Illustration par DALL·E (+PJ)
Extraits des réponses aux questions de la salle
Une force négative : le ressentiment / Une ambition positive : un monde sans argent
Une dame dans le public : Moi, j’avais trois questions […]. La première s’adressait à plus à Bruno COLMANT parce qu’en fait, il y a trente ans, c’était mon prof aussi, donc j’ai assisté <à ses cours> dans des auditoires universitaires également et je n’allais pas à son cours et j’aurais bien voulu lui dire parce qu’il était très ennuyeux. […] la seconde question, c’est à vous les organisateurs toujours sur le même thème : comment ça se fait que sur un panel de huit personnes, vous n’avez impliqué qu’une jeune dame qui est jeune, très bien, bravo, Jeanne. Et voilà on a eu Jacques qui a remis 1492 comme un point de départ… Hein, donc le colonialisme, on est bien clair, on est bien d’accord que c’est vraiment le premier problème, le second c’est le classisme, hein, avec cette inclusion, la pauvreté, et cetera, qui doit faire partie du problème. Le troisième, c’est le genre donc ce n’est pas respecté dans des panels comme ça et je trouve ça très décevant. […]
Paul JORION : Moi, j’ai une réponse. D’abord une réponse tout de suite : il y a un moteur dont on a parlé : c’est la sobriété, la frugalité… Ça c’est un moteur vraiment positif. Il y a un moteur qui n’a jamais marché dans l’histoire, c’est le ressentiment. Le ressentiment, ce n’est pas une valeur positive. C’est quelque chose qui nous aura toujours conduit à la catastrophe.
L’autre petit mot que je voulais dire, c’est pour mentionner un autre <en plus d’Élisée Reclus> grand penseur anarchiste auquel on n’a pas encore fait allusion aujourd’hui : c’est Ernest Solvay. C’est une chose que les jeunes gens ne savent pas : nous sommes ici dans une école de business, une école où on apprend à faire des affaires, qui a le nom d’Ernest Solvay et c’est quelque chose dont il ne serait pas content : c’était un des grands penseurs anarchistes de l’époque.
Et je réponds à une des questions qui a été posée : son ambition, c’était un monde sans argent et effectivement dans les entreprises Solvay, au tout départ, – tant que l’on ne produisait que de la soude caustique – il y avait un système de réciprocité qu’on inscrivait dans des carnets dont disposaient les travailleurs. J’ai encore ce livre : Notes sur le productivisme et le comptabilisme <Bruxelles 1900>. Ça, c’est une valeur positive et un monde sans argent, on peut l’imaginer et ça va au-delà encore de la gratuité pour l’indispensable. Ce n’est pas quelque chose qui est impossible à faire mais bien entendu pas dans la logique de l’économie telle qu’on l’a aujourd’hui.
La masse critique
Paul JORION : On nous demande de faire des efforts, on nous parle de frugalité, on nous parle de sobriété mais on nous dit aussi « Vous savez, tout cela n’a pas beaucoup d’importance parce que M. Pinault se déplace en jet privé, etc. et lui représente l’équivalent d’un million de personnes ordinaires, etc. » mais ce qu’on ne fait pas assez, c’est de nous montrer cette notion de masse critique… et du temps nécessaire pour arriver à la masse critique.
Qu’est-ce que c’est, la masse critique ? C’est le nombre de personnes qui doivent changer de comportement avant qu’on ne bascule dans un comportement qui est véritablement vertueux. Et là il faut le subdiviser effectivement, en termes de pays du Sud, de pays du Nord, en termes à l’intérieur des différentes populations, des classes de population, et de classes socio-économiques qui émettent par exemple le CO2, la pollution, les gaz à effet de serre, etc. Il faut que ces chiffres qui sont calculables facilement par les scientifiques – et ils existent sans doute quelque part – qu’ils soient davantage à la disposition de la population et qu’on agisse en fonction de cela. Et que si on voit que la masse critique peut être atteinte – en disant de mettre l’accent là-dessus – qu’il y a d’autres comportements dont on voit très bien et intuitivement qu’il faudrait deux cents ans pour qu’on arrive à ce niveau de masse critique… Monsieur qui est intervenu tout à l’heure et j’ai perçu une conversation qu’il avait avec son voisin, pour les trajets de moins de 10 km, il utilise son vélo. Combien de personnes doivent faire ça pour que ça fasse véritablement une différence ? Et si on devait nous dire qu’il suffit de cinq ans pour qu’on arrive à cette masse critique… Aussi on le dit, par opposition, qu’il faudrait deux cents ans pour qu’on arrive à faire une différence… là il faut que nous sachions cela et qu’on mette l’accent sur ce qu’on peut faire, je dirais, à des horizons raisonnables. Et pas en arriver à dire de manière systématique, comme on l’entend partout : « Toutes les entreprises me disent que pour 2050, elles seront vertueuses » alors qu’on sait que la température augmente à une telle vitesse que ça n’aurait aucun sens de changer seulement son comportement en 2050…
Où sont les jeunes ?
Paul JORION : En fait, je vais répéter quelque chose qu’une dame dans l’assemblée, m’a dit durant la pause. Elle m’a dit : « Le problème… », elle se posait la question de savoir pourquoi il n’y a pas de jeunes aujourd’hui [dans la salle], pourquoi il n’y avait pas de jeunes ici et elle me dit : « Eh bien, c’est parce qu’ils sont trop occupés, et pourquoi est-ce qu’ils sont trop occupés ? » – [deux jeunes agitent le bras du fond de la salle pour se signaler] oui, il y a quelques jeunes, là, mais il y a quelques semaines, j’ai eu l’impression de faire partie d’une espèce adaptative en voie de disparition effectivement… Elle me dit qu’ils sont trop occupés parce qu’on leur a donné trop de choses à faire et ils ont une attention de neuf secondes… Alors que je lui demande « Combien c’est pour des gens comme vous et moi ? » (parce qu’on avait à peu près le même âge), elle me dit que c’était au moins trente minutes. Comment est-ce qu’on s’attaque à un problème comme celui-là, qui est un problème fondamental, une fois qu’on s’en rend compte ? Comment intéresser les jeunes à leur avenir ?
On a pris cette habitude de considérer que chaque génération est épargnée, qu’elle est nécessairement en prise avec son époque. Mais est-ce que cela reste vrai et en particulier dans un monde où nous avons pu à ce point déléguer la connaissance… Moi j’ai vu apparaître Wikipédia qui permet à n’importe qui de faire du copier-coller sur une question sans même avoir besoin de véritablement lire ce qui est écrit. Et maintenant on peut demander, voilà c’est un chiffre qu’on m’a cité (je vais à la CNIL en France dans quelques jours et c’est des chiffres qu’on m’a dits), les chefs d’entreprise en ce moment sont épatés par la meilleure qualité des rapports qu’on leur rédige : il y en un qui dit : « C’est incroyable, tous les projets qu’on a eus récemment dans mon entreprise, ont été tellement meilleurs : tous les projets que j’ai vus, c’est la première fois qu’ils sont d’aussi bonne qualité ». Et le chiffre qui est donné par M. Yann Ferguson qui a enquêté : 80% des gens dans les entreprises cachent à leur direction qu’ils utilisent les outils d’intelligence artificielle. Mais, est-il même encore nécessaire de comprendre ? Quand on va dans Wikipédia et qu’on fait un copier-coller, on comprend encore plus ou moins ce qu’on est en train de copier-coller, mais là <avec ChatGPT> ce n’est même plus nécessaire ! Ça, c’est aussi quelque chose … d’un côté, cette machine peut trouver des solutions qui vont être bien meilleures que ce que nous pouvons faire mais il faut encore que nous puissions continuer à comprendre ce qu’elle produit.
Sur le quolibet de « khmer vert »
Paul JORION : Juste une remarque en passant : si vous voulez connaître l’avis d’un « khmer vert » sur toutes ces questions, il s’appelle ChatGPT… plus spécialement la version 4. C’est ça qui énerve un certain nombre de gens parce que cette pensée-là se répand. Pourquoi est-ce que cette pensée est plus intéressante que l’autre ? – C’est parce qu’elle part uniquement des données et donc tous les dogmes liés à l’évolution de la science économique disparaissent. Il ignore complètement la pensée en silo entre économistes des écoles différentes, etc. Il va vers les solutions. J’ai l’impression que dans la mesure où ça se répand, il y a là une force politique en tant que telle, à moins qu’on la fasse taire bien entendu.
L’évolution des idées est très lente
Paul JORION : Est-ce que je peux dire un mot sur Thomas Kuhn <qui vient d’être mentionné>, La structure des révolutions scientifiques. Il introduit effectivement cette idée de bouleversements dans la représentation du monde et il utilise le mot « paradigme », qu’on a retenu, pour parler de ça. Un paradigme, ça bascule sur des périodes en général assez longues. Comme l’avait dit Max Planck, les savants ne sont pas convaincus par les nouvelles théories, ils meurent et ils sont remplacés par les jeunes qui y croient. Une réflexion de Paul Feyerabend, que vous connaissez sans doute, et qui a été l’un des successeurs dans cette réflexion de Thomas Kuhn. Il rapporte une expérience qui a été faite… ça devait être dans les années 1970 ou les années 1980, dans les lycées en Allemagne : on a demandé aux professeurs de physique de lycée quelle était leur réponse à une fameuse expérience, à savoir de deux poids qui tombent l’un, du haut d’un mât d’un bateau en mouvement et l’autre poids qui tombe simultanément d’un pont, est-ce que les deux poids vont tomber au même endroit sur le navire. Une majorité – donc dans les années 1970 ou 1980 – … une majorité des professeurs de lycée ont donné la réponse aristotélicienne et pas celle de la loi d’inertie de Galilée qui date pourtant du milieu du dix-septième siècle. Les paradigmes évoluent mais très lentement même au niveau des gens qui passent par les universités.
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