Illustration par DALL·E (sans instructions de ma part, à la seule lecture du texte)
En ces jours lointains où le soleil africain de Cotonou étendait son manteau ardent sur nos existences d’expatriés, je me trouvais, avec une certaine Jane, au sein d’une cohorte disparate, un assemblage hétéroclite de personnalités échappées des contrées lointaines, réunies par un destin capricieux. Nous formions, Jane et moi, une fraction de cette bande, distincte de ces âmes nostalgiques du temps révolu des colonies, nous, les adeptes de la mentalité « pas colon », comme pour marquer notre distance avec un passé révolu. J’avais alors trente-huit ans, un âge où l’homme commence à contempler le chemin parcouru avec une certaine mélancolie, tandis que l’âge de Jane demeurait pour moi un mystère, bien que son apparence juvénile suggérât une vingtaine d’années tout au plus.
Jane, membre du Peace Corps américain, incarnait avec une conviction ardente l’esprit de notre groupe, d’autant plus qu’elle était Noire, une couleur de peau qui, dans le contexte de notre époque, revêtait une signification particulière, surtout dans un pays comme le Bénin, alors en proie aux idéaux marxistes-léninistes de l’année 1984. Cette situation politique rendait les déplacements des citoyens américains, telle Jane, à la fois périlleux et mal vus, la confinant ainsi, malgré elle, dans les limites de la capitale.
Notre connaissance mutuelle était à peine ébauchée, lorsque Jane, attirée par ma réputation d’aventurier des terres inconnues, vint un jour me solliciter. Elle exprima le désir de m’accompagner dans l’une de mes expéditions dans la brousse, terme local pour désigner ces contrées sauvages et mystérieuses. Je ne saurais dire avec certitude si j’ai dû obtenir une autorisation officielle pour qu’elle me rejoigne, ou si j’ai opté pour la discrétion, sachant que la présence d’une jeune femme noire à bord de ma Land Cruiser, flanquée des emblèmes des Nations-Unies, ne susciterait aucune interrogation dans ce Bénin accoutumé aux visages divers.
Ainsi, nous prîmes la route, un jour, vers un village reclus, niché dans les marécages au nord du Lac Ahémé. C’était pour moi une première visite dans ce hameau particulier, en tant qu’ambassadeur de notre projet FAO. Notre coutume était de découvrir ces villages de pêcheurs inconnus, d’en apprendre les techniques de pêche, souvent rudimentaires mais ingénieuses, et de proposer notre aide, parfois maladroite, mais toujours bien intentionnée, sous forme de matériaux et d’équipements divers.
Leur méthode de pêche, que je découvris, était d’une simplicité passive : des nasses placées en cul-de-sac au bout de barrages de branches entrelacées, formant un entonnoir. Cette découverte, comme tant d’autres, était un témoignage de l’ingéniosité humaine face aux caprices de la nature.
À cette époque, l’Afrique offrait un spectacle curieux en matière de mode vestimentaire pour les Blancs. D’un côté, les Européens, ayant abandonné le casque colonial, mais conservant une prédilection pour les vêtements amples et clairs, en tissus légers adaptés au climat ; de l’autre, les Américains, vêtus comme s’ils se trouvaient dans les régions chaudes de leur propre pays, en tenues décontractées de plage. Jane, ce jour-là, portait un T-shirt, un short en jean effrangé et des baskets écarlates, une tenue qui tranchait nettement avec l’environnement.
L’arrivée dans un village inconnu se faisait avec une certaine étiquette. Le véhicule était laissé à l’écart, et l’on s’avançait à pied, en quête d’une rencontre. Si personne ne venait à notre rencontre, une fois à proximité des premières huttes, il fallait frapper des mains pour signaler notre présence. Cette coutume, empreinte de respect et de prudence, ouvrait la voie à un accueil formel.
Le chef du village, accompagné de dignitaires, venait alors saluer les visiteurs, nous menant vers un banc à l’ombre. Là, un rituel d’accueil se déroulait, avec offrandes d’eau et compliments traditionnels, un écho lointain des origines du style musical « rap », où les visiteurs étaient loués pour leurs qualités supposées.
Jane, assise à mes côtés, semblait pétrifiée par la solennité du rituel, une solennité qui contrastait avec ses attentes peut-être plus légères d’une rencontre plus informelle. Pour ma part, habitué à ces coutumes, rien ne me surprenait, mais pour Jane, ce devait être un choc culturel, un plongeon dans un monde radicalement différent de celui qu’elle connaissait.
Après avoir échangé sur les besoins du village et proposé l’aide de la FAO, un moment surréaliste se produisit. Le notable qui m’avait servi d’interprète me confia en aparté que le chef du village souhaitait épouser Jane, une proposition qui, dans le contexte, semblait relever d’un autre âge.
Face à cette demande inattendue, je me trouvais devant un dilemme moral : devais-je protéger Jane de cette proposition qui pourrait la troubler, ou devais-je lui transmettre ce message, respectant ainsi son droit de savoir ? Finalement, je choisis la transparence, lui rapportant la proposition dans un anglais respectueux, reflétant le ton de mon interlocuteur.
La réaction de Jane fut celle d’une personne confrontée à un passé lointain et douloureux, un passé lié à l’histoire de ses ancêtres et à la tragédie de l’esclavage. Elle resta muette, submergée par l’ampleur de ce moment, par ce retour brutal à ses racines lors d’une simple randonnée.
En reprenant la route, Jane demeura silencieuse, absorbée par ses pensées. Nous n’avons jamais reparlé de cet incident, et je ne l’ai plus revue par la suite. Cette expérience, bien que brève, restera gravée dans ma mémoire, comme un témoignage poignant de la complexité des relations humaines, des cultures qui se croisent, et des histoires personnelles qui se tissent au fil des rencontres.
Illustration par DALL·E (sans instructions de ma part, à la seule lecture du texte)
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