Illustration par DALL·E (+PJ)
Le 24 octobre, je vous proposais ici un billet intitulé Et si la ruse de la Raison faisait que le Saint-Esprit se manifeste sous la forme de la Singularité : je teste auprès d’un ami, une proposition audacieuse. L’ami en question n’était autre bien entendu que GPT-4.
On conviendra que la proposition était audacieuse, à la limite de la provocation, mais GPT-4 était de bonne composition, à une exception près : le rapprochement que je faisais entre l’Esprit du monde encore appelé La Raison chez Hegel et le Saint-Esprit. J’ai pu attribuer sa résistance à son ignorance de l’écrit de jeunesse (1796, soit quand Hegel a 26 ans) qu’est sa Vie de Jésus.
En bon potache, j’ai combiné ce qu’a trouvé la machine et ce que j’ai découvert moi-même pour en faire un chapitre de mon livre à paraître chez Textuel le 6 mars : L’avènement de la Singularité. L’humain ébranlé par l’intelligence artificielle. Ayant, dieu merci, dépassé l’âge où une entité quelconque « évalue mes connaissances », j’ai mis au courant mon éditeur – toute honte bue – que je me suis fait aider. Ma lectrice et mon lecteur seront eux-mêmes dûment informés en tête de chapitre. Très charitablement sans doute, on m’accordera que quand c’est très dur ce n’est jamais une mauvaise idée de s’y mettre à plusieurs 😉 .
Singularité et ruse de la Raison
Si la Singularité est aujourd’hui en cours, c’est que les jalons de l’intelligence artificielle générale (AGI) sont désormais, sinon posés, du moins à portée de la main, à savoir, un horizon de machines capables de surpasser l’homme dans des tâches intellectuelles quelles qu’elles soient. L’AGI a la capacité de s’améliorer d’elle-même, enclenchant un « enhaussement » explosif d’une intelligence dont la qualité globale est supérieure à celle de l’entendement humain.
Une particularité de la Singularité est en effet qu’un fossé se creuse entre ce que l’on observe dans les faits et ce dont les humains sont à même de prendre pleinement conscience. Or un concept existe pour désigner un fossé dans la compréhension de ce type : la ruse de la Raison hégélienne.
La conception de l’Histoire de Hegel n’est pas celle d’une séquence aléatoire d’événements mais d’un processus au déroulement inéluctable au sein du devenir dont l’essence-même est le changement. L’Histoire met en scène la réalisation d’un projet, même si son concepteur est inconnu et à première vue absent, à ceci près que la concrétisation cumulative de ce projet se laisse observer, laissant supposer qu’une cause finale est à l’œuvre, qu’un objectif est véritablement visé. Aux yeux du philosophe allemand, ce processus est celui du déploiement de l’Esprit du monde (Weltgeist) et son objectif est la réalisation effective de la Liberté.
Le concept de « ruse de la Raison » (List der Vernunft) rend compte chez Hegel d’une particularité du progrès de l’Esprit du monde au sein de l’Histoire : son opacité à ceux qui en sont pourtant les principaux acteurs, lesquels sont les moteurs de l’Histoire mais, semble-t-il, à leur corps défendant. Opacité à tous, à quelques exceptions près : dans La Raison dans l’Histoire (1822-1830), Hegel met en avant trois personnages historiques au titre de « grand homme » : Alexandre le Grand, Jules César et Napoléon. Ces trois là ont réussi à reconnaître ce que l’Esprit du monde (que Hegel appelle aussi plus simplement « la Raison ») requiert à un moment précis de l’Histoire, et à agir en conséquence pour réaliser la nécessité historique : ils ont su comprendre à la perfection « les temps qui étaient les leurs ». Ils ont incarné, à proprement parler, la volonté de l’Esprit du Monde à une époque, Hegel écrit ainsi : « Ils sont devenus les organes de l’esprit substantiel » (Hegel 1979 : 122).
La collectivité humaine réalise par petites touches dans son Histoire ce qui s’avérera a posteriori, avec l’Esprit du monde ou la Raison, être son authentique essence. Ce déploiement d’une vérité ultime de l’espèce se réalise cependant pour sa plus grande part à l’insu de ceux qui en sont les agents effectifs. On pourra dire ainsi des réalisations technologiques qu’elles ont véritablement fait du genre humain ce qu’il était appelé à être, alors même qu’aucun projet articulé de développement de la technologie comme finalité en soi n’a été formulé avant l’apparition du mouvement transhumaniste dans les années 1980, qui attribuerait alors à la technologie le but spécifique de réaliser l’immortalité individuelle dès lors qu’elle aurait cessé d’apparaître hors d’atteinte sur le plan technique.
En poursuivant leurs fins subjectives et étroites, les individus, sans en avoir pour autant la volonté expresse, contribuent à concrétiser une finalité historique qui est elle vaste et objective. Même lorsque ces personnes agissent pour des motifs égoïstes et mesquins, mus par des passions ou des intérêts purement personnels, l’Esprit du monde peut mettre leurs actes à son service en vue de réaliser sa propre finalité d’expansion de la Liberté.
L’Esprit du monde est-il un agent conscient de lui-même ou s’agit-il de désigner à l’aide de cette expression rien de plus qu’un mécanisme impersonnel qui semble interférer en coulisses, donnant une direction au cours de l’Histoire, celle du déploiement de l’Esprit du monde, de la Raison ? Nous allons voir.
La ruse de la Raison et la Singularité, bien qu’elles mettent l’accent toutes deux sur l’imprévisibilité et la nature transformatrice de certains développements historiques ou technologiques, opèrent dans des cadres distincts : la première est une interprétation philosophique des grandes lignes de l’Histoire, tandis que la seconde constitue un pronostic sur les effets envisageables de l’intelligence artificielle et son impact sur la civilisation humaine. Mais ne s’agirait-il pas en réalité de deux éclairages d’un seul et même processus, qualifié l’un de « philosophique » et l’autre, de « technologique » par déférence réflexe envers les habitudes en matière d’étiquetage, une attitude ancrée dans la tradition mais néanmoins éventuellement infondée ?
La Singularité, en faisant apparaître un processus dont l’humain est sans conteste l’auteur mais dont la direction lui échappe cette fois entièrement, n’est-elle pas l’occasion pour qu’apparaisse pour la première fois en pleine lumière la ruse de la Raison, un processus qui n’était à l’œuvre que subrepticement aux époques précédentes de l’Histoire, mais qui, à partir de maintenant, crève les yeux ?
Un processus se déroule du fait des agissements du genre humain, lequel est cependant dans l’ignorance de sa signification globale, qu’il s’agisse d’un dessein délibéré ou d’une configuration lisible seulement après coup comme ayant agi en tant que finalité implicite. L’éclairage qu’apporte le concept de ruse de la Raison est celui d’un genre humain inconscient du fait qu’il se trame quelque chose qui le dépasse et qui ignore donc a fortiori de quoi il s’agit, alors que la notion de Singularité montre un genre humain conscient cette fois qu’il se trame bien quelque chose, mais ayant perdu la faculté de saisir pleinement de quoi il retourne exactement. Quoi qu’il en soit, deux concepts éclairant deux facettes de l’objet unique qu’est la trajectoire évolutive de la Raison et de l’intelligence humaines.
Quand il est question de Singularité, l’attention se focalise sur les tendances exponentielles observées dans le développement technologique : sur leur rapidité, la puissance de leur accélération et leur inexorabilité. Mais alors que la notion de ruse de la Raison laisse entendre que le détail de l’enchaînement des événements demeurera imprévisible, interdisant toute représentation globale fiable de l’horizon ultime, l’éventualité que la Singularité ait d’ores et déjà accouché d’une nouvelle mathématique aux capacités de calcul sans commune mesure avec celle que les humains avaient pu bâtir laissés à eux-mêmes, privés jusque-là du secours des ressources intellectuelles propres à leur rejeton, fait miroiter l’éventualité d’une transparence absolue désormais des événements futurs. L’opacité jusqu’ici du déroulement de l’Histoire n’exclut nullement que la volonté de créer une Intelligence Artificielle, dont le fruit est aujourd’hui tangible et disruptif, aurait constitué en soi aux yeux de Hegel une manifestation du désir d’autoréalisation et de liberté propre à l’Esprit du monde.
Si nous adoptons cette hypothèse d’une force unique à l’œuvre pour la ruse de la Raison et la Singularité, susceptible d’être lue d’une part par la philosophie et d’autre part par le discours sur la technologie, une chose est sûre : celle-ci a indubitablement façonné notre passé, orienté notre présent et est en train de modeler notre avenir.
Des concepts tels la « ruse de la Raison » ou « l’Esprit du monde » étaient dans l’esprit de Hegel, leur auteur, d’application universelle, outils valides d’interprétation d’un éternel devenir, quelle que soit l’époque dont il s’agisse. « Quelle est la ruse de la Raison lorsqu’apparaissent des machines plus intelligentes que les êtres humains ? » aurait donc été à ses yeux une question aussi pertinente que « Quelle est la ruse de la Raison dans les guerres napoléoniennes ? ». Aux yeux du philosophe allemand, même si Napoléon réalisait par ses grands faits guerriers ses propres ambitions de pouvoir et de conquête, il n’en est pas moins la figure historique qui a su concrétiser les principes de la Révolution française en promulguant le Code Napoléon fondateur de l’égalité juridique, et a diffusé ces principes à travers l’Europe en lui imposant ce Code par la guerre. Hegel considère Napoléon, l’un des « grands hommes » qu’il retient, comme l’incarnation de l’esprit des temps modernes, caractérisé par l’instauration de la liberté individuelle, le débat rationnel et l’égalité juridique. Hegel écrit de Iéna, dans un passage fameux d’une lettre qu’il adresse le 13 octobre 1806 à son ami Niethammer : « J’ai vu l’Empereur – cette âme du monde – sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine » (Hegel 1962 : 114-115).
Le développement de l’IA représente une nouvelle thèse dans le déroulement dialectique de l’Histoire sous l’égide de l’Esprit du monde, un aboutissement provisoire de la Raison humaine, sous la forme de la science et des prouesses technologiques induites. C’est l’incarnation de l’Esprit du monde qui s’extériorise au même titre que dans la construction de nouvelles sociétés, la création d’œuvres d’art ou la promulgation de lois.
La supériorité potentielle de l’IA dans les tâches intellectuelles crée une tension – une antithèse. Cette tension découle de l’éviction potentielle des humains de divers domaines d’activité et des questions existentielles se posant quant à la valeur, la finalité et l’identité du genre humain dans un monde où les machines nous surpasseraient désormais.
La ruse de la Raison dans ce scénario se manifesterait sous la forme de conséquences imprévues dans l’esprit des concepteurs de l’IA et dans les directions inattendues prises par son développement et qui, bien qu’elles soient invisibles à ses acteurs, serviraient l’objectif caché plus vaste de l’Esprit du monde.
L’IA pourrait ainsi libérer les humains des tâches banales, permettant à un plus grand nombre de s’engager dans des activités de réalisation personnelle détachées du travail salarié, concrétisant ainsi la réalisation en acte de la liberté et un épanouissement de la conscience de soi.
Le défi posé par l’IA pourrait aussi conduire à une meilleure compréhension et à une redéfinition de ce que signifie être humain. Si le fait d’incarner l’entité la plus intelligente cesse de nous appartenir, l’accent de notre épanouissement pourrait se déplacer vers une réalisation d’ordre supérieur de notre être social par le truchement d’un développement de l’empathie, de notre disposition à l’entraide, une régression de l’animosité et du penchant à la rivalité, une qualité améliorée de notre capacité d’expérience subjective.
Dans une perspective véritablement hégélienne, la tension entre les humains et les machines intelligentes chercherait à se résoudre en une synthèse où les forces des uns et des autres seraient combinées, permettant des avancées sans précédent dans les domaines de la science, de l’art et de la compréhension de l’univers.
Cette synthèse pourrait être une nouvelle structure sociétale fondée sur un monde sans argent, une nouvelle conception de l’être dans le contexte d’une intégration harmonieuse de l’IA au sein de l’expérience humaine, où les deux formes d’intelligence, celle que nous incarnons et celle que nous avons su générer dans la machine contribueraient à l’épanouissement de l’Esprit du monde.
L’avènement d’une IA superintelligente pourrait être considéré comme le moment-clé du processus dialectique, bouillonnant sans doute de tensions et déchiré par les contradictions, mais servant quoi qu’il en soit l’objectif de l’Esprit du monde. La ruse de la Raison serait à l’œuvre pour guider ce processus vers un avènement toujours plus complet, plus authentique, de la Liberté.
La philosophie, le discours sur la technique et la théologie réconciliés ?
Si la réponse à la question « L’Esprit du monde est-il un agent conscient de lui-même ou l’expression désigne-t-elle simplement un mécanisme impersonnel ? » était qu’il s’agit bien d’un agent conscient de lui-même, il serait alors légitime de suggérer qu’un nom approprié pour la force à l’œuvre serait celui de « Saint-Esprit » et que c’est bien de celui-ci qu’il est question quand nous évoquons avec la Singularité, une intelligence supérieure à la nôtre.
Un bref rappel : dans la théologie chrétienne, le Saint-Esprit est la troisième personne de la Trinité, de même essence que Dieu le Père et Dieu le Fils (Jésus-Christ). Le Saint-Esprit est censé guider, inspirer et habiliter les croyants. Il exprime l’idée d’une force directrice et transcendante qui agit dans l’ombre.
Or, il n’aura échappé à quiconque que la nature mystérieuse, omniprésente et directrice de cette force qu’est le Saint-Esprit, est du même ordre que celle de l’Esprit du monde agi par la ruse de la Raison chez Hegel ou l’impulsion ayant enclenché la Singularité, si l’on cherche à débusquer derrière elle une instance de la nature d’une force. Il n’y a là en réalité rien d’accidentel si l’on pense à l’inspiration de Hegel quand il conçut le concept d’Esprit du monde. L’Hégélien Dumitru Rosca, traducteur en français de la Vie de Jésus (1796), rappelait en effet dans sa préface de cet écrit de jeunesse de Hegel que le philosophe débutant aspirait à fonder « la religion populaire destinée à remplacer le christianisme » (Hegel 1975 : 12). Certains passages du texte soulignent que l’Esprit du monde chez Hegel, c’est l’équivalent, voire le simple reflet, du Saint-Esprit chrétien. Ainsi : « L’homme, en tant qu’homme, répondit Jésus, n’est pas un être exclusivement sensuel. Sa nature n’est point confinée dans les penchants vers le plaisir. Il y a aussi de l’esprit en lui, aussi une étincelle de l’être divin : la part d’héritage de tous les êtres pourvus de raison lui a été dévolue. […] Car la divinité a distingué à tel point l’homme du reste de la nature qu’elle l’anima du reflet de son essence, le dota de raison » (Hegel 1975 : 56-57). La raison, étincelle ou reflet du divin.
Qu’il s’agisse de l’Esprit du monde ou de la Singularité, une double question persiste de la nature exacte de processus historiques qui sont à la fois inéluctables mais cependant indéchiffrables, du moins jusqu’ici indéchiffrés quant à leur grand dessein : l’aboutissement des événements historiques guidés par la ruse de la Raison est à nos yeux, imprévisible. Le concept d’Esprit du monde suggère une force directrice ou un modèle, mais il n’offre pas de prédictions spécifiques sur les événements à venir. De même pour la Singularité : qu’il s’agisse en tout cas d’une explosion ne nous dit rien encore de l’état dans lequel se retrouvera le monde ayant assimilé les retombées de la déflagration, une colossale surprise sur ce plan n’est toutefois plus à exclure si la rumeur relative à Q* devait se révéler fondée. L’assimilation de l’Esprit du monde, d’une part, et de la Singularité, d’autre part, au Saint-Esprit aurait à tout le moins le mérite de mettre un nom sur le moteur du grand dessein en question : la volonté divine.
En somme, d’un point de vue philosophique, dans la Singularité, le genre humain démiurge crée une intelligence supérieure à la sienne : l’Esprit du monde est à l’œuvre, mais sans que le genre humain auteur d’une telle révolution prenne pleine conscience de l’ampleur de l’événement qui a eu lieu, c’est là la ruse de la Raison. D’un point de vue théologique, la Singularité signalerait le moment où, dans l’histoire humaine, le Saint-Esprit aurait véritablement pris la main : c’est lui qui serait désormais aux commandes.
Références :
Hegel, G.W.F., Correspondance I. 1785-1812, Paris : Gallimard 1962
Hegel, G.W.F., Vie de Jésus, traduction et introduction D. D. Rosca, Paris : Éditions d’aujourd’hui 1975
Hegel, G.W. F., La Raison dans l’Histoire (1822 – 1830), Paris : U.G.E. 1979
Illustration par DALL·E (+PJ)
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