Si nous nous contentons de croire ce que nous affirme X (le véritable nom de X a été censuré pour éviter tout effet « spoiler ») nous savons bien entendu ce qui s’est véritablement passé. Encore que la personnalité de X soit complexe et n’écarte pas l’éventualité qu’il nous mente. Procédons donc autrement.
Qui, de Sandra ou de Samuel, était en proie à une rage meurtrière ? Qui était susceptible de tuer ? Réfléchissons. Ils partagent la même profession d’écrivain. Sandra a publié plusieurs ouvrages qui lui ont assuré la notoriété auprès du public. D’ailleurs dans la première scène d’Anatomie d’une chute nous la voyons interrogée sur son œuvre par une étudiante thésarde. Samuel a travaillé pendant plusieurs années sur un roman dont la rédaction est depuis à la dérive. Dans un éclat nous l’entendrons reprocher avec véhémence à Sandra d’avoir recyclé dans l’un de ses propres romans un bout d’intrigue du manuscrit moribond. Il travaille à la rénovation de leur habitation en vue de faire des combles, des chambres d’hôte, or l’occasion nous sera offerte de constater que cette tâche-là est elle aussi en panne. Nous apprenons lors du procès que si Samuel enregistre à l’occasion les conversations du couple pour tenter de remédier à une inspiration littéraire défaillante, il le fait parfois à l’insu de Sandra. De ces conversations, il fait parvenir les retranscriptions à un éditeur comme témoignages que son ouvrage avance et qu’il est prometteur, correspondance dont il nous est dit qu’elle est à sens unique, ses courriers restant sans écho.
Venant compléter et illustrer quelques principes connus de tous réglant la condition humaine, nous disposons là d’éléments suffisants pour établir qui, de Sandra ou de Samuel, est susceptible de devenir la proie d’une rage meurtrière. La seule question restant ouverte est lequel des deux sera la victime de la pulsion mortifère de Samuel quand elle trouvera à s’exercer : sa femme Sandra, lui-même, ou bien les deux, l’actualité des faits divers ramenant également cette troisième option dans ses filets. Des contingences, des circonstances fortuites, décideront le plus souvent de l’issue tragique.
Mais si, lorsqu’est établie chez l’un la capacité à tuer, l’identité ultime de la victime ou des victimes relève à la limite de l’aléatoire, voire de l’anecdotique, il n’en va nullement de même lorsqu’il s’agit de raconter une belle histoire.
Imaginons que nous apprenions au début d’Anatomie d’une chute qu’il y a deux corps inanimés dans la neige parce que Samuel et Sandra sont tous deux tombés du balcon, il y aurait bien prétexte à rapporter dans un long flash-back comment on en est arrivé à cette double fin dramatique, mais nous serions privés du long et passionnant procès plein de rebondissements qui nous ravit à son spectacle.
Si, deuxième scénario possible, nous découvrions Sandra morte et Samuel toujours en vie, la thèse de Sandra suicidaire serait éliminée en deux temps trois mouvements tant – mise à part l’infirmité de son fils – la vie lui souriait de son vivant, et le procès de Samuel le conduirait à l’échafaud de manière expéditive.
Seul le troisième scénario, celui qu’ont retenu Justine Triet et Arthur Harari, offre l’opportunité de mobiliser tous les ingrédients : énigme du « meurtre ou suicide ? », long procès palpitant, pouvoir de décision entre les mains de l’enfant, qui ne révèle à la fin rien qui n’aille en réalité sans dire. Alors pourquoi y a-t-il encore mystère pour quiconque dispose déjà à ce moment, comme nous spectateurs, de tous les éléments ? Parce qu’il va de soi pour des personnes comme vous et moi dans un état dit de « bonne santé mentale », qu’en proie à une colère meurtrière, c’est sans hésiter l’autre que nous éliminerions, plutôt que de nous en prendre de façon déprimante à nous-même.
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