Illustration par DALL·E (+Salvador Dali)
Je donne statut de véritable billet à cette discussion ici hier dans la nuit car le sujet lui-même est essentiel et la mise en perspective par Stephen Wolfram, ainsi que ce concept d’« artefact épistémique » que je lui ai proposé, permettent d’éclairer la question.
Paul,
C’est toujours un plaisir de lire vos ouvrages, entre autres choses pour leur clarté. Je tique cependant sur un passage sur le libre-arbitre et l’irréductibilité computationnelle :
À la lecture du blog, notamment de l’exemple de l’IA disant : « Tu achèteras cette paire de chaussures dans x jours. », j’avais cru comprendre que l’IA pourrait nous amener à renoncer à notre illusion de libre-arbitre.
Or, dans L’avènement de la Singularité, chapitre « La philosophie, le discours sur la technologie et la théologie réconciliés ? » (pages 112-113) vous écrivez :
« Mais souvenons-nous : quelle est la finalité ultime de l’Esprit du monde tel que le définit Hegel ? La Liberté, à savoir, la liberté absolue, ce qu’on peut traduire en « l’exercice absolu du libre-arbitre ». Lequel serait donc assuré si tous les processus au sein desquels les humains sont plongés au cours d’une vie sont entièrement imprévisibles parce que « computationnellement irréductibles » – ce qui ne signifie pas pour autant « indéterminés », bien au contraire ! Les IA autour de nous seraient à même de garantir cela ! »
Ce passage, peut-être ironique (« assuré », « garantir »), me semble dire que l’illusion de notre libre-arbitre pourrait au contraire être renforcée par l’IA. Je ne vois pas comment.
Qu’est-ce que « l’exercice absolu du libre-arbitre » ? En quoi l’IA pourrait changer quelque chose en matière de croyance en notre libre-arbitre ?
Il n’y a contradiction que si on oublie, comme on le fait spontanément, que nous sommes sujets observants d’un système dont nous faisons partie. C’est sur cela que Wolfram attire l’attention, en disant que l’on a compris cela dès les débuts de la mécanique quantique en parlant de l’interférence automatique de l’observateur dans la mesure du phénomène quantique, voire en disant que c’est le fait de mesurer qui crée le phénomène quantique observé, mais qu’en fait, c’est vrai de manière générale : nous sommes les observateurs d’un système dont nous faisons partie, ce qui conduit automatiquement à des distorsions : il y a des choses que nous ne voyons que parce que nous sommes parties prenantes, si nous pouvions véritablement voir le système de l’extérieur, nous ne les observerions pas (on dit « du point de vue de Sirius » mais Sirius elle-même est à l’intérieur du système). Ces choses que nous ne voyons que parce que nous sommes parties prenantes, c’est ce que j’ai appelé (avec l’approbation de Wolfram) : artefacts épistémiques, et parmi celles-là, l’entropie (les choses ont l’air de se dégrader, perdre de leur organisation), la vitesse de la lumière (elle semble être une constante et rien ne semble pouvoir aller plus vite) et le libre-arbitre.
Ce que l’observation du système nous montre, c’est que le devenir est déterministe, inéluctable. Mais dans ce déterminisme, tous les processus n’ont pas la même qualité : il y a ceux qui de notre point de vue sont prévisibles parce que nous avons découvert une formule qui dit que si on connait l’état de ce processus au moment t on va pouvoir dire avec exactitude quel sera son état au moment t + n (ce que j’avais appelé les « nervures du chaos » dans un article en 1988), et il y a ceux pour lesquels on ne pourra pas utiliser ce raccourci de la formule parce qu’il faut observer tous les états du processus entre les moments t et t + n pour savoir ce qu’il sera au moment t + n, Wolfram dit qu’il y a alors « irréductibilité computationnelle » ou dit autrement : « on ne peut pas trouver de formule : on en est réduit à observer toutes les étapes ». Notre vie est de ce type-là.
Quand on est alors sujet au sein d’un processus « computationnellement irréductible », on sait deux choses à propos de sa propre vie : en tant que savant, on sait qu’elle suit un cours inéluctable mais en tant que sujet on sait qu’on ignore entièrement ce qui va se passer d’un moment au moment suivant et qu’il faut … prendre une décision. On peut se dire « Je vais de l’avant » et l’étape qui viendra ensuite au sein d’un processus « computationnellement irréductible » sera que j’aurai été de l’avant, ou bien on peut se dire « Je vais rester assis sur mon cul puisque le processus est de toute manière déterministe » et cette décision de ne rien faire n’aura pas moins été vécue comme un choix délibéré, ce qui veut dire qu’être sujet au sein d’un processus déterministe « computationnellement irréductible » est nécessairement vécu comme l’exercice d’un libre-arbitre.
Illustration par DALL·E (+Salvador Dali)
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