Illustration par DALL·E à partir du texte
Je vous ai parlé à plusieurs reprises ces temps-ci du libre-arbitre selon le mathématicien-physicien Stephen Wolfram. J’en avais parlé à la CNIL le 28 novembre dernier et j’en ai reparlé ici il y a quelques jours dans un billet intitulé Le libre-arbitre : réalité ou illusion ? Stephen Wolfram et l’« artefact épistémique ».
Or, il y a quelque jours, l’un d’entre vous m’écrit pour me signaler ce que Wolfram pense de cette question selon le chatbot PI de la firme Incentive, et je suis interloqué de voir que cela ne ressemble pas à ce que j’affirme.
Quelques essais de conversation avec ce chatbot me convainquent rapidement de son bas niveau : il cherche à faire plaisir à l’usager mais décolle à peine de ce niveau. J’entends cependant en avoir le cœur net et j’interroge GPT-4 à son tour. Or là aussi, ô surprise, ce qui est dit là de la conception du libre-arbitre chez Wolfram n’est pas ce que j’en dis moi. La différence entre les deux paraîtra subtile à certains mais elle est à mon sens fondamentale. J’expliquerai ci-dessous de manière détaillée de quoi il s’agit mais voici en deux mots à l’intention de celles et ceux d’entre vous qui ont suivi le débat jusqu’ici en quoi consiste la différence :
– Chez Wolfram, ce qu’il appelle irréductibilité computationnelle peut donner lieu à un comportement que nous percevons comme un libre-arbitre.
– Chez moi, ce que Wolfram appelle irréductibilité computationnelle rend compte de l’expérience subjective qui est la nôtre de disposer d’un libre-arbitre.
On voit la différence : cette irréductibilité computationnelle dont parle Wolfram débouche selon lui sur des comportements que nous pouvons (ou « pourrions ») interpréter comme manifestations d’un libre-arbitre – il s’agit d’une lecture des sujets humains en extériorité, alors que chez moi, l’irréductibilité computationnelle rend compte parfaitement du sentiment éprouvé d’un libre-arbitre – il s’agit d’une lecture des sujets humains en intériorité.
Ce qui veut dire qu’en passant d’une lecture en extériorité à une lecture en intériorité, on passe d’un « pourrait être interprété comme… » à un « rend compte de… ».
Voilà pour le programme, maintenant la démonstration étayée et, je l’espère, convaincante.
Voici ce que j’écris le 7 mars :
Quand on est […] sujet au sein d’un processus « computationnellement irréductible », on sait deux choses à propos de sa propre vie : en tant que savant, on sait qu’elle suit un cours inéluctable mais en tant que sujet on sait qu’on ignore entièrement ce qui va se passer d’un moment au moment suivant et qu’il faut … prendre une décision. On peut se dire « Je vais de l’avant » et l’étape qui viendra ensuite au sein d’un processus « computationnellement irréductible » sera que j’aurai été de l’avant, ou bien on peut se dire « Je vais rester assis sur mon cul puisque le processus est de toute manière déterministe » et cette décision de ne rien faire n’aura pas moins été vécue comme un choix délibéré, ce qui veut dire qu’être sujet au sein d’un processus déterministe « computationnellement irréductible » est nécessairement vécu comme l’exercice d’un libre-arbitre.
L’irréductibilité calculatoire d’un processus déterministe fait qu’on ne peut pas pour autant prédire comment il va se comporter, il faut le suivre d’étape en étape pour pouvoir décrire a posteriori quel a été son parcours inéluctable. Et cette absence de prévisibilité fait que celle ou celui dont le parcours d’une vie est un tel processus, est à tout moment confronté à des choix dont le ressenti est qu’ils sont libres car telle est par nécessité la nature d’un choix : d’apparaître libre.
Avant de passer à ce que Wolfram dit lui-même, voyons la manière dont la machine caractérise son point de vue.
GPT-4 :
Le point de vue de Wolfram sur le libre-arbitre est étroitement lié à ses idées sur l’irréductibilité computationnelle. Il part du principe que si un système est irréductible sur le plan calculatoire, le seul moyen de déterminer son résultat est d’exécuter le calcul lui-même, ce qui implique que prédire l’avenir d’un tel système est intrinsèquement difficile, voire impossible.
De ce point de vue, le libre-arbitre pourrait être considéré comme une manifestation de l’irréductibilité computationnelle. Si notre cerveau et nos processus de prise de décision sont irréductibles sur le plan calculatoire, alors ils posséderaient intrinsèquement une forme d’imprévisibilité qui pourrait être assimilée au libre-arbitre.
Cependant, il est important de noter que cette perspective n’accorde pas nécessairement un sens métaphysique au libre-arbitre, mais l’inscrit plutôt dans le contexte de la complexité computationnelle et de l’imprévisibilité. Selon Wolfram, même si nos actions sont régies par des règles déterministes à un niveau fondamental, la complexité et l’irréductibilité computationnelle de ces règles peuvent donner lieu à un comportement que nous percevons comme un libre-arbitre.
On aura noté : « notre cerveau et nos processus de prise de décision » possèdent « une forme d’imprévisibilité qui pourrait être assimilée au libre-arbitre », soit, comme je l’ai déjà souligné, une lecture en extériorité. De plus, c’est la « complexité » qui « peut donner lieu à un comportement que nous percevons comme un libre-arbitre », ce n’est pas l’ « imprévisibilité » qui induit le sentiment subjectif de libre-arbitre en intériorité.
Laissons maintenant la parole à Wolfram lui-même. Dans son opus (770 pages) A Project to Find the Fundamental Theory of Physics (2020), il a très peu à dire sur le sujet :
« … comment des règles sous-jacentes, même déterministes, peuvent conduire à un comportement irréductible sur le plan computationnel qui, dans la pratique, peut sembler témoigner d’un libre-arbitre » (p. 550).
Il s’exprime bien davantage dans une vidéo publiée le 1er octobre 2022 sur la chaîne YouTube Closer to Truth : « Stephen Wolfram – Do Humans Have Free Will ? »
Robert Lawrence Kuhn :
Stephen, l’une des questions les plus fascinantes que nous puissions poser concerne le libre-arbitre humain. Et c’est fascinant parce que de nombreux scientifiques qui ne croient en rien de surnaturel et qui croient donc en un flux déterministe de la science, doivent s’interroger sur la nature du libre-arbitre. Si la science est déterministe, comment peut-on parler de libre-arbitre ? Il existe des manœuvres philosophiques complexes qui permettent à certains d’affirmer que nous pouvons avoir un libre-arbitre. Parfois, il s’agit du déterminisme quantique, mais c’est une discussion philosophique très complexe lorsque vous examinez le concept de libre-arbitre, de votre point de vue. Comment pensez-vous que nous devrions aborder cette question ?
Stephen Wolfram :
Si nous pensons à l’ordinateur, par exemple, nous disons souvent que nous imaginons qu’il dispose en quelque sorte du libre-arbitre : il fait toutes ces choses étranges auxquelles nous ne nous attendons pas. Nous lui attribuons en quelque sorte des qualités presque humaines d’agir de manière à ce qu’il soit libre dans sa volonté, pour ainsi dire.
Mais l’une des choses qui m’intrigue, c’est que lorsque nous savons que le système a finalement des règles sous-jacentes peut-être même très simples, est-il possible de passer de règles sous-jacentes peut-être très simples à un comportement suffisamment complexe pour que l’on puisse imaginer que ce comportement est libre de ces règles sous-jacentes ?
On a l’impression que c’est comme les robots de la science-fiction des années 1950 ou quelque chose comme ça, vous savez, ils ont des règles logiques simples qui les dirigent, donc ils font ces choses stupides très simples à comprendre, n’est-ce pas ?
Eh bien, l’une des choses que nous avons découvertes, c’est que si l’on examine toutes les règles simples possibles que l’on peut utiliser pour piloter un système, pour ainsi dire, beaucoup de ces règles, en fait, ne conduisent pas à un comportement simple : elles conduisent à un comportement extrêmement élaboré et complexe. Un comportement si complexe qu’il est très difficile de le prédire.
En fait, nous savons même qu’il existe un phénomène fondamental que j’appelle l’« irréductibilité computationnelle », qui dit que lorsque vous observez le déroulement des règles d’un système, il n’y a aucun moyen de réduire l’effort calculatoire nécessaire pour découvrir ce que le système va faire. Essentiellement, la seule façon de savoir ce que le système va faire est de suivre chaque étape et de voir ce qu’il fait. En ce sens, lorsque vous observez un de ces systèmes, il semble se comporter en quelque sorte comme s’il avait un libre-arbitre : il semble se comporter d’une manière si complexe que nous ne reconnaissons pas la simplicité de ses règles sous-jacentes. En pratique, lorsque nous nous interrogeons sur un papillon de nuit qui ne cesse de se cogner contre une fenêtre ou quelque chose d’autre, il ne semble pas avoir de libre-arbitre. D’une certaine manière, c’est parce que nous pouvons facilement prédire ce qu’il va faire : il n’y a aucun moyen de réduire le calcul qu’il effectue pour dire simplement qu’il va continuer à le faire.
Ce que nous voyons dans beaucoup de ces systèmes que l’on peut étudier dans l’univers calculatoire des systèmes possibles, c’est qu’il n’y a pas ce genre de simplicité prévisible. Au contraire, ce que fait le système est d’une complexité irréductible. Et je pense que c’est là l’essence même de ce que nous considérons comme une sorte de libre-arbitre dans les systèmes que nous étudions.
Robert Lawrence Kuhn :
Mais il n’est pas certain que le libre-arbitre et la complexité irréductible soient la même chose. Je veux dire que vous pouvez avoir quelque chose de très complexe que vous ne pouvez pas définir par une équation simple. Mais cela, par sa nature même, n’en fait pas un libre-arbitre, n’est-ce pas ?
Stephen Wolfram :
Eh bien, je pense que la question, le niveau le plus bas de cette question, est la suivante : « L’univers fonctionne-t-il selon les règles dont je parle, ou y a-t-il quelque chose qui vient de l’extérieur, qui brouille les choses ? »
L’une des questions, qui se rapporte à certains aspects de la responsabilité et de sa relation avec le déterminisme, le libre-arbitre, etc., est donc la suivante : « Sommes-nous capables de saisir les règles complètes d’un système, ou avons-nous besoin de quelque chose qui vienne de l’extérieur de ces règles, de l’extérieur du système, qui donne en quelque sorte un coup de pied dans le système pour déterminer ce qu’il va faire ? ».
L’une des choses les plus surprenantes, peut-être, est qu’il est possible de connaître les règles complètes d’un système. Peut-être qu’un jour nous connaîtrons les règles complètes de l’univers. Pourtant, il se peut que le comportement du système qui fonctionne en fait comme s’il était libre de ces règles, en ce sens qu’il existe une distance irréductible entre les règles sous-jacentes et le comportement réel du système, mais si vous jouez avec ce système encore et encore, vous obtiendrez exactement la même chose : il fera la même chose.
Robert Lawrence Kuhn :
Il y a donc en fait… il serait impossible que…
Stephen Wolfram :
C’est exact.
Robert Lawrence Kuhn :
Donc pour moi, ce n’est pas le libre-arbitre.
Stephen Wolfram :
Je pense que c’est peut-être la façon dont nous opérons [rires]. Je pense que c’est ainsi que nous fonctionnons. Donc si vous nous attribuez le libre-arbitre, alors…
Robert Lawrence Kuhn :
Je dis que c’est une question ouverte. Vous partez du principe, et beaucoup de gens partent du même principe, que le monde est déterminé, et ils essaient donc de justifier une sorte de libre-arbitre artificiel, et c’est peut-être le cas ici. Ce que nous pourrions conclure, c’est que le sens humain du libre-arbitre que nous avons n’est pas différent de ce dont vous parlez en termes de règles générant ce type de complexité. Mais les deux ne sont pas libres.
Stephen Wolfram :
C’est vrai ! La question est donc : « Y a-t-il quelque chose de libre dans notre univers ? ». Et pour répondre à cette question, il faut se demander si les règles ultimes de notre univers sont déterministes. Si c’est le cas, nous pourrions conclure que si les règles, les règles déterministes, étaient assez simples, il faudrait que ce soit comme ces anciens robots de la science-fiction, et nous ne verrions jamais rien que nous pourrions même imaginer comme étant du libre-arbitre. Ce qui est, je pense, plus remarquable, c’est qu’il est en fait possible qu’il y ait des règles, même des règles très simples qui sont complètement déterministes, mais le comportement est suffisamment complexe pour avoir toutes les propriétés que nous attribuerions normalement à quelque chose qui semble être libre de ces lois sous-jacentes.
Je pense qu’au fur et à mesure que nous progressons dans notre capacité à comprendre le fonctionnement du cerveau, ce type d’interprétation de ce que nous considérons comme un phénomène appelé « libre-arbitre » deviendra de plus en plus pertinent, car nous verrons cette chaîne de neurones qui fait ceci et cela, et nous nous demanderons : « Comment se fait-il qu’en présence d’un ensemble de processus déterministes, nous obtenions quelque chose qui, pour nous, est un phénomène tel que le libre-arbitre ? ». Et je pense que cette idée d’irréductibilité computationnelle est au cœur de ce qui nous permet de comprendre comment, même lorsque nous connaissons les règles sous-jacentes, nous pouvons encore obtenir quelque chose qui nous semble être le phénomène du libre-arbitre.
Que dit Wolfram en résumé : un système déterministe très complexe « semble se comporter en quelque sorte comme s’il avait un libre-arbitre » ; « [un] comportement [peut être] suffisamment complexe pour avoir toutes les propriétés que nous attribuerions normalement à quelque chose qui semble être libre de ces lois sous-jacentes » ; « cette idée d’irréductibilité computationnelle est au cœur de ce qui nous permet de comprendre comment, même lorsque nous connaissons les règles sous-jacentes, nous pouvons encore obtenir quelque chose qui nous semble être le phénomène du libre-arbitre ».
Cela est-il probant ? Je ne le pense pas. La notion d’ « irréductibilité computationnelle » permet-elle cependant d’expliquer le sentiment subjectif de libre-arbitre ? Il me semble l’avoir montré.
Illustration par DALL·E à partir du texte
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