Illustration Stable Diffusion + © Gregory van Gansen
À propos de
Vincent Rey, le 27 janvier 2024
Vous vous souvenez sûrement de cette vidéo ou la parole de Paul Jorion a été interrompue sur le Média, parce qu’il avait osé dire que Zemmour ne disait pas que des choses fausses (au sujet de l’Islam je crois).
Souvenez-vous de la fébrilité de l’animatrice, de son inquiétude même, et de la promptitude avec laquelle elle a réorienté la discussion sur quelqu’un d’autre. À tout prix, il fallait que Paul Jorion se taise sur Zemmour, tout de suite.
Je rappelle, à l’intention de celles et ceux qui n’auraient pas vu cette émission, que j’avais déploré que les personnalités de gauche que l’on oppose à Zemmour dans les débats sont le plus souvent des personnes qui n’ont pas sa connaissance technique des questions évoquées, ce qui les déforce automatiquement. Il n’en fallait pas plus pour qu’on veuille en effet me faire immédiatement taire. La polarisation politique a atteint ce stade où dire, comme je le fais : « même s’il apporte les mauvaises réponses, il pose les bonnes questions », suffit à ce que l’on vous accuse d’être son ami.
Pour ce qui est de la différence entre « poser les bonnes questions » et « apporter les mauvaises réponses », je constate pour commencer que Zemmour avait appliqué de son côté exactement ce que je recommande là dans la critique qu’il avait rédigée de mon Le dernier qui s’en va éteint la lumière pour le Figaro : « Apocalyse now », le 30 mars 2016, en m’attaquant dans cette perspective d’un « même si Jorion apporte les mauvaises réponses, il pose les bonnes questions » :
Antilibéral d’une rare férocité, mais pas sans arguments. Il montre avec acuité comment le capitalisme est drogué à la croissance tandis que notre survie écologique réclame la décroissance.
Mais je n’ai pas le souvenir qu’on ait dit de lui à cette époque que cela signifiait que Zemmour avait viré à gauche. La raison, je vais vous la dire : dès que quelqu’un de gauche prononce une phrase ou écrit une ligne, certains de ses « amis » à gauche émettront le soupçon qu’il ou elle est peut-être en train de virer à droite, alors qu’à droite l’opinion commune est que si l’on s’y trouve, on y est bien et que la tentation est nulle que l’on veuille rejoindre le camp d’en face.
Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire qu’une fraction importante en tout cas des gens de gauche considèrent que penser comme eux tient du miracle et qu’au moindre incident de parcours une personne de gauche se mettra à penser à droite, penser à droite étant pour l’humain la position par défaut. Cela s’explique à mon sens par le fait que ces gens ne sont de gauche que par ressentiment et qu’ils savent en leur for intérieur que s’ils avaient le bonheur de gagner au loto, ils rejoindraient leur camp naturel. Tragiquement pour nous, au cours de l’Histoire, ce sont des gens de gauche comme eux qui ont constitué les troupes de la gauche autoritaire, liberticide et meurtrière : stalinistes et apparentés.
Ce n’est pas la gauche du ressentiment qui aura la peau de Zemmour et de ses troupes : ils chassent sur les mêmes terres, c’est l’autre gauche, celle indemne du ressentiment : celle de la bienveillance, de l’altruisme et de la solidarité, celle d’Élisée Reclus, de Jean Jaurès, de Jean Moulin, du « tous sur le même bateau ». Chez Zemmour, on est loin d’être tous sur le même bateau : nous sommes – à partir d’une définition étriquée, mesquine du « nous » – embarqués sur une armée de zodiacs dont l’équipage n’a qu’une seule préoccupation : tenter de crever le boudin des autres. Zemmour a grandi dans un milieu qui se considérait assiégé, enfermé dans des vendettas dont le prétexte originaire s’était perdu dans la nuit des temps. Zemmour me répondait :
Le danger mortel pour l’humanité n’est-il pas, à l’inverse de ce que prétend [Jorion], son pullulement excessif, qui la répand en masse dans des villes devenues invivables et la déverse dans de vieilles cités européennes, les submergeant et détruisant leur civilisation millénaire ?
Une « civilisation millénaire », nous en avons chacun une, ceux dont le « pullulement » (le vocabulaire d’usage pour la vermine) terrifie Zemmour, aussi bien que ceux qu’il définit comme son « nous ». Que chacun gagne donc les autres à sa cause par l’attractivité de son exemple ! Cela peut se faire dans le cadre d’un état de droit où la loi s’applique à tous exactement de la même manière, à l’abri – qui reste en chantier – de tout délit de faciès. Le « nous » de Zemmour est celui de l’assimilation et ses ennemis sont ceux qui, vivant parmi nous, n’ont pas baissé les armes qu’une religion ritualiste et nationaliste les ont encouragés à prendre. Mais faire en sorte que la paix règne entre tous dans les limites du territoire national n’exige pas que des appels à la croisade soient lancés. La peur est mauvaise conseillère, la terreur éprouvée à l’égard de l’autre est grosse d’encore bien pire.
Zemmour surfe en effet au point de rencontre de la peur et du ressentiment et rien de bon n’en adviendra jamais : seulement des champs de morts à l’infini. Homme intelligent, il lui reste à rejoindre le rang de ceux qui partagent le sentiment d’Aristote que « l’Homme est un animal social ». Quand Hobbes dit que « L’homme est un loup pour l’homme », il avait ajouté « … comme nous l’avons vu lors de notre récente guerre civile ». La seconde partie de la phrase est essentielle. Il est vrai que l’actualité ne nous y encourage guère mais le moment est venu – avant que nous n’ayons entièrement rendu notre planète hors d’usage – d’émerger de la guerre civile !
La réponse de Zemmour à ce que je dis là, je la connais puisqu’il l’a déjà énoncée :
Jorion est un humaniste égaré dans un monde techniciste. Son essai sur l’extinction de l’humanité hésite entre la fable et le pamphlet, entre la parabole et la note économique, entre la prophétie millénariste et le rapport d’entreprise. On le suit et on le perd. Il ne se lasse pas de citer le Macbeth de Shakespeare : « La vie… est un conte raconté par un idiot, rempli de vacarme et de fureur, ne signifiant rien. » À la fin, on ne sait toujours pas s’il préfère disparaître sur cette terre ou trouver refuge sur une autre planète. Mais on garde la vieille maison. On ne sait jamais : elle peut encore servir.
Je vous l’accorde, Monsieur Zemmour, mais cette perspective-là n’est-elle pas mille fois préférable au repliement sur soi motivé seulement par la crainte, voire par la terreur ? Ma propre famille n’a pas été épargnée par les horreurs de l’Histoire mais les survivants, ayant bénéficié de l’improbable hasard de passer entre les gouttes, m’ont transmis le message que nous pouvons chacun, à l’échelle qui nous a été offerte par les circonstances, qu’il pleuve ou qu’il vente, œuvrer pour un mieux. Rejoignez ce camp, il n’y a rien à perdre pour l’humanité, seulement tout à gagner.
Laisser un commentaire