fait est alors convoqué : qu’au grand match de l’auteur contre ChatGPT au bac de philo *, le Grand Modèle de Langage a obtenu 11/20 et lui 20/20. À quoi aurait bien pu servir un spectacle aussi embarrassant pour les deux champions, sinon à établir une fois pour toutes que l’homme est immuable dans sa nature, et en voie de conséquence, que tout progrès de la machine est indifférent à son sort ?
Or l’argumentation d’Enthoven est viciée dès ses prémisses : que la philosophie n’aurait jamais réalisé de progrès. Il en offre des exemples, mais cantonnés au domaine de l’éthique : « Platon se demande déjà s’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre » (23), en ignorant toutes les questions philosophiques résolues au fil des siècles par la philosophie naturelle, connue également sous l’appellation de « science ». Les exemples sont multiples : la nature intime de la matière, problème réglé ; savoir si la voûte étoilée est fixe ou non, problème réglé ; l’âge la terre, problème réglé ; savoir si les mots abstraits renvoient à des corps ayant une matérialité, problème réglé ; savoir si l’avenir est entièrement déterminé et/ou prévisible ; problème réglé ; l’origine des maladies, problème réglé ; la manière dont les traits physiques et psychologiques se transmettent au sein des familles, problème réglé et – bien pire encore du point de vue d’Enthoven prétendant que la philosophie n’a su résoudre aucune de ses interrogations essentielles : nous dialoguons désormais à niveau équivalent de compétence avec des logiciels dont nous n’ignorons rien de la manière dont nous les avons conçus, cela voulant dire que nous sommes proches d’une explication purement réductionniste du fonctionnement de la psyché humaine, autrement dit : « Tremblez, philosophes dont le fonds de commerce est la nature insondable de l’humain : il ne vous restera bientôt plus grand-chose dont il n’ait été rendu compte ! ».
Revenons sur la philosophie qui n’aurait jamais bougé d’un pouce, Enthoven met un bémol à son propos : « À quoi mesure-t-on un progrès en philosophie ? Au remplacement d’une certitude par un doute » (29). Le spectre d’Heidegger se dessine aussitôt en arrière-plan : toute enquête est suspecte, seule l’instillation du doute manifeste le respect dû à la toute-puissance de la divinité. Le même Heidegger, dont on retrouve d’ailleurs sous la plume d’Enthoven, des tics de langage : « … la réponse qu’on ose donner… » (31). « Oser » apporter une réponse à une question, en brisant le silence, lequel est la seule réponse reflétant l’authentique crainte de Dieu !
Alors, dans un tel cadre de l’« oser une question », se voir, d’une part, confronté à une instance plus intelligente que l’humain (le type de créature que nous n’avions pu imaginer que d’essence sur-naturelle), tandis que, d’autre part, son créateur accède au statut de démiurge (père d’une nouvelle divinité), voilà qui chamboule en effet la donne : devons-nous toujours craindre le dieu qui nous a enfantés nous (dont le monopole est désormais ébréché), ou craindre encore davantage le dieu que nous venons nous d’enfanter ?
En affirmant que comptent pour rien l’ensemble des réponses apportées à des questions philosophiques par les Lumières (et la Scolastique en tant que précurseuse marchant sur des œufs) et que la technologie, en tant que science appliquée, laissa l’humain indifférent (les GPT & Cie n’étant que les instances les plus récentes de ce qui ne lui fait ni chaud ni froid), le dernier livre de Raphaël Enthoven constitue bel et bien un brûlot anti-Esprit des Lumières.
* Je consacrerai un second billet au match lui-même, que je m’efforcerai de reconstituer.
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